lundi, décembre 27, 2010

Le discours philosophique comme exercice spirituel



L’expression « exercices spirituels », à ma connaissance, n’a pas été souvent employée à propos de la philosophie. Dans son livre paru en 1954, intitulé « Seelenführung, Methodik der Exerzitien in der Antike » (Direction des âmes. Méthode des exercices dans l’Antiquité), Paul Rabbow, qui a inspiré tous ceux qui se sont intéressés à cet aspect de la philosophie, a employé l’expression « exercice moral », tout en montrant que les fameux « Exercices spirituels » de saint Ignace se situent dans cette tradition. En 1945, Louis Gernet parlait d’« exercices », à propos de la technique qui consiste à rassembler l’âme et à la concentrer. Et, en 1964, Jean-Pierre Vernant, dans son livre « Mythe et pensée chez les Grecs », parle d’« exercice spirituel », à propos d’Empédocle et des techniques de remémorisation des vies antérieures. L’expression semble rare, mais elle n’est pas tellement insolite.


Pouvoir supporter les coups du sort


Personnellement, je définirais l’exercice spirituel comme une pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l’individu, une transformation de soi. Jean-Pierre Vernant et Louis Gernet viennent de nous fournir deux exemples de ce que peut être un exercice spirituel. Un autre exemple, lui aussi très ancien, serait celui de préparation aux difficultés de la vie, qui sera très en honneur chez les stoïciens. Pour pouvoir supporter les coups du sort, la maladie, la pauvreté, l’exil, il faut se préparer par la pensée à leur éventualité. On supporte mieux ce à quoi on s’attend. Cet exercice est en fait bien antérieur aux stoïciens. Il avait déjà été prôné par Anaxagore et repris par Euripide, dans sa pièce « Thésée ». Anaxagore parlait d’ailleurs comme un stoïcien avant l’heure lorsqu’il déclarait, en apprenant la mort de son fils : « Je savais que j’avais engendré un être mortel ». Autre exemple : la formule de Platon dans le « Phédon » : « Philosopher, c’est s’exercer à mourir », c’est-à-dire à se séparer du corps et du point de vue à la fois sensible et égoïste qu’il nous impose. Les épicuriens aussi évoquent des exercices spirituels : l’examen de conscience, par exemple, ou l’aveu des fautes, la méditation, la limitation des désirs.


C’est toute la philosophie qui est exercice


Ce que j’ai dit d’une manière générale dans mes livres sur les exercices spirituels pourrait donner l’impression, bien que j’aie cherché à l’éviter, que les exercices spirituels sont quelque chose qui s’ajoute à la théorie philosophique, au discours philosophique, ce serait une pratique, qui compléterait seulement la théorie et le discours abstrait. En fait, c’est toute la philosophie qui est exercice, aussi bien le discours d’enseignement que le discours intérieur qui oriente notre action. Evidemment, les exercices se réalisent de préférence par et dans le discours intérieur – il y a même pour cela une formule consacrée, un terme grec qui est employé très souvent par Epictète dans son « Manuel : epilegein », c’est-à-dire « ajouter à la situation un discours intérieur ». Par exemple, on se dit à soi-même une maxime comme : « Il ne faut vouloir que ce qui arrive n’arrive pas, mais il faut vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive. » Ce sont des formules intérieures que l’on emploie, et qui changent la disposition de l’individu. Mais il y a aussi des exercices spirituels dans le discours extérieur, dans le discours d’enseignement. Et c’est très important, je crois, parce que ce que j’ai voulu justement montrer, c’était surtout que ce qu’on considérait comme une pure théorie, comme abstraction, était pratique aussi bien dans son mode d’exposition que dans sa finalité. Quand Platon compose ses dialogues, quand Aristote fait ses cours et publie ses notes de cours, quand Epicure rédige ses lettres, ou même son traité sur la nature, qui est très compliqué et très long – malheureusement arrivé chez nous en lambeaux, en petits morceaux, retrouvés à Herculanum –, dans tous ces cas, le philosophe expose une doctrine, c’est très vrai, mais il l’expose d’une certaine manière, une manière qui vise plus à former qu’à informer. Souvent, comme je vous l’ai dit, le discours philosophique se présente sous la forme d’une réponse à une question, en liaison avec la méthode d’enseignement scolaire. En fait, on ne répond pas tout de suite à la question. Si l’on voulait simplement satisfaire le désir de connaissance, il suffirait de donner à telle question telle réponse. Or, la plupart du temps, chez Aristote c’est très caractéristique, on ne répond pas à la question tout de suite, on fait beaucoup de détours pour apporter la réponse. Dans les dialogues de Platon ou encore chez Plotin, c’est la même chose. On reprend même plusieurs fois la démonstration. Ces détours et ces répétitions sont destinés tout d’abord à apprendre à raisonner, mais aussi à faire que l’objet de la recherche finisse par devenir, comme le disait Aristote, parfaitement familier et connaturel, c’est-à-dire finalement à intérioriser parfaitement le savoir.


Apprendre à vivre une vie spirituelle


Le sens de ces exercices est évident dans ce qu’on appelle le discours socratique, mais qui est aussi finalement le discours platonicien, et dans lequel les questions ou les réponses sont destinées à provoquer chez l’individu un doute, même une émotion, une morsure, comme dit Platon. Ce type de dialogue est une ascèse ; il faut se soumettre aux lois de la discussion, c’est-à-dire premièrement reconnaître à l’autre le droit de s’exprimer, deuxièmement reconnaître que, s’il y a une évidence, on se rallie à cette évidence, ce qui est souvent difficile quand on découvre qu’on a tort, et puis, troisièmement, reconnaître au-dessus des interlocuteurs la norme de ce que les Grecs appellent logos : un discours objectif, qui cherche en tout cas à être objectif. C’est vrai pour le discours socratique évidemment, mais aussi pour l’exposé soi-disant théorique, qui est surtout destiné à apprendre au disciple à vivre une vie spirituelle. Il s’agit de s’élever, de dépasser les raisonnement inférieurs, et surtout les évidences sensibles, la connaissance sensible, pour s’élever vers la pensée pure et l’amour de la vérité. C’est pourquoi je pense que l’exposé théorique a valeur d’exercice spirituel. Il est vrai aussi que l’exposé théorique ne peut être complet si l’auditeur ne fait pas en même temps un effort intérieur, dans la mesure où par exemple Plotin dit : il est impossible de comprendre que l’âme est immortelle si on ne se détache pas des passions et du corps.


Pierre Hadot


La Philosophie comme manière de vivre



Il est des livres dont on sort changé. C'est le cas de tous les ouvrages de Pierre Hadot, qu'ils traitent de Marc Aurèle ou de Plotin, du stoïcisme ou de la mystique ; avec une érudition toujours limpide, ils montrent que, pour les Anciens, la philosophie n'est pas construction de système, mais choix de vie, expérience vécue visant à produire un « effet de formation », bref un exercice sur le chemin de la sagesse.


Dans ces entretiens, nous découvrons un savant admirable, dont l'œuvre a nourri de très nombreux penseurs, mais aussi un homme secret, pudique, sobre dans ses jugements, parfois ironique, jamais sentencieux. En suivant Pierre Hadot, nous comprenons comment lire et interpréter la sagesse antique, en quoi les philosophies des Anciens, et la pensée de Marc Aurèle en particulier, peuvent nous aider à mieux vivre. Et si « philosopher, c'est apprendre à mourir », il faut aussi apprendre à « vivre dans le moment présent, vivre comme si l'on voyait le monde pour la dernière fois, mais aussi pour la première fois ». 

La guerre contre l’Islam est-elle une phase de la guerre ultime : la Guerre contre le Christ ?

La doctrine de la « démocratie libérale et des droits de l’homme » est une crypto-religion, une forme extrême, hérétique de judaïsme christ...