samedi, janvier 08, 2011

Yang Zhu ou l’égoïsme libertaire





De Yang Zhu on ne sait rien sauf qu’il dut vivre à l’époque de Mengzi et de Zhuangzi, ou un peu avant, donc en plein 4ème av. notre ère. Il semble avoir joui d’une très grande réputation et sans doute avoir eu des disciples. De toute façon, ses œuvres – si œuvre il y eut – sont perdues et sa doctrine ne nous est connue – et donc lacunairement – par le chapitre VII du Liezi, philosophe taoïste, et quelques traces de polémiques par-ci par là, notamment dans le Mengzi où les deux cibles privilégiées sont précisément Yang Zhu et Mozi. Il se pourrait bien que Yang Zhu soit à la fois un hédoniste, partisan du plaisir et de la liberté individuelle, et un individualiste rebelle à tout service altruiste ou étatique. Les deux positions étant d’ailleurs beaucoup plus complémentaires qu’incompatibles.

On lui a surtout reproché de se gausser de l’activité des rois légendaires exemplaires en qui il voit des activistes surmenés qui, non seulement, ne tirent aucun plaisir de la vie, mais encore, la mettent en danger.


En effet, quand on est utile aux autres on est en très grand danger d’être inutile à soi, car ce n’est qu’en étant inutile aux autres qu’on a chance et assurance d’être utile à soi. La vie, l’inestimable importance d’être en vie, prime tout et suffit à tout.


« Notre vie est notre propriété et son utilité pour nous est très grande. Pour ce qui est de sa dignité, même l’honneur d’être empereur ne peut lui être comparé. Pour ce qui est de son importance, même la richesse que donne la possession du monde n’est pas à échanger contre elle. Pour ce qui est de sa sécurité, si nous la perdions une matinée, la perte serait sans retour, A ces trois points prennent garde ceux qui ont compris. »


Dans le Hanfeizi, texte légiste, il est rapporté à son sujet :


« C’est un homme dont la politique est de ne pas entrer dans une ville qui est en danger, ni de rester dans l’armée. Même en échange du monde entier, il ne donnerait pas un seul poil de sa jambe… C’est un homme qui méprise les choses et attache du prix à la vie. »


L’image du personnage est donc très simple, poussée même jusqu’à la caricature : alors que Yu le Grand a perdu tous les poils de ses jambes à force de travailler dans l’eau à maîtriser l’inondation, Yang Zhu, lui, n’aurait même pas sacrifié un poil de ses jambes à quelque travail altruiste que ce soit. 


« Si chacun refusait d’arracher même un seul poil et si chacun refusait de faire du monde l’objet d’un gain, le monde serait dans un ordre parfait. » (Liezi)


Autrement dit, il ne faut rien sacrifier, perdre ou « donner », mais il ne faut pas non plus risquer pour gagner. Ni sacrifice ni risque, voilà la voie. N’allons tout de même pas croire que Yang Zhu s’interdise tout mouvement ou acte de pitié envers autrui dans le besoin. Mais une chose est de nourrir spontanément l’affamé qui nous requiert, autre chose d’intervenir ou de se sacrifier pour « corriger » la nature, l’homme ou la société. Yang Zhu est resté dans la pensée chinoise le modèle même de l’égoïsme absolu. Une sorte de « fou » qui se retire du monde des hommes, considérant que tout sacrifice, tout humanisme, tout autant que l’appât du gain ou l’ambition, ne peuvent que mettre en péril la vie qui y succombe.


Pour cultiver la vie, leitmotiv qui soutient toute sa pensée, il suffit de commencer à soi… et de s’arrêter à soi.


Il y a déjà dans Yang Zhu comme un pré-taoïsme de par son rejet de l’interventionnisme illusoire, moralisant et périlleux, mais il y a surtout un ton libertaire qui n’appartient qu’à lui.


Au fond la leçon que nous donne Yang Zhu n’est ni une leçon d’égoïsme, ni une leçon d’anarchie, mais probablement bien plus une leçon de modestie prudente : qui es-tu pour te croire appelé à te mêler de ce qui ne te regarde pas en t’arrogeant le droit de dire le bien et le mal, le convenable et l’inconvenable. Comme aussi une leçon de liberté, laquelle ne tient souvent qu’à un fil – ce qui n’est pas beaucoup plus qu’un « poil » : à sacrifier « poil » après « poil » d’une vie tellement déjà réduite et médiocre, que te restera-t-il ? Ton sacrifice la réduirait encore sans aucune utilité pour personne et certainement pas pour toi.


On peut certes préférer une pensée plus engagée et plus humaniste, il n’empêche qu’on ne saurait réduire celle-ci à un pur et simple égoïsme anarchiste – si tant est qu’il existât jamais – et qu’il y a là des accents assez proche parfois de l’Ecclésiaste, comme aussi du Stirner de « L’Unique et sa propriété ».


Ce ne sont pas des compagnons indignes que ceux qui tiennent plus à vivre au plus près d’eux-mêmes qu’à se payer de mots ou d’actes dignes d’éloges.


Le nihilisme de Yang Zhu


Si on lit attentivement le chapitre VII du Liezi consacré à Yang Zhu on doit bien admettre que Yang Zhu – s’il le fallait pousser rigoureusement, mais le doit-on, dans ses derniers retranchements – ne sort pas d’une vision nihiliste des choses et du moi.


En effet, le destin de tout homme, qu’il soit sage et altruiste ou méchant et égoïste, est le même : morts, « ils ne sont guère différents d’un tronc d’arbre ou d’une motte de terre ».


Qu’importe après tout que la renommée des uns soit glorieuse et celle des autres, infamante. Ils n’en savent rien : morts, louanges et blâmes ne les atteignent plus.


Quant au « bonheur », au plaisir, Yang Zhu affirme que les sages « n’en connurent pendant toute leur vie aucun jour », tandis que les tyrans, les méchants « accomplirent jusqu’au bout tout ce qu’ils désiraient ». on peut sans doute infirmer son jugement en rappelant, d’une part, « l’imperdable bonheur » de qui se conduit bien, à ce point en paix avec sa conscience qu’il peut, malgré parfois déréliction passagère, affronter la mort injuste avec sérénité, et, d’autre part aussi, l’inquiétude de tout tyran qui, suscitant jalousie et vengeance, n’ignore pas, même si sa conscience reste silencieuse, le danger qui le menace. Il n’empêche que d’une certaine façon l’« imperdable bonheur » n’est pas le bonheur tout court, et que la crainte d’un danger n’exténue pas tout plaisir, quand perversement il ne l’accroît. A typer comme il le fait, le bonheur du tyran, malmené seulement par la renommée, face au malheur du sage, glorifié seulement par celle-ci, Yang Zhu caricature une réalité humaine moins unanimement « injuste ».


C’est pourtant le même effarement qui saisit le psalmiste comme l’homme de la rue quand ils constatent l’insolence du bonheur des méchants face au malheur des justes et des innocents.


Faut-il en conclure par là qu’à moins d’une hypothétique rétribution future – qu’il n’envisage à aucun moment – ou d’hypothétiques lendemains qui chantent – pas plus –, mieux vaut être injuste et heureux que juste et malheureux, ou comme on dit aussi, en sous-entendant le prix à payer, riche et heureux que pauvre et malheureux, c’est ce que ne dit pas Yang Zhu pour qui poursuite de richesses et de plaisirs tous azimuts sont aussi choses risquées.


Son dernier mot serait probablement : comme ceci ou comme cela, mais non sans plaisir, sans bonheur, sans liberté.


Mais, comme il n’est pas possible d’avoir « tout à fait en main » ni soi-même ni les êtres, cette quête de bonheur, quoique nihiliste en son fondement, requiert doigté, insouciance et capacité de jouir de soi, des êtres et des choses dans l’instant présent de leur rencontre. La vie ne vaut pas la peine d’être vécue, mais rien ne vaut la vie surtout si on parvient à lui retirer, en ne poursuivant ni gloire, ni rites, ni vertus, la moitié de sa peine.


Vladimir Grigorieff, « Les philosophies orientales ». 




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Photo : http://travelinghost.blogspot.com/2008/08/zhu-yiyong.html

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