Pierre
Kropotkine, L'Entraide,
un facteur d'évolution
Dans
son livre Darwin chez les Samouraïs, Pierre
Thuillier passe en revue les discussions concernant les théories
darwiniennes. « Celui-ci, précise le scientifique Henri
Laborit, profite de la publicité récente faite aux idées
antidarwinienne d'un Japonais, Kinji Imanishi, pour rappeler, comme
nous l'avons fait nous-même dans l'Inhibition de l'action
(édité par Masson & Cie),
que dès le début du XXe siècle Pierre Kropotkine
avait déjà émis l'idée que l'évolution
devait plus à l'entraide qu'à la lutte compétitive.
On
a l'impression que le succès du darwinisme n'est peut-être pas dû
à la différence de mentalité entre le monde occidental et le monde
oriental comme le pense Imanishi, mais plutôt et plus précisément
à ce que le
fondement de la société anglo-saxonne a bien été l'affirmation de
l'élite par la force.
La sélection naturelle réaliserait la récompense du meilleur et
celui-ci, admiré et respecté par ses concitoyens, aurait ainsi
recueilli la marque des faveurs toutes particulières de la Divinité
envers lui, plus de chances de se reproduire, donc de participer
activement à l'évolution de l'espèce. Depuis le temps que cela
dure, on pourrait croire que notre espèce est composée uniquement
de surdoués : mais sans doute les minus ont-ils la vie dure, bien que
peu favorisés par la sélection naturelle. Nous n'entrerons pas dans
une discussion déjà fort alimentée par de nombreux écrits
contemporains, que viennent clore partiellement ceux d'un autre
Japonais, Mooto Kimura, tendant à montrer que les mutations
génétiques sont généralement « neutres », incapables de donner
une supériorité dans la « lutte pour la vie ». Si un gène se
maintient et se perpétue, ce n'est pas qu'il confère un gain de
dominance, mais parce que les hasards de la reproduction favorisent
sa survie. C'est ce que les généticiens des populations appellent
la « dérive génétique ».
De
toute façon, dans cette question, il semble bien que la notion de
niveaux d'organisation a été ignorée. Nous avons fourni deux
exemples dans lesquels l'entraide, la symbiose ou l'association ont
eu manifestement une part fondamentale dans l'évolution des systèmes
vivants sur la planète. A chaque étape un nouveau niveau
d'organisation était atteint par ce moyen. Et c'est en cela que des
auteurs comme Kropotkine, qui considèrent moins la lutte
individuelle pour la vie que celle contre les conditions climatiques
et environnementales difficiles que les systèmes vivants eurent à
résoudre, même après l'apparition des êtres pluricellulaires
auxquels il s'est intéressé, peuvent défendre l'entraide comme
facteur essentiel d'évolution. Les Japonais modernes mettent
l'accent sur le groupe, les Anglo-saxons sur l'individu. Nous avons,
dans un chapitre de Dieu
ne joue pas aux dés,
tenté d'expliquer pourquoi les hommes ont analysé, disséqué,
fragmenté leur monde pour aboutir à l'individu et à une morale de
celui-ci. Mais aboutir à une morale du groupe c'est encore s'arrêter
en chemin au sein des niveaux d'organisation alors que la seule «
compréhension » cohérente est celle de l'espèce.
Ainsi,
il m'apparaît que si manifestement l'entraide a été le moteur
principal de l'évolution des espèces, dès qu'un nouveau palier est
atteint, le nouvel individu qu'il réalise va entrer en compétition
territoriale de dominance avec ses voisins. On peut penser que la «
mobilité » de l'individu dans le milieu, son autonomie motrice,
qu'il utilise comme moyen dans la recherche du maintien de son «
information-structure » personnelle, est un facteur important dans
la mise en compétition avec les autres individus de son espèce.
C'est ainsi que dans l'espace occupé par le groupe, dans le «
territoire » du groupe, une nouvelle structure intermédiaire, qui
n'est pas celle de l'espèce, s'établit, qui est alors une structure
hiérarchique de dominance. On peut même penser avec René Girard
(la
Violence et le Sacré,
Grasset) que c'est l'inégalité entre les individus qui supprime la
violence, car la révolte des dominés ne peut que leur coûter très
cher, mais ajoutons aussi que cette inégalité s'est établie grâce
à la violence compétitive. Dès lors, parler dans un système de
compétition d'égalité, ce ne peut être que de l'égalité des
chances à devenir inégal, puisque le but profond de la vie de
l'individu est la recherche compétitive de la dominance.
Aussi
longtemps que la finalité de l'individu devra passer, pour coïncider
avec celle de l'espèce, par l'intermédiaire de celle des groupes
sociaux, rien ne sera changé. Il ne s'agit pas là d'une « loi de
la nature » mais d'une loi de l'ignorance des niveaux
d'organisation et de leur incompréhension.
En
résumé, la lutte compétitive a peut-être contribué à
l'évolution de chaque espèce lorsque le niveau d'organisation
qu'elle représente a été atteint, mais pour y accéder, c'est
l'entraide qui fut nécessaire. Or, au niveau atteint aujourd'hui par
l'espèce humaine, la compétition a sans doute eu son rôle à jouer
dans le progrès technologique, mais en quoi est-elle intervenue dans
l'évolution de la connaissance que l'homme possède de lui-même ?
N'a-t-elle pas au contraire exacerbé l'individualisme, l'ignorance,
le mépris, la jalousie et la haine de l'autre? N'a-t-elle pas ignoré
ce qui unit chaque homme à tous les autres, pour ne valoriser que ce
qui les distingue, les sépare, les oppose, les dresse agressivement,
individuellement ou en groupe, les uns contre les autres ? Rien n'a
changé de ce point de vue depuis le début du néolithique. La même
obscurité mentale gouverne les comportements humains, mais ceux-ci
ont pour moyens d'agir des machines de plus en plus meurtrières et
sophistiquées. La compétition entre les groupes humains risque
d'aboutir à la disparition de l'espèce, alors que l'entraide
indispensable pour passer à un nouveau niveau d'organisation paraît
bien difficile à réaliser, sans effectuer d'abord le changement
total de la mentalité des individus. Le « secret des secrets » a
toujours autant de difficultés à se faire entendre. J'ai conclu un
livre déjà ancien (L'agressivité
détournée)
par ce vœu pieux.
«
Quelle que soit la solution vers laquelle le déterminisme cosmique
qui guide sa destinée engagera l'homme, l'agressivité telle que
nous la connaissons, uniquement orientée vers les autres, devra
disparaître pour s'orienter vers la conquête d'un nouveau monde,
celui que notre œil distingue en regardant les étoiles et celui,
plus incompréhensible encore, qui vit en nous. »
C'est
gentil, n'est-ce pas ? »
Henri
Laborit, Dieu
ne joue pas aux dés.
Henri
Laborit a maintes fois développé ses théories scientifiques,
exposant, livre après livre, ses découvertes en biologie et ses
thèses de biologie comportementale.
Henri
Laborit, insatiable curieux, entreprend une extraordinaire démarche,
celle qui passionne tous les honnêtes hommes de ce siècle réunir
les fils apparemment épars des trois grandes sciences de la fin du
XXe siècle, l'astrophysique, la physique des particules et la
biologie.
Comment
passer du big
bang
au développement cellulaire ? Qu'est-ce qui relie le « vide
quantique » et les « trous noirs » ? Quels liens existent entre
les électrons et l'angoisse ? Henri Laborit nous invite au fabuleux
voyage. qui conduit le lecteur de la création du inonde à la
réaction agressive d'un rat dans une cage de laboratoire, des «
petits hommes verts » (qui n'existent pas, nous dit-il) aux charmes
et à la beauté d'un corps humain. Un grand livre humaniste.
Lire
en ligne L'Entraide,
un facteur d'évolution
de
Pierre Kropotkine :
Extrait
Mais c’est surtout dans le domaine de l’éthique, que l’importance dominante du principe de l’entraide apparaît en pleine lumière. Que l’entraide est le véritable fondement de nos conceptions éthiques, ceci semble suffisamment évident. Quelles que soient nos opinions sur l’origine première du sentiment ou de l’instinct de l’entraide - qu’on lui assigne une cause biologique ou une cause surnaturelle - force est d’en reconnaître l’existence jusque dans les plus bas échelons du monde animal ; et de là nous pouvons suivre son évolution ininterrompue, malgré l’opposition d’un grand nombre de forces contraires, à travers tous les degrés du développement humain, jusqu’à l’époque actuelle. Même les nouvelles religions qui apparurent de temps à autre - et toujours à des époques où le principe de l’entraide tombait en décadence, dans les théocraties et dans les États despotiques de l’Orient ou au déclin de l’Empire romain - même les nouvelles religions n’ont fait qu’affirmer à nouveau ce même principe. Elles trouvèrent leurs premiers partisans parmi les humbles, dans les couches les plus basses et les plus opprimées de la société, où le principe de l’entraide était le fondement nécessaire de la vie de chaque jour et les nouvelles formes d’union qui furent introduites dans les communautés primitives des bouddhistes et des chrétiens, dans les confréries moraves, etc., prirent le caractère d’un retour aux meilleures formes de l’entraide dans la vie de la tribu primitive.
Dessin :