vendredi, juin 20, 2008

Bouddha, c'est du papier à se sécher le bran

En matière de non-dualisme, la nouvelle marotte des spiritualistes, les écrits fusent et des gourous s’autoproclament experts de l’ultime réalité. Ce sont des virtuoses de l’advaïta védanta et des enseignements orientaux les plus élaborés, leur érudition est incontestable. De plus, ils ont l’intelligence de négliger les pratiques rituelles rébarbatives des lamas des écoles tibétaines ou les pujas des brahmanes védantins. Parmi ces nouveaux pourfendeurs de l’ignorance, l’avidyâ abhorrée, figurent en bonne place des Occidentaux.

Avec la force de conviction de brillants gourous, ils assènent des sentences lapidaires : "mâyâ est non réelle", "il faut éliminer votre ego", "notre véritable nature est universelle". Une phraséologie efficace, les gourous anglo-saxons excellent en efficacité, fait émerger le fameux et controversé "sentiment océanique". Des disciples se pâment de bonheur. C’est la félicité, ânanda, promise par les textes, et accompagnée de chit, qu’on se rassure il s’agit de la conscience absolue de l’être suprême, sat. Les disciples sont persuadés de savourer l’exquis bonheur de "sat-chit-ânada" du védenta ?

Tout cela ne serait qu’un innocent passe temps si on n’observait pas des effets un peu pervers. D’une part, on ne peut ignorer Freud qui considère ce "sentiment océanique" comme le sentiment primaire du Moi indifférencié de l'enfant. D’autre part, c’est plus grave, les "éveillés" planent au-dessus de la vulgaire et illusoire réalité. Ils deviennent indifférents à notre bas monde et ne se sentent plus concernés par la grossière dualité.

Les enseignements des gourous sont presque toujours collectifs car ils sont plus rentables. Des troupeaux d'adeptes s’égarent dans de doux émois mystiques éveillés dans leur psychisme par les discours lénifiants des maîtres. Cette dérive passe inaperçue dans le cadre d’une conférence. Il n’existe pas dans le magma des auditeurs ou des lecteurs de véritable maïeutique possible. L’art d’accoucher (maieutikè) les esprits est aussi individuel que la naissance d’un enfant.

Des personnes se gargarisent de transcendance et rejettent avec dédain la réalité illusoire (mondialisation, guerres, injustices…), mais elles ne résistent pas au fumet d’un bon repas. L’estomac est là pour rappeler que la philosophie de la vacuité et de la non-dualité n’est acceptable que le ventre plein. "Des ascètes, écrit Lin Yutang, sont parvenus à mener une vie chaste, mais le plus spirituel des hommes ne peut oublier la nourriture plus de quatre ou cinq heures. Le refrain le plus constant, qui occupe infailliblement nos pensées après quelques heures est : "quand vais-je manger ?" Cela se produit au moins trois fois par jour et dans certains cas quatre ou cinq fois." La langue (écrite et parlée) est souvent trompeuse. L’estomac, lui, est toujours d’une consternante sincérité. Durant les retraites dzogchen, des maîtres tibétains, impénitents hâbleurs de la non-dualité, ne renoncent jamais aux repas, souvent carnivores d’ailleurs.

Perdre son temps à enseigner le non-dualisme ou discourir sur la nature de Bouddha n’était pas dans le tempérament du maître chinois Lin-tsi :

"Montant en salle, il dit : "Sur votre conglomérat de chair rouge, il y a un homme vrai sans situation, qui sans cesse sort et entre par les portes de votre visage. Voyons un peu, ceux qui n’ont pas encore témoigné !" Alors un moine sortit de l’assemblée et demanda comment était l’homme vrai sans situation. Le maître descendit de sa banquette de Dhyâna et, empoignant le moine qu’il tint immobile, lui dit : "Dis-le toi-même ! Dis !" Le moine hésita. Le maître le lâcha et dit : "L’homme vrai sans situation, c’est je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran." Et il retourna à sa cellule."


Commentaires abrégés de Paul Demiéville :

Conglomérat ("boule") de chair rouge : soit le corps de sang et de chair, soit le cœur. Le cœur (hrdaya) est le siège de l’esprit (citta) ; tous deux sont désignés en chinois par le même mot sin.

L’homme vrai sans situation : wou-wei tchen-jen. Le terme d’"homme vrai" dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il ait été employé pour désigner le Bouddha ou l’Arhat (le saint délivré) dans les premières traductions de textes bouddhiques.

Il sort et entre par les portes de votre visage : L’"homme vrai" est la réalité unique d’où émane notre vie empirique ; les "portes" ou orifices du visage sont les principaux organes des sens.

Banquette de Dhyâna : banquette cordée sur laquelle les moines s’asseyaient pour pratiquer la méditation. On notera qu’ici, lors d’une "montée en salle", le maître n’est pas en chaire, mais sur une simple banquette.

Je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran : toute définition de l’"homme vrai" ne peut être qu’impropre (au sens propre), vile, ordurière, puisqu’il est par définition ce qui échappe à toute définition. En Inde, où il n’y avait pas de papier, on s’essuyait avec des bouts de bois, ainsi que le prescrivent les codes disciplinaires.



Dans votre livre, "The Power of Now", vous affirmez que " la finalité ultime du monde ne se trouve pas dans le monde mais dans la transcendance de celui-ci. " Pouvez-vous, expliquer ce que vous voulez dire ?

Eckhart Tolle :
Transcender le monde ne signifie pas se retirer du monde, cesser d'agir ou d'être en relation avec d'autres. Transcender le monde, c'est agir et interagir sans qu'il y ait recherche de soi. En d'autres termes, cela consiste à agir sans chercher à améliorer l'image que l'on a de soi-même à travers ses actions et ses interactions avec les autres. Ultimement, cela signifie ne plus avoir besoin de l'avenir pour trouver sa complétude ou son identité. On cesse de chercher à travers l'action, on cesse de chercher à améliorer, accomplir ou renforcer son sentiment de soi. Lorsque cette recherche cesse, alors on peut être dans le monde tout en n'étant pas de ce monde, on a cessé de chercher quelque chose au dehors auquel s'identifier.

Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...