samedi, février 04, 2012

Le paradoxe de la révolte





La révolte, ou le fait de se révolter, renvoie à l'image du retournement brutal d'un homme ou d'un groupe pour faire face à un maître (ou à un système) devant lequel on ne supporte plus de « filer doux ». Il s'agit d'un coup d'arrêt à la soumission qui pose le problème de la légitimité d'un pouvoir ou d'un ordre qui a dépassé les limites jugées acceptables. C'est un refus agi qui ouvre une crise où entreront en compte les rapports de force (équilibrés ou non) et les perspectives d'un après fondamentalement différent, ou possiblement destructeur pour le révolté. La révolte longtemps sourde, si elle n'est qu'un ressenti, éclatera en paroxysme dès qu'elle sera agie. Il y faut du courage, de l'exaltation, de la colère et de l'indignation.

Et c'est l'indignation qui fait le lien avec une acception complémentaire du mot : l'adjectif « révoltant » ou le fait de « se sentir révolté » recouvrent un registre éthique. Dans les deux cas (se révolter ou se sentir révolté) on retrouve la notion d'un refus de l'inacceptable et, implicitement ou non, la référence à un autre ordre, à d'autres règles, à une possible et nécessaire alternative. En cela les révoltés ne sont pas des factieux qui, eux, ne rêvent pas d'un autre ordre, mais d'une alternative dans l'appropriation du pouvoir.

C'est en ce sens aussi que la révolte est souvent le moteur puissant de l'entrée dans des groupes sectaires : le monde complexe dans lequel nous vivons, fait d'inégalités, de passivité, engendre chez certains une révolte contre l'inacceptable. Et c'est alors le paradoxe : la révolte qui, comme nous le verrons, est gage de liberté, engendre dans ces groupes l'allégeance la plus inconditionnelle.

La révolte n'est pas un état d'esprit chronique. Il ne s'agit pas de ce qu'on appelle un esprit révolté, qui est systématiquement contre en s'imaginant ainsi, bien à tort, qu'il manifeste son identité et une personnalité intéressante. La révolte, c'est une rupture liée à une passivité antérieure, plus ou moins consciente, plus ou moins acceptée, qui s'exprime surtout dans le discours. La révolte est une crise, c'est une prise de conscience qu'on a atteint le seuil de l'intolérable. Comme toute les crises, elle est souvent douloureuse, elle peut être violente, vécue dans la colère. Mais le passage de l'état de passivité plus ou moins complaisante ou résignée à une volonté active peut emprunter des voies très différentes. Celui qui reste dans un état de colère n'a pas acquis sa liberté. Un exemple prendre une arme et exécuter l'auteur ou le responsable de l'intolérable est et restera un attentat. Ce n'est pas justifiable. Celui qui est dans une situation d'intolérable, de persécution (on peut penser à la Seconde Guerre mondiale, mais aussi à des conflits plus récents) et prend les armes, connaît une révolte positive. Il a dominé sa colère et entend gagner sa liberté.

C'est dire que la révolte, pour être positive, est liée à l'apprentissage de la liberté. Celui qui dit je fais ce que je veux » fait en réalité n'importe quoi. Il n'a rien gagné, ne gagnera rien : il reste un trublion. La crise de révolte doit déboucher sur un état de conscience accrue. Qu'est-ce que je dois faire, vis-à-vis de moi-même et vis-à-vis des autres, non pas pour le jugement qui va être porté sur moi, mais pour le jugement que je porterai moi-même sur mes actes. Autrement dit, la révolte, ça se mérite. Il faut apprendre à la dominer, à la canaliser comme on apprend à gérer sa liberté. Et dans ce cas-là, elle permet d'avancer.

Les jeunes gens sont les premiers à ressentir et à mettre en œuvre la révolte dans des comportements d'opposition individuelle ou dans des manifestations collectives. De nombreuses raisons pour cela : générosité et disponibilité plus grandes, confiance dans les effets d'un changement radical, libération longtemps attendue de la tutelle des adultes, sentiment de ne pas avoir grand-chose à perdre, critique radicale à l'égard de règles, de structures, de systèmes dont ils ne sont pas les auteurs et enfin, et surtout, exigence éthique non résignée d'un monde plus juste.

« Contre qui, contre quoi pouvais-je me révolter ? » a écrit Sartre dans Les Mots. L'absence du Père le privait de l'expression classique de la jeunesse : la révolte contre le modèle paternel. Ainsi, dans nos sociétés occidentales contemporaines (et là seulement) la jeunesse s'incarne dans sa révolte, dans son opposition au Père, voire dans son opposition à l'ensemble de la société. Et le constat habituel de la société et des parents tient en cette phrase désabusée : « Il faut bien que jeunesse se passe. » Pourtant ce conflit de générations peut prendre des formes diverses.

Ce qui distingue la révolte de la rébellion, c'est sa focalisation : une cause à défendre a été trouvée, un système explicatif du monde, qu'il soit religieux, philosophique, politique, écologique ou humanitaire. La rébellion individuelle, elle, n'explique rien. Elle est épidermique, sans cause claire, violente et incohérente. Elle n'explique rien des causes du refus du modèle qu'elle exprime. Elle ne construit rien. Telle une fièvre, elle saisit, transforme, la plupart du temps temporairement, les jeunes. D'autres ne la quitteront pas ou en paieront longtemps les conséquences : petits délinquants transformés en repris de justice, passionarias survivant dans le délire psychotique. La révolte construit : elle construit celui qui la porte, elle construit les motifs du refus, elle construit un projet. C'est pourquoi ce sont souvent les plus brillants, les plus doués d'une génération qui choisissent la révolte. Rejetant père, maîtres, modèles et société, ils courent le risque de s'enfermer dans des explications simplistes d'un monde trop complexe, dont ils refusent l'analyse fine.

Beaucoup s'en sortent : « Je est un autre », disait le Rimbaud révolté. Leur révolte les a transformés, fait autres. Construits par elle, construits contre la société, ils s'adaptent et inventent de nouveaux modèles. Mais certains ne s'autonomisent pas de leur révolte : ils restent enfermés dans des mondes sectaires, dans leurs univers simples. Ils deviennent alors les fanatiques de la nouvelle génération. « Cours, petit homme, le vieux monde est derrière toi » (W. Reich). Cette rupture avec le « vieux monde », si caractéristique de la jeunesse des pays industrialisés depuis le XIXe siècle, est la garantie de l'inventivité, de la fécondité de la nouvelle génération. Mais dans le monde qui est aujourd'hui le nôtre, la révolte est de moins en moins tolérée : on préfère les hommes soumis aux hommes debout. Cela garantit la stabilité, mais à terme cela stérilise la société.

Vue du côté du pouvoir, la révolte est presque une maladie. On souligne son coût, ses dangers, son inanité face à ce qui est défini comme nécessaire et inéluctable. Les griefs les plus fréquents sont ceux d'un manque de réalisme et de patience de la part des révoltés. La violence est stigmatisée. Or, curieusement, la plupart des révoltes naissent d'un ressenti de violence subie. Bien plus qu'une construction logique et raisonnée de ce qui pourrait être, la révolte est d'abord un cri : Assez ! Assez d'une soumission sans contreparties perceptibles, assez des règles apparemment arbitraires, assez d'une Loi énoncée mais surtout transgressée, assez de dirigeants se disqualifiant les uns les autres, assez de l'absence de perspectives. Même si elle emprunte souvent des voies « peu réalistes », la révolte est une reprise de l'initiative. Pourtant, la révolte comporte un coût et des risques. La position de refus de l'état des choses a maintes fois conduit à un « ordre nouveau » peu enviable par rapport au précédent. Elle a souvent désigné des hommes et des organisations en faisant l'impasse sur les mécanismes pervers qui subsisteront dans la nouvelle construction.

Nous avons vu que la révolte pouvait être un coup d'arrêt, un sursaut moral, un refus d'une hiérarchie, d'un maître ou d'un système, un déni de légitimité, une condition pour l'instauration d'un ordre différent, une affirmation d'autonomie libératoire. Nous savons aussi qu'elle peut être destructrice, violente, voire meurtrière pour ses acteurs eux-mêmes et qu'elle peut aboutir à un renforcement de ce qu'elle visait à changer. Or, la révolte n'est pas le refus de toutes contraintes, mais un rejet de contraintes jugées illégitimes. Retrouver une légitimité des contraintes ne se limite sûrement pas à « mieux communiquer ». Concernant les jeunes dans leur parcours vers l'état adulte, on peut faire l'analogie avec un processus initiatique. Pour entretenir les conditions d'une « révolte permanente » mais médiatisée dans des échanges constructifs, il appartient aux adultes que nous sommes de légitimer autrement que par des discours les contraintes inévitables demandées aux jeunes au cours de ce processus initiatique. Il ne s'agit pas d'obtenir une soumission moutonnière, mais bien de présenter des modèles mobilisateurs (au plan des personnes, des idéologies, de l'éthique), modèles qui prennent en compte les refus et révoltes légitimes des jeunes. Le traitement social de la révolte n'est pas de la réprimer ou de l'encourager pour que d'autres en paient le prix, mais bien de la partager dans une implication commune contre l'inacceptable.

Toute analyse un peu fine des phénomènes sectaires montre que le groupe sectaire s'appuie sur les motivations de ses futurs adeptes et répond aux demandes que notre société a cessé de remplir : besoin d'initiative, besoin de donner, de se mobiliser, besoin de croire (faut-il rappeler la crise des idéologies et la crise des églises traditionnelles ?), besoin de progresser et d'être reconnu en dehors de valeurs marchandes... Les révoltés sont alors une cible de choix pour les groupes sectaires. Nous avons vu que ce sont souvent les meilleurs d'une génération qui se caractérisent par leur révolte ; ainsi s'explique un aspect autrement inexplicable du recrutement des groupes sectaires : ces groupes, malgré l'information et la prévention faite par les associations, les médias et les institutions républicaines, recrutent chez les chercheurs, les médecins, les étudiants les plus sérieux. Ils se croient non manipulables, parce que critiques vis-à-vis du monde et de la société. Ils sont manipulés par leur désir de changement et par l'alternative radicale qui leur est offerte.

La position intellectuelle et philosophique d'encouragement à la révolte doit prendre en compte de la part de ses partisans, dont nous sommes, le coût qui sera payé par ceux qui se révolteront. En se plaçant du point de vue de ceux qui ont mission, mandat ou obligation de faire fonctionner les institutions : parents, éducateurs, politiques, policiers, militants, on pourrait avancer que la révolte est une chose trop précieuse, et aussi trop risquée pour les jeunes, pour qu'on la provoque par imprévision ou par incompétence. Trouver et proposer des voies et des voix pour la révolte et leur donner une force et un pragmatisme réels est peut-être le devoir le plus impératif des adultes envers les plus jeunes. A défaut, c'est la violence sans objet, sinon sans raison, qui deviendra le mode obligé des transactions, ou bien certains retrouveront la voie de la soumission au sein de groupes dangereux, mafieux ou sectaires.

Anne Fournier et Michel Monroy, La dérive sectaire.



La dérive sectaire

Nous avons souhaité nous démarquer de nombreux ouvrages concernant les " sectes " : témoignages, investigations, cris d'indignation de parents ou de proches, et tenter une analyse dépassionnée du phénomène, grâce à une nombreuse documentation et notre expérience de terrain. Nous avons voulu identifier et interpréter les mécanismes d'allégeance, la construction d'un univers-prothèse, les emprunts faits par les groupes au domaine thérapeutique, religieux, éthique, et le détournement de ces emprunts. Au terme de ce travail, nous avons trouvé des groupes " totalitaires " dans leurs discours, leurs structures, leur vision de l'humanité. Et une interrogation majeure : qu'est donc devenue notre société pour sécréter ces groupes où certains se trouvent temporairement mieux qu'à l'extérieur ?


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Anne Fournier, agrégée d'histoire et diplômée de l'IEP de Paris est expert auprès de la Mission interministérielle contre les sectes.
Michel Monroy est psychiatre, ancien chef de service hospitalier.
Ils ont publié ensemble, entre autres, Les sectes (Milan, Essentiel) et Figures du conflit (PUF, Le Sociologue).

Dessin :
Yslaire, Sambre, Liberté, liberté...

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