lundi, novembre 02, 2009

Les pièges du spiritualisme


Les pièges du spiritualisme, ou les inadéquacités, sont traités par Robert Linssen dans son livre « Bouddhisme, Taoïsme et Zen » :

Les inadéquacités sont les attitudes d’esprit qui nous empêchent de voir la nature profonde de notre être et des choses, et, par voie de conséquence, nous mettent dans l’incapacité de répondre adéquatement aux exigences de circonstances et de lieux variés qui se présentent au cours de l’existence.

Parmi elles nous attirerons plus spécialement l’attention sur les fausses concentrations, les processus d’imitation et les attachements.

1°) Les fausses concentrations :

Une abondante littérature vante les mérites de la concentration mentale. Certains auteurs ayant compris la nécessité d’un calme intérieur, nous proposent d’immobiliser le défilé continuel de nos pensées par un acte de volonté. Ils nous conseillent de fixer notre esprit sur un point à l’exclusion de tout autre. Certains comparent le processus de la concentration à l’action d’une loupe réalisant la convergence des rayons solaires en un seul point et permettant ainsi de mettre le feu à toute matière inflammable. D’autres nous suggèrent de rejeter systématiquement les images qui se présenteraient à notre esprit pour tendre vers une vacuité totale.

Ces pratiques peuvent développer la puissance du mental mais elles ne peuvent mener ni à la délivrance intérieure ni à l’Eveil total.

Le fait de discipliner l’activité mentale en fonction d’un acte de volonté engendre un état de tension psychique considérable. Un tel procédé est doublement faux.

Premièrement, les Eveillés nous demanderont « Qui » discipline ceci ou cela ? et dans quel but ? Nous devrons reconnaître que c’est la « pseudo-entité » du « moi » qui recourt à un tel stratagème pour s’affirmer. Le moi est un fait mais tel qu’il s’éprouve actuellement il est une illusion. Tout acte réalisé dans une telle attitude d’illusion psychologique ne fait que renforcer la notion illusoire d’exister en tant que distinct que possède le « moi ».

Deuxièmement, le processus essentiel que nous suggère la Sagesse consiste en un affranchissement de toutes nos tensions intérieures. Nous n’avons rien à construire mais à détruire. L’état de tension provoqué par les fausses concentrations que nous venons de décrire empêche toute possibilité de réalisation spirituelle. Le « Satori » ou Nirvâna nécessite de notre part une réceptivité, une disponibilité, une transparence intérieure, une détente totale. Toute discipline résultant d’un acte de volonté nous met dans l’impossibilité de « mourir à nous-mêmes ». Elle renforce l’action des « forces de l’habitude » dont il est essentiel que nous nous affranchissions.

Examinons l’attitude de l’homme qui rejette systématiquement les images se présentant à son esprit. Nous verrons qu’elle est fausse.

Les maîtres véritables ne nous ont jamais demandé de « rejeter » quoi que ce soit. Ils nous poseraient immédiatement la question classique des advaïstes hindous : « Qui » rejette ? et pourquoi ? Nous devrions admettre alors, qu’au delà des oppositions successives de nos rejets et de nos acquisitions, demeure un « moi » qui puise sa substance même dans les tensions inhérentes à ces oppositions elles-mêmes.

Il ne s’agit pas de rejeter quoi que ce soit, mais de comprendre profondément le processus de ses pensées et de sa propre existence. Cette compréhension profonde, ou « Vue Juste » délivre le « penseur » de l’illusion d’être une entité. Dès lors, toutes ses disciplines, ses conquêtes, ses ambitions, ses avidités s’évanouissent pour faire place à la vision du Réel. Les Sages nous font remarquer que tout rejet résulte d’un acte de choix. Par le processus du choix, le « moi » ne peut se libérer de ses limitations. Il se transforme simplement et prend d’autres aspects. Les Sages nous dénoncent clairement le stratagème : le « moi » se réserve au-delà de ses modifications successives. La Sagesse consiste à démasquer les mobiles profonds d’avidité égoïste présidant à tout acte de choix.

2°) Les processus d’imitation :

Les processus d’imitation sont des conformismes physiques ou mentaux tendant à conditionner l’esprit humain. Dans la mesure où nous donnons à notre adhésion à un système de pensée déterminée, à des croyances, à des dogmes, nous conditionnons nos esprits. La grande force du Zen d’une part, et de la position krishnamurtienne d’autre part, réside dans le fait qu’ils ne sont pas des systèmes de pensée mais des exposés d’un processus de vie affranchi de l’idéation.

Il existe un abîme entre l’attitude du chrétien qui s’en remet à son directeur de conscience, de l’hindou qui se soumet aux directives de son gourou et le processus d’auto-révélation rigoureusement individuel que nous suggère le Ch’an, le Zen et Krishnamurti. Dans les deux premiers exemples nous nous trouvons en présence des processus d’imitation nuisant à l’intégrité spirituelle de l’homme. Cette dernière réclame un affranchissement de toute autorité extérieure et par dessus tout de tout conformisme (1).

Le culte des images, des symboles, des clichés mentaux de toutes espèces entre dans le cadre des processus d’imitation.

Dans la mesure de leur ferveur, les mystiques chrétiens qui méditent sur l’image de la Vierge, aboutissent à une auto-hypnose au cours de laquelle ils contempleront, non la Vierge, mais la matérialisation de leur propre projection mentale. De même, en est-il pour les Bouddhistes qui se consacrent avec ferveur sur telle ou telle image du Bouddha.

Toute fixation de la pensée sur une image, sur un symbole, sur une idée quelconque aboutit à des phénomènes dont il n’y a pas lieu de se réjouir, contrairement à ce que font de nombreux chercheurs dont la sincérité n’est pas mise en doute. L’étude de la vie intérieure de certains Sages nous montre les luttes qu’ils ont endurées contre les images cultivées antérieurement. Le rôle des « japas » très courant aux Indes et préconisé par de nombreux auteurs tant hindous qu’occidentaux peut être aussi négatif.

Le fait de prononcer indéfiniment certaines syllabes identiques, choisies par le maître, et souvent différentes pour chaque disciple aboutit à une sorte de torpeur magnétique voisine de l’auto-hypnose. Ce processus calme le système nerveux mais il s’agit là d’authentiques intoxications mentales aboutissant à des extases mineures n’ayant aucun rapport avec la vraie spiritualité. Elles peuvent être parfois plus nocives sur le plan de l’esprit que l’alcool, les drogues et les stupéfiants sur le plan physique.

Les processus d’imitation comprennent non seulement l’adhésion aux images ou aux idées que nous suggère autrui. Ils englobent la totalité des habitudes mémorielles du passé, et par conséquent nos propres accumulations mentales.

Nous pourrions signaler à titre d’exemple, l’attitude intérieure du lecteur enthousiasmé par la notion d’un « Mental Cosmique » ou par celle de l’unité d’essence spirituelle. Cet enthousiasme l’inciterait automatiquement à l’expérience effective de la réalité dont il pressent intuitivement la grandeur et l’authenticité. Mais supposons qu’un tel homme se propose d’aller dans la nature pour tenter d’approfondir dans un cadre plus adéquat ce qu’il aurait perçu dans un éclair. Il est infiniment probable qu’il ressente à nouveau ou qu’il perçoive tout ce qui s’offre à ses regards comme étant baigné dans le « Mental Cosmique ».

Il se peut qu’il pense à la présence du « Mental Cosmique dans la terre des sentiers qu’il parcourt, dans l’air qu’il respire, qu’il l’entende à travers et au delà du chant des oiseaux, du bruissement du vent dans les arbres. S’il persiste dans une telle attitude il constatera qu’elle aboutit tôt ou tard à une impasse. Aussi longtemps que demeurera en lui l’idée du « Mental Cosmique » et l’automatisme mémoriel intervenant à tout instant entre lui et les circonstances en nommant toutes choses « Mental Cosmique », il ne pourra parvenir effectivement à l’expérience même du Réel. La représentation mentale du Réel qu’il a inconsciemment élaborée en son esprit s’interposera perpétuellement entre lui et la Réalité (2).

L’expérience ne revêtira toute son authenticité qu’à partir de l’instant où : 1° il sera délivré de l’automatisme mémoriel « nommant » ses états ; 2° et lorsque toute attente de quoi que ce soit délivrera son esprit des tensions qui s’opposent à sa parfaite plasticité.

L’observation silencieuse, la lucidité sans idée, l’attention sans « mots pensées », la vigilance dans l’instant constituent les éléments fondamentaux de la « Vue Juste ».

Par leur dénonciation du rôle nocif des « forces d’habitudes », des processus d’imagination grossiers ou subtils, les formes supérieures du Bouddhisme et du Zen permettent à la nature humaine d’épanouir ses plus hautes possibilités créatrices.

3°) Les attachements :

Par attachement nous n’entendons pas seulement les attachements psychologiques, tels la dépendance dans laquelle nous pouvons nous trouver à l’égard de certaines personnes déterminées ou de certains objets mais aussi l’attachement à nous-mêmes. Ce dernier concerne autant l’attachement à nos propres pensées que celui du corps (3).

Dans la mesure où nous nous appuyons sur autrui nous nous évadons de la réalité centrale de notre être, nous sommes littéralement en « porte à faux » sur le Réel. L’attachement à des êtres particuliers ou à des objets distincts nous met dans l’impossibilité d’expérimenter la nature réelle des choses. Toute fixation de l’esprit sur un point particulier entraîne une mobilisation d’énergie s’effectuant au détriment de la vision d’ensemble. La localisation de nos énergies psychiques autour d’un point privilégié tend à nous limiter dans la spécialisation d’une perception exclusive. L’expérience du Réel ne surgit qu’à partir de l’instant où notre esprit se libère de l’attachement à toute préférence, à toute perception distincte, à toute valeur particulière, à tout point privilégié.

Il s’agit d’une véritable déspécialisation mentale.

Encore faut-il dire que cette dernière n’aboutit nullement à une incohérence quelconque ni un rythme de vie intérieure amorphe, empreint de monotonie. Sur le plan affectif notamment, le dépassement des points privilégiés, le détachement des êtres et des objets particuliers ne peuvent être confondus avec l’inertie mortelle d’une glaciale indifférence. Nous avons insisté ailleurs sur le fait que le détachement n’est pas l’indifférence. Les formes supérieures de l’amour et de la compassion sont réalisées uniquement dans le détachement des exigences égoïstes du « moi ».

Parmi les attachements évidents du moi, nous terminerons en signalant l’identification au corps.

Une certaine maîtrise du corps est indispensable pour que puissent s’exprimer les richesses de l’esprit. L’abus des dépenses sexuelles et alimentaires rend toute acuité de perception spirituelle impossible.

Les différentes nuances sur lesquelles nous avons insisté, telle que l’influence des automatismes mémoriels, les secrètes attentes intérieures, exigent pour être perçues clairement, une vigilance, une souplesse et une acuité de perception qui sont incompatibles avec un manque de contrôle des exigences du corps.

De nombreux monastères bouddhistes attachent une grande importance à la discipline dans la question alimentaire. Dans certains centres, les moines ne prennent qu’un repas par jour ; celui du midi. Le repas du soir est interdit. D’autres, ne peuvent jamais prendre un repas après le coucher du soleil. Les raisons en sont évidentes. En vertu des l’interdépendance existant entre les facteurs physiques et psychiques, les repas pris tardivement entravent le processus normal du sommeil, non seulement du point de vue physiologique mais surtout du point de vue psychique.

La digestion étant une question de nerfs, les énergies nerveuses mobilisées par l’assimilation d’un repas copieux le soir, paralysent toute possibilité de réceptivité psychique et e repos réel durant le sommeil. Le système nerveux est en effet le seul intermédiaire entre le physique et le psychique.

Le triomphe de l’attachement à nos exigences corporelles constituent l’une des premières matérialisations indispensables à notre libération totale.

4°) Les méditations compartimentées :

Par « méditations compartimentées » nous entendons les exercices de méditation à heures fixes, auxquels s’appliquent de nombreux religieux, certaines périodes de la journées. Ce processus tend à l’établissement d’une scission entre la vie « ordinaire » et la vie dite « spirituelle ».

La plénitude de la vie est là, d’instant en instant, et nous devons la saisir au cœur de la seconde qui passe par une vigilante attention (4).

Le processus de la méditation « compartimentée » aboutit à de graves déviations ayant l’inconvénient de surestimer nos possibilités réelles (5). En effet, si nous nous entraînons à la méditation, il se peut que certaines expériences cultivées nous procurent diverses joies intérieures.

Nous donnons souvent libre cours à des projections de notre inconscient. Nous sombrons ainsi progressivement dans un processus d’évasion et d’auto-hypnose agissant comme un véritable narcotique spirituel.

Des maîtres Ch’an insistent beaucoup sur le caractère constant de la méditation.

Hsi-Yun nous conseille de la façon suivante :

« Chaque jour, en marchant, debout, assis ou couché, dans chacune de nos paroles, soyez détachés des objets du monde phénoménal. En parlant ou simplement en clignant la paupière, que chacun de vos actes soit accompli sans attachement (6). »

Un autre maître Ch’an, Shen-Hui reprochait à son disciple Teng, le caractère artificiel des méditations « arrangées » :

Teng : « Il est nécessaire tout d’abord de pratiquer la méditation en restant assis calmement les jambes croisées… »

Shen-Hui : « Quand on est engagé dans la méditation, n’est ce pas là un exercice spécialement arrangé ?

Teng : « Certes… »

Shen-Hui : « Dans ce cas, cet arrangement particulier est un acte de la conscience limitée ; comment peut-elle mener à la vision de sa propre nature ?
… Cette manière de s’exercer dans la méditation relève en fin de compte d’une recherche mal conduite de la vérité ; tant qu’il en est ainsi, de tels exercices ne sauraient aboutir à la vraie méditation (7). »

Et Houei-neng disait : « C’est une faute de penser que le fait d’être assis, tranquillement plongé dans la méditation, soit indispensable à la délivrance. »

Il est important de retenir que l’on ne « s’entraîne » pas au « satori ».

Les travaux d’entraînement peuvent être efficaces dans des domaines matériels ou techniques. On « s’entraîne » à la boxe, au football, à l’escrime ou au tennis… Il est encore possible de « s’entraîner » en vue d’une présentation d’examen de mathématique ou d’histoire. dans ces domaines, une préparation, une accumulation est nécessaire.

Mais, ainsi que le suggérait Platon, chaque travail demande des outils adéquats. Pour des besognes grossières et lourdes des outils grossiers et lourds sont requis. Un travail délicat, minutieux, léger demandera par contre des outils délicats et raffinés. L’attitude d’un entraînement spirituel comporte précisément quelque chose de « grossier et lourd » par contraste à la condition de légèreté, de jaillissement et de liberté du « Satori (8) ».

La plupart des maîtres Zen (Ch’an) insistent sur le caractère soudain du Satori. Dans la mesure où nous méditons, nous sommes soit consciemment, soit inconsciemment dans une attitude d’attente secrète. En un mot, nous nous préparons à recevoir, mais cette préparation est empreinte d’un caractère subtil d’avidité et de préfiguration. Elle est trop consciente d’elle-même.

Le « Satori » arrive à l’improviste. Il possède un caractère de spontanéité, de jaillissement incompatible avec toute préparation minutieuse. Son foudroiement spirituel ne peut atteindre que l’esprit totalement détendu, libéré de ses attentes, de ses espoirs les plus secrets (9).

L’avantage de la méditation continue, inséparable de la vie elle-même, réside dans la détente intérieure authentique qu’elle apporte à celui qui la pratique. Au début, les résultats paraissent moins spectaculaires mais ils sont plus conformes à la nature des choses. S’ils sont plus lents ils sont plus durables comme le sont les processus de la nature.

Il n’existe aucun instant particulier qui mérite davantage d’attention plutôt qu’un autre. L’éternité est là, dans sa totalité, de moment en moment, sans préférence aucune.

5°) Les interprétations erronées du « Vide » :

Ainsi que nous l’avons signalé à diverses reprise la notion du « Vide » prête souvent à confusion. Nombreuses sont les personnes qui l’interprètent à la lettre et tentent de réaliser le « vide mental » par l’exercice de concentrations intenses. Une telle vacuité est absolument négative et ne contient aucune possibilité révélatrice.

L’activité mentale est naturelle. Elle fait partie des processus de vie. Il n’est pas question d la supprimer mais de lui assigner un mode de fonctionnement différent, répondant adéquatement à la nature profonde des choses.

Le fonctionnement mental actuel est inadéquat en vertu de ses identifications et de ses attachements. Le « vide » doit être compris dans le sens d’une absence des fausses valeurs résultant de l’attachement et de l’identification. Tout autre interprétation peut conduire à de graves erreurs. Cette façon de voir se retrouve d’ailleurs confirmée dans les commentaires de la doctrine de Hsi-Yun :

« Accordez-lui juste l’attention superficielle appropriée aux circonstances »… De nombreuses personnes y compris les bouddhistes chinois, on fait l’erreur de supposer que la pratique de « dhyâna » vise à rendre le mental complètement vide. Cette doctrine a été entièrement réfutée par un moine contemporain, Yeh Ch’i, qui vit actuellement dans le Yunnan ; il mit en évidence le fait qu’un état de vide mental ne peut être maintenu continuellement… Le but de « Dhyâna » est d’éliminer du processus mental tout sentiment d’attraction ou de répulsion suscité par la croyance que les choses sont des entités indépendantes et permanentes en elles-mêmes.

Le vide mental permanent conduirait à des absurdités, telles que par exemple, le fait d’être nourri par une tierce personne, et très probablement se terminerait par la folie.

Suivant les bouddhistes de la secte « Dhyâna », il est cependant possible de réagir aux circonstances de la vie quotidienne de telle sorte que l’on soit capable d’y prendre part d’une manière satisfaisante, tandis que l’on demeure absolument détaché et essentiellement non-affecté par les circonstances (10). »

Les diverses formes de « Vide » obtenues par concentration, par une discipline du « moi » constituent une sorte de refus à la vie, empreint d’un caractère d’auto-défense et de fuite vis-à-vis des problèmes que pose l’existence. Fuir n’est pas résoudre. La solution véritable de nos problèmes ne peuvent être trouvée qu’en les affrontant et non en les fuyant.

6°) Manque de discernement :

L’exemple le plus saisissant des contradictions inhérentes au manque de discernement nous est fourni par les théologiens.

Tout en admettant que la « déité dépasse infiniment toute image sensible » et pour la voir « il faudrait qu’elle se montrât elle-même sans intermédiaire aucun » l’Eglise se pose non seulement en intermédiaire mais prétend à l’exclusivité d’un tel rôle et impose l’adhésion à des dogmes, croyances, rites constituant la négation absolue des vérités essentielles qu’elle semble parfois admettre d’autre part.

Nous avons vu ailleurs saint Thomas reconnaître que le don d’intelligence « ne nous fait certes pas voir l’essence divine mais nous montre ce qu’elle n’est pas ». Il nous dit ensuite que « nous connaissons Dieu ici-bas d’autant plus parfaitement que nous comprenons qu’il dépasse tout ce que notre esprit peut saisir ». pourquoi dès lors, non seulement proposer mais imposer aux esprits, dès leur plus tendre enfance, un ensemble de notions et d’attributs paralysant désormais toute possibilité d’une approche quelconque du divin (11).

Lorsque nous posons de telles questions à ceux qui sont rompus aux disciplines obscures des théologies, nous trouvons dans leur façon de réagir la réponse à notre enquête. La clarté de l’expérience directe, non-mentale est absente. Elle a cédé la place aux spéculations intellectuelles, à l’interprétation adroite des textes (12).

L’endroit précis où s’est produite cette coupure entre la réalité vivante elle-même et les représentations de plus en plus erronées qui nous sont rapportées par les théologies actuelles se situe à la racine même du mental. Nous retrouvons une fois de plus ici, toute la signification de cette pensée Zen nous disant qu’« une différence d’un dixième de pouce » suffit à séparer le Ciel et la Terre. La plus modeste absence d’attention, le moindre manque de discernement nous conduisent imperceptiblement sur la pente fatale des fausses valeurs.

Si nous disons que le « peuple » ne peut accéder aux enseignements abstraits, qu’il lui faut des symboles concrets nous commettons une erreur assez grave.

D’abord le Zen, n’est pas un « enseignement abstrait » puisqu’il est essentiellement pratique et tend au contraire à nous dépouiller l’esprit de toute abstraction. Ensuite, ce serait reconnaître à notre civilisation actuelle un caractère de dégénérescence inquiétant comparativement à celles qui ont existé entre la mort du Bouddha et l’avènement du Christianisme. L’histoire nous enseigne en effet, qu’à l’époque du Bouddha ainsi qu’à celle d’Ashoka les enseignements dépouillés de la doctrine étaient pleinement assimilés par le peuple.

C’est donc par manque de discernement que les organisateurs de la plupart des grandes religions ont encouragé la paresse mentale de la « masse » en tentant de rabaisser la Vérité à son niveau alors qu’il eût au contraire fallu tout mettre en œuvre pour élever la collectivité à la hauteur des purs enseignements énoncés par les Maîtres.

La force de la position du Ch’an et du Zen réside dans l’absence de spéculations métaphysiques. Le terme « Dieu » est inexistant dans les diverses formes du bouddhisme. Seul existe le « Mental Cosmique » dont tous les êtres sont parties intégrantes. Cette Réalité se suffit à elle-même. Sa réalisation en nous-mêmes et par nous-mêmes nous délivre de tout manque de discernement.




(1) « Ceux qui se connaissent par eux-mêmes ne cherchent rien d’extérieur. S’ils adhèrent à l’opinion que la libération vient par l’aide extérieure, par l’office d’un ami bon et sage, ils se trompent entièrement. Lorsque la confusion règne en vous et que des vues fausses y sont conservées, nulle somme de connaissance appartenant aux autres, si bons et sages amis qu’ils puissent être pour vous, ne servira à votre salut. » (Vimalakirti-Soutra, in Suzuki, « Bouddhisme Zen, I, p. 317.)

(2) « Là où notre intellect ne peut atteindre, en vérité je vous dis d’éviter d’en parler. » (Iueh-chan, in : Suzuki, « Bouddhisme Zen, p. 120.)

(3) « O mes amis, n’ayez aucune résidence fixe, à l’extérieur ni à l’intérieur, et votre conduite sera parfaitement libre et sans entrave. Chassez votre attachement, et votre marche ne connaîtra pas le moindre obstacle. » (Houei-neng, « Soutra de l’Estrade », in Suzuki, « Bouddhisme Zen », I, p. 316.)

(4) « Puisque nous ne faisons déjà qu’un avec l’Absolu, nous n’avons rien à pratiquer, rien à accomplir. La seule chose nécessaire est un réveil soudain à cette Unité. » (Hsi Yun « Mental Cosmique ». p. 44.)

(5) « N’imagine pas, ne pense pas, n’analyse pas, ne médite pas, ne réfléchis pas, demeure dans l’Etat naturel. » ( Les six règles de Tilopa – Bouddhisme tibétain)

(6) « Mental Cosmique », p. 131.

(7) D.T. Suzuki, « Le Non-mental », p. 41.

(8) « Lorsque la doctrine abrupte est comprise, il n’est plus besoin de se discipliner dans les choses extérieures. » (Houei-neng, in : Suzuki, « Bouddhisme Zen », I, p. 315.)

(9) « Quand nous demeurons en Dhyana nous sommes esclaves de Dhyana. Si excellents que soient les mérites de ces exercices spirituels, ils nous mènent inévitablement à un état d’asservissement. il n’y a pas là de libération. Aussi peut-on considérer toute la discipline du Zen comme consistant en un série d’efforts pour nous rendre absolument libre de toutes formes d’asservissement. » (D. T. Suzuki, « Le Non-mental », p. 40.)

(10) « Le Mental Cosmique ».

(11) « Un Dieu compris n’est plus un Dieu. » (Terstegen, in : Suzuki, « Bouddhisme Zen », II, p. 105.)

(12) « Les choses divines sont d’autant plus obscures pour nous qu’elles sont plus intelligibles et plus lumineuses en elles-mêmes. » (Aristote.)

Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...