Les Chinois valent-ils le coup que l'on
se donne du mal pour eux ? Les Occidentaux croient volontiers que les
Chinois ont l'habitude de vivre sous des régimes autoritaires, et
que la culture démocratique leur fait défaut. Ils sont perçus
comme une masse indifférenciée, à peine consciente de ce que
peuvent être la démocratie ou la liberté, un peuple soudé qui
privilégie les valeurs familiales et collectives par rapport à
l'individu.
Peu d'Occidentaux savent qu'une
tradition démocratique existe en Chine. Il faut rappeler que, dans
la Chine impériale, la création littéraire et artistique était
libre. Et, si le confucianisme était l'idéologie dominante, on
pouvait le refuser sans autre risque que celui de ne pas devenir un
mandarin du pouvoir. Il y eut quelques exceptions (l'empereur de la
dynastie des Qing emprisonna ou déporta les grands lettrés de la
cour de Pékin), mais elles furent rares, et c'est bien pourquoi,
depuis deux millénaires, les courants alternatifs au confucianisme
ont pu se développer de façon aussi foisonnante : le taoïsme, la
philosophie de Mo Tseu, le bouddhisme, pour n'en citer que
quelques-uns.
La tradition chinoise en matière de
démocratie proprement dite, cependant, ne commence qu'en 1911, avec
la fondation de la première république. Au début du siècle, en
effet, après avoir étudié la tradition confucianiste dans leur
jeunesse, les intellectuels partaient se cultiver en Europe (surtout
en Allemagne, en France et en Angleterre), ou aux États-Unis. De
retour au pays, ces érudits ont introduit en Chine des auteurs comme
Hegel, Kant, Freud. Certains d'entre eux (Jin Yuelin, He Lin, Mou
Zongsan, Hu Shi ou Lu Xun) se sont attachés à mélanger les valeurs
occidentales avec celles de la tradition chinoise pour créer leur
propre système philosophique. Inconnus en Europe, ces philosophes
préconisent la liberté et la démocratie à la chinoise. Le régime
communiste a mis fin à cette liberté de penser et à l'émergence
d'une réflexion démocratique. Pourtant, c'est sur elle que le Parti
Communiste Chinois s'était appuyé pour parvenir au pouvoir. Dans
les années 1940, en effet, le PCC faisait campagne non seulement sur
le sentiment nationaliste, mais surtout sur la promesse de démocratie
et de liberté. (En 2001, un livre intitulé La Voix de l'Histoire
a voulu reprendre tous ces articles en faveur de la démocratie que
le Parti publiait à l'époque. Mais il a été censuré.) Une fois
au pouvoir, Mao a tenté de ranimer l'esprit critique qui existait
avant le changement de régime. Lors de la « campagne des cent
fleurs », en 1957, il a ainsi encouragé les intellectuels à
exprimer librement les défauts du régime... avant de les qualifier
de rebelles « contre-révolutionnaires » et de les réprimer. Après
cette volte-face, puis la Révolution culturelle qui a constitué une
véritable purge des intellectuels, les aspirations démocratiques
ont été dissimulées.
Malgré tout, je ne pense pas qu'elles
se soient jamais éteintes, comme l'a prouvé, dès que le contrôle
du pouvoir s'est un peu relâché à l'arrivée de Deng Xiaoping,
l'émergence du « mouvement du mur Xi Dan » déjà évoqué.
Incarné par quelques figures emblématiques à l'Occident — comme
Wei Jingsheng, emprisonné dix-huit ans —, ce mouvement n'en avait
pas moins une envergure nationale. Il préconisait de remplacer le
marxisme officiel, marqué par le stalinisme, par ce qu'il imaginait
être le marxisme authentique, un marxisme humaniste, directement
issu des écrits de jeunesse de Marx. Ces années 1980 sont aussi
celle du retour — limité — des élections des membres des
assemblées populaires (élections qui avaient été suspendues en
1957). Un retour mouvementé, on l'a vu, mais qui, par les
frustrations mêmes que ces dysfonctionnements créaient, a permis
d'entretenir la flamme démocratique.
Dans l'ignorance de ce passé chinois,
les Européens ne peuvent pas estimer la politique actuelle du
gouvernement à sa juste valeur. Ils se laissent abuser par les
déclarations de bonne volonté de celui-ci. Et ils considèrent
comme des progrès substantiels, des évolutions récentes qui sont,
en réalité, des reculs par rapport au début des années 1980. Pour
ne pas dire à celles ayant précédé l'instauration du régime.
La plupart des Occidentaux estiment
aussi qu'il faut laisser le temps aux Chinois d'assimiler le principe
d'un État de droit dans une société civile. Même s'il y a là une
part de vérité, il faut savoir que les Chinois ont une longue
tradition de société civile.
Avant 1949, la société chinoise
vivait de façon autonome et indépendante de l'État. Pour la
gestion des affaires courantes, les villageois désignaient le chef
de village. Tout se réglait sur place, il fallait se débrouiller
avec ses propres moyens, comme le résumait l'expression populaire «
Tian Gao, Huang Di Yuan » : « Le ciel est haut et l'empereur est
loin. » L'école était privée. De même, les universités, créées
à la fin du XIXe siècle, étaient indépendantes et gérées par le
corps professoral. Cai Yuanpei, responsable de l'Université Beida de
Pékin dans les années 1920-1930, est considéré comme l'un des
pères de la culture littéraire démocratique, connu pour son équipe
enseignante qui comptait des personnalités de gauche comme de
droite, dans le plus grand esprit de tolérance. L'État, lui, se
concentrait sur la levée des impôts et sur les affaires
criminelles. De toute façon, l'empereur n'aurait pu, depuis Pékin,
contrôler efficacement les provinces. Tout au plus pouvait-il
contrôler la nomination des professeurs par le biais des examens.
Depuis, le régime communiste a
instauré la suprématie de l'État centralisateur. Mais cette
réalité à peine cinquantenaire n'est pas enracinée dans la
culture chinoise traditionnelle. D'une certaine façon, même, comme
l'a souligné Hannah Arendt, la centralisation est une idée propre à
l'Occident (et pas à l'Orient), un produit de l'industrialisation
(l'État ne peut contrôler la société dans son ensemble que s'il
dispose de moyens de communication : chemins de fer, voitures,
téléphone, etc.), qui a été importé en Chine.
Comme le prouvent les débuts de la
société de marché aujourd'hui, la société chinoise sait se
débrouiller sans son État. Et les Chinois, je le crains, sont au
moins aussi individualistes que les Européens. Que font les patrons
chinois en l'absence de contrepouvoirs ? Ils tentent d'exploiter la
main-d’œuvre avec la même âpreté que le patronat européen du
XIXe siècle. Et les intellectuels et les professeurs, dans ce climat
de relative liberté ? Ils se préoccupent, avant tout, de mener
leurs recherches de façon professionnelle et rigoureuse, quitte à
laisser de côté des réalités plus ternes qui ne profiteraient pas
à leur carrière. On pourrait multiplier ces exemples à l'infini.
Autant de banalités que les Européens ignorent. Ils justifient les
insuffisances démocratiques du système politique chinois par le
poids des traditions. Ils confondent la culture confucéenne, taoïste
et libre qui a forgé durablement les mentalités chinoises, avec
l'idéologie officielle totalitaire qui, depuis soixante ans, régit
le système politique, économique et social. Ils prennent pour des
valeurs millénaires ce qui n'est qu'une idéologie récemment
promue. Or, même si celle-ci tente de façonner les esprits dès
l'école primaire, puis de s'imposer aux corps via la répression, ce
n'est pas la même chose. Quand on réalise que le totalitarisme
communiste ne se fonde pas sur notre culture traditionnelle, on
comprend instantanément l'ampleur du malaise dont souffre la société
chinoise depuis plus d'un demi-siècle. Malaise accentué aujourd'hui
alors que le déphasage entre le corps (contrôlé) et les esprits
(marqués durablement) se conjugue avec un nouveau décalage, entre
l'idéologie communiste et la pratique du marché. Or, les
difficultés matérielles et les inégalités sociales croissantes
qui en résultent ne peuvent qu'engendrer le cynisme ou la révolte.
C'est ce malaise général, cet
ensemble de frustrations, mais plus encore, la conscience d'un passé
démocratique encore récent, qui motivent les démocrates chinois,
qui les portent dans leur lutte contre le recul des libertés
politiques. Ce n'est pas quelque passion utopique, un rêve qui
serait entretenu par l'exemple occidental !
Je me permets d'insister en illustrant
ce propos par mon exemple personnel. Je voudrais en effet faire «
toucher du doigt » cette réalité concrète aux Occidentaux.
Comment en suis-je venu à réclamer la démocratie ? Rien ne m'y
prédisposait dans mon environnement. Mais, comme tous les enfants de
la Révolution culturelle, on m'a envoyé me former à la campagne.
Dans mon village, comme partout, le chef avait été désigné par
les autorités du canton. Il était stupide, incompétent et
corrompu, mais il avait su nouer de bonnes relations avec les bonnes
personnes. Celui qui aurait fait un chef idéal, capable de
développer le village parce qu'il maîtrisait la valeur des sols,
les exigences des cultures, les techniques à employer, tout le monde
le connaissait. Mais il ne pouvait être nommé : il avait un
caractère trop trempé et les supérieurs n'en voulaient pas. Les
paysans n'y pouvaient rien. Pourquoi ne les laissait-on pas, eux qui
savaient ce qu'il leur fallait, choisir leur propre chef à la place
de supérieurs ignorants des réalités locales ? C'est cette
absurdité qui m'a convaincu de la nécessité d'une démocratie
locale. De retour en ville, je me suis plongé dans Marx, dans les
ouvrages d'histoire. Mais, quand je voulais en discuter avec
d'autres, on me conseillait de me taire. C'est alors que j'ai pris
conscience de ce besoin vital qu'est la liberté d'expression. Tout
simplement : on veut s'exprimer, on ne le peut pas et on trouve que
ce silence forcé est insupportable.
Ainsi, dans ma démarche comme dans
celle de mes compatriotes chinois, rien n'existe, au départ, qui
soit le reflet des idées occidentales. Aujourd'hui, nos désirs de
liberté ne sont pas conceptuels, hérités de savantes lectures. Ils
nous viennent de nos frustrations quotidiennes. Nous voulons tout
simplement décider par nous-mêmes de notre propre vie. Nous voulons
en parler et il nous faut en avoir la liberté. Peut-être cette
démarche est-elle trop simple et nous vaudra, de la part de certains
Européens, d'être qualifiés « de naïfs, d'utopiques,
d'archipolitisés » ou, tout simplement, « d'impatients ». Il faut
laisser du temps, pensent ceux-là, pour que la démocratie chinoise
puisse avancer. Ils ne voient pas que, pendant ce temps, elle recule.
Cai Chongguo