mardi, février 22, 2011

Le fœtus récalcitrant




Comme René Guénon, Gustave-Henri Jossot (Abdul Karim Jossot), dessinateur libertaire et auteur du livre "Le fœtus récalcitrant", s’intéressait à la spiritualité soufi. 


Des soufis ont revendiqué une liberté totale. Par exemple, les qualandar méprisaient les règles morales et religieuses de l’islam, ne jeûnaient, ni ne faisaient la prière rituelle quotidienne. « En revanche, ils chantaient avec adresse la liberté de ceux qui connaissent vraiment Dieu. » (Carl Keller)


« Jossot commence à rédiger "Le fœtus récalcitrant" en 1927, c'est à dire juste après la publication de son précédent credo, "Le Sentier d’Allah". Même si l’artiste est manifestement marqué par son initiation au soufisme auprès du Cheikh Alawi, toute référence directe à l’Islam disparaît de sa brochure. Il s’en explique d’ailleurs très clairement : « J’ai l’air de vous faire un cours d’instruction religieuse. Rassurez-vous : je n’appartiens plus à aucune religion. Je les ai toutes étudiées : mais j’ai eu beau m’allonger de grands coups de pied sur le coccyx, je n’ai pas réussi à croire en elles. » Un premier chapitre consacré à sa carrière et à ses idées de caricaturiste est suivi d’un "Evangile de la paresse". Son auteur a probablement eu connaissance du texte de Paul Lafargue, "Le droit à la paresse", publié en 1880, dont il reprend la tonalité pamphlétaire et un certain nombre d’idées : la haine du travail chez les peuples primitifs, le Christ comme apôtre de la Paresse, la guerre comme instrument de la croissance capitaliste, etc. Jossot y développe une pensée authentiquement individualiste, puisant aux sources du stoïcisme et du cynisme antique, s’inscrivant dans l’héritage de Nietzsche et Stirner, et alimentée par des contemporains comme Georges Palante, Han Ryner, Lacaze-Duthiers, Manuel Devaldès...


L’artiste parvient à publier sa brochure à compte d’auteur, en mille exemplaires, dont soixante seulement ont été vendus à Tunis, « les libraires de cette ville ayant refusé, avec une unanimité touchante, de les exposer dans leurs vitrines : autant dire que personne ne l’a lue, sauf les copains à qui je l’ai distribuée. » Les éditions Finitude publient donc "Le Fœtus récalcitran"t pour la première fois, en février 2011. »
Henri Viltard


Extraits...


Le mot « caricaturiste » est employé, la plupart du temps, pour désigner le premier venu parmi les collaborateurs d'une feuille illustrée : des dessinateurs très corrects, dont les croquis ne portent aucune trace de déformation, se voient promus caricaturistes bien malgré eux et, par suite de cette interprétation erronée, les moindres gribouilleurs du plus petit journal pour rire sont, eux aussi, étiquetés caricaturistes.


Le plus insignifiant dessin représentant la plus inexpressive des « petites poules » est considéré comme une caricature.


Une formule d'art très spéciale se trouve donc méconnue par les artistes eux-mêmes, ravalée au rôle d'amusette pour siroteurs d'apéritifs.


Je vais tenter de remettre les choses au point...


Partout nous nous heurtons au respect : nous ne rencontrons que gens courbant l'échine, s'inclinant, s'agenouillant, se prosternant, s'aplatissant les uns devant les autres. Quand, par extraordinaire, un individu est affligé d'une épine dorsale sans souplesse, on le considère comme un sacrilège, un profanateur du tabou. On le regarde avec un religieux effroi, on fait le vide sur son passage ; c'est un pestiféré ; il a contre lui l'opinion publique.


A mon avis, une face tirée, tordue, déformée par la souffrance, la colère, le rire ou la frayeur est mille fois plus « belle » malgré sa laideur, que les têtes insipides et inexpressives qui surmontent tant d'anatomies établies selon les canons des pontifes.


Shakespeare devait partager cette opinion quand il écrivit : « Le Beau est laid ; le Laid est beau ». Pour en extraire l'ordure morale, il faut exagérer l'expression des physionomies ; exalter la grimace, cette photographie de l'âme ; déformer les personnages d'un pouce compresseur, leur écrabouiller le nez, leur broyer les maxillaires, leur tordre l'épine dorsale, écarteler leurs membres, décerveler leurs crânes.


Le caricaturiste est un justicier doublé d'un philosophe : à coups de matraque il fait craquer les masques et martèle, sur l'enclume de la pensée, le sujet hurlant et pantelant.


Et sans cesse le savant nous crée de nouveaux besoins sans nous fournir le moyen de les satisfaire. La science vulgarisée, l'instruction, que l'on répand à profusion, est cause de la détresse sociale : elle engendre le progrès matériel et la cheminée d'usine, ce monstrueux phallus en permanente érection, éjacule de la suie sur les plus verdoyants paysages.


La chimie frelate nos boissons, falsifie nos aliments ; de cette sophistication résultent d'innombrables maladies. Quand nous sommes complètement démolis par l'ingestion des produits chimico-nutritifs, on nous en fait absorber d'autres sous formes de remèdes.


Il ne nous reste plus, alors, qu'à rédiger notre testament[...] Ces insensés fatiguent la terre par leurs procédés de culture intensive, par leurs engrais artificiels. Un jour viendra où notre planète ne produira plus rien : la science sera responsable de sa stérilité.


Voilà le crime abominable : pervertir des êtres simples ; les ravaler au rôle de salariés ; importer, en pleine nature vierge, cette honte de la civilisation : le travail !


Les prêtres médiévaux, qui brûlaient les hérétiques après les avoir soumis aux plus effroyables tortures, étaient atteints d'hystérie mystique : en martyrisant ceux qui ne partageaient pas leurs croyances, ils s'imaginaient agir pour leur plus grand bien. S'ils tenaillaient et brûlaient les chairs de leurs victimes, c'était pour faciliter l'évasion de leur âme. Nos modernes agités ne leur sont pas inférieurs en fanatisme : sectateurs de la religion du travail, ils sont, eux aussi, des sectaires ; ils veulent imposer leur foi. S'ils osaient, ils dresseraient de nouveaux bûchers pour les paresseux qui refusent de se convertir.


Déjà la plupart des gouvernements européens ont institué un ministère du Travail. Pourquoi n'établissent-ils pas aussi un ministère de la Paresse ? Les paresseux ne sont-ils pas citoyens tout comme les travailleurs ? En cette qualité n'ont-ils pas droit, comme eux, à la sollicitude de l'État ?


Non : les dirigeants s'appuient sur la masse électorale des travailleurs ; les paresseux sont en minorité ; ils ne sont pas syndiqués et ne professent, pour la politique, qu'indifférence ou mépris ; aussi attendront-ils longtemps la création d'un ministère de la Paresse.


Si tu veux vraiment agir et non plus t'agiter, si tu tiens à faire quelque chose pour les autres, commence par t'occuper de toi : transmue ta vie en une œuvre d'art ; modèle toi-même ta propre statue.


Retouche-la chaque jour, pendant des années, jusqu'à ce qu'elle approche de la perfection. Alors tu la montreras à tes congénères : elle sera pour eux un exemple vivant.


C'est la plus riche aumône que tu puisses leur offrir ; c'est la meilleure façon de leur venir en aide.


II n'y a rien à tenter sur le plan social : depuis que le monde existe, ou plutôt depuis que la civilisation a pris naissance, les hommes ont essayé de nombreuses formes de gouvernement, toutes basées sur l'autorité, aucune sur l'entente, de sorte que l'homme est resté un loup pour l'homme.


C'est dans l'inaction que l'on agit efficacement ; c'est la Pensée qui est la « force forte de toutes forces » et non pas le Mouvement.


La Pensée ne peut prendre son essor que dans l'oisiveté : en cet état elle jouit de l'indispensable recueillement. Le bruit et le tumulte l'effarouchent, la contraignent à se recroqueviller sur elle-même et l'empêchent de s'envoler. Penser c'est paresser physiquement, mais agir mentalement, abdique toute agitation si tu veux agir.


Les véritables hommes d'action ne sont pas les coureurs, les boxeurs et les aviateurs, mais ceux qui émettent et répandent des idées : les artistes, les poètes et les penseurs, en un mot les paresseux.


Entends hurler les fous ! Regarde-les s'agiter, se précipiter, s'exterminer : leurs guerres causent d'innombrables deuils, engendrent des révolutions, ruinent vainqueurs et vaincus, occasionnent un malaise général. N'est-ce pas le déluge ? Ils travaillent, suent, s'échinent et détruisent leur santé pour gagner de l'argent. Quand ils sont en possession de cette galette, ils la dépensent pour soigner leur santé.


Cette intelligente combinaison ne leur réussit pas toujours ; alors ils meurent de fatigue.


S'ils n'ont pas souci de leur santé, ils font la ribouldingue et finissent par en crever.


Encore le déluge !


Ils grimpent sur des machines qui les transportent à toute vitesse sur terre, sur mer, dans les airs, au fond des eaux ; ces machines sautent et eux avec.


Toujours le déluge !


Et dans les usines d'autres machines tournent, virent, trépident, saisissent des ouvriers et les déchirent dans leurs engrenages ; elles éclatent et font de nouvelles victimes.


Malgré qu'elle revête des apparences bien modernes, cette extermination multiforme n'en ressemble pas moins au cataclysme final, au vrai déluge.


Les insensés ! Ils courent après Mammon sans deviner qu'il les entraîne à l'abîme. Ils ont tant sacrilégié la nature qu'elle se fâche et se venge.


Ils ne s'aperçoivent pas de leur folie ces déments qui traitent de fous les sages.


Ce n'est que le commencement de la fin : pour que la palingénésie soit intégrale, il faut que s'intensifie le machinisme, que les guerres deviennent plus effroyables et l'empoisonnement scientifique plus destructif.


Alors la mort, ayant passé sa faulx sur toute la surface du globe, notre planète sera débarrassée de sa grouillante vermine et connaîtra enfin le repos.


L'Humanité se divise en deux catégories : les actifs et les spéculatifs. A tout cerveau lucide il appert, d'irréfragable façon, que l'activité n'est qu'un besoin physiologique, une fonction basse des agités. Pourquoi prétendent-ils l'imposer à ceux qui sont pourvus d'une complexion différente? Parce qu'ils se figurent que le bonheur consiste à se démener. Ils n'admettent pas l'immobilité ; l'indolence leur paraît un péché, presque un crime.


Cependant ils sentent confusément leur infériorité ; honteux, ils cherchent à se disculper : « Nous voudrions bien nous reposer, nous aussi, concèdent-ils ; mais primum vivere : il nous faut gagner de l'argent pour subvenir à nos besoins matériels ».


Ces besoins pourquoi ne les restreignent-ils pas ? Si vraiment ils estimaient qu'un peu d'idéalisme vaut mieux que leurs jouissances sensuelles, ils cesseraient de se passionner pour « le labeur dur et forcé » ; ils ne lui accorderaient que le temps indispensable à l'obtention du pain quotidien ; quelques heures leur suffiraient pour se procurer la pâtée ; ils seraient libres ensuite de se livrer aux douceurs du farniente.


Mais ils ne sauraient se replier sur eux-mêmes : cela exige un long entraînement et ceux qui abandonnent les affaires après fortune faite ne tardent pas à mourir de consomption.


Le travail n'est pas sacré, ami : on a toujours menti en le prônant comme tel et les hommes sont victimes de cette supercherie.


Le travail (je précise) qui a pour but le gain, est une servitude imposée par la civilisation ; c'est une atteinte à la dignité humaine ; c'est une des multiples formes du mal ; il nous empêche de vivre en beauté.


Il faut lui arracher son auréole : jamais on ne flétrira, comme elle le mérite, cette torture que nous inflige l'enfer social.


L'aberration des agités est telle qu'ils en sont arrivés à considérer la sublime paresse comme la mère des vices alors que seul le travail procure de quoi les satisfaire tous : on ne trime que pour gagner de l'argent et c'est avec l'argent que se paie la débauche.


La Société prétend condamner le paresseux au travail forcé : « Qui ne travaille pas ne mange pas », ose-t-on dire aujourd'hui. Les flemmards admettent, pour les autres, le droit à la fatigue ; pourquoi leur refuse-t-on le droit au repos ? C'est que les agités ne raisonnent pas : comme tous ceux qui répudient la Pensée, ils n'ont d'autre argument que la violence : ils imposent leur vice par la Force.


D'après eux le désœuvrement pousse l'homme au vol et à l'assassinat. Mais les plus grands laborieux ne sont-ils pas les pires gredins ? Les Hautes-Crapules du commerce, de l'industrie et de la finance se font-elles scrupule de nous réduire à la misère ? Et les guerres exterminatrices ne sont-elles pas fomentées par ces fanatiques de l'activité ? N'est-ce pas pour favoriser leurs malpropres micmacs que l'on envoie les troupeaux humains à l'Abattoir ? De la paresse ou du travail quoi donc transforme les hommes en damnés ?


Le travail c'est le Mal Suprême, c'est la désolation, c'est la folie. N'a-t-il pas fallu que les hommes fussent atteints de démence pour créer une vie anti-naturelle et pour tout sacrifier à cette existence enfiévrée ? Plus de repos, plus de joie, plus de liberté ! Pour travailler ils renoncent à tout ; ils remuent, ils suent, ils tuent.


Afin d'unir leurs efforts, ils se sont rassemblés en troupeaux et, comme tout troupeau ne peut se passer de bergers et de chiens, ils se sont donnés des maîtres.


Pourtant l'Homme est né libre et la Terre lui appartenait. Aujourd'hui l'individu n'est plus qu'un minuscule boulon de la gigantesque machine sociale [...] Le travail est quelque chose de très bas. En refusant de t'avilir, en te réclamant de la Sainte Paresse, tu rompras, du même coup, avec la malpropreté universelle ; tu te placeras au-dessus de la tourbe.


Aie donc l'orgueil d'être un homme ; débrouille-toi ; trouve une combinaison pour lâcher ton usine, ton magasin ou ton bureau ; repousse, de toutes tes forces l'abrutissement obligatoire ; gagne ta vie librement.


Et quand tu seras un Homme, tends à devenir un Surhomme. C'est pour cette besogne interne que tu es sur la Terre, non pour te fatiguer.


Voici venus les temps de rendre un culte à la Paresse. Accourez tous, vous qui êtes éreintés : elle vous procurera le repos.


Accourez humains et sous-humains fourbus par le travail ; venez : la Divine Paresse vous appelle tous.


Vous, les grossiers et les turbulents, vous qui vous croyez incapables de vivre hors du tintamarre et sans bouger, vous pouvez, si vous le désirez sincèrement, devenir des paresseux. Combien vous seriez fautifs de ne pas essayer.


Accourez et nous instaurerons la religion de l'Oisiveté, religion sans clergé qui répudiera tout intermédiaire entre la Divinité et vous : chaque fidèle sera son prêtre ; il officiera lui-même et prendra son cœur pour autel.


Votre brûlant désir de vous la couler douce ardera vers l'Inertie Suprême ; d'En-Haut descendront sur vous le Repos et la Paix.


Priez donc de la sorte :


« Ô Divine Paresse qui êtes aux Cieux, que Votre Nom soit sanctifié ! Que Votre Règne arrive sur la terre comme au ciel ! Octroyez-nous, sans fatigue, notre croûte quotidienne. Surtout, ne nous induisez pas en la tentation du travail ; mais délivrez-nous de cette calamité. Ainsi soit-il ».


La Paresse, ami, est la plus belle hypostase de l'Âme Universelle. Prépare-toi à La recevoir.


C'est dans ton cœur que tu lui offriras l'hospitalité ; il faut y allumer une grande flambée d'amour.


Quand elle sera en toi, tu comprendras qu'Elle fait partie de toi-même, qu'Elle est toi-même.


Alors tu seras un adepte.


Il te restera à devenir un initié.


Frère, te voici éveillé ! A ton tour d'éveiller tes frères ! Tire-les de leur infernal sommeil ; sors-les du cauchemar ; arrache-les à la honte du travail.


Ils te réciteront leur antienne : « Il faut bien travailler pour vivre ».


Tu leur apprendras que l'existence qu'ils mènent n'est pas la vraie vie ; tu leur montreras que l'acquisition des richesses, l'ascension à la gloire, aux honneurs, ne leur procureront que satisfactions éphémères. Tu leur diras que la véritable félicité est en eux : ils n'ont qu'à vouloir pour la trouver.


Qu'ils abandonnent tout pour cela ! Les initiés de jadis et ceux d'aujourd'hui, tous les mages, tous les sages sont unanimes pour enseigner qu'il faut se détacher de tout.


Source : Goutte à Goutte, le site de Jossot réalisé par Henri Viltard :
http://gustave.jossot.free.fr/page_auteur.html




Le fœtus récalcitrant


Quand un fœtus récalcitrant ne manifeste qu'un médiocre empressement à sortir des entrailles maternelles, on va quérir les forceps et, sans tenir compte de ses cris de protestation, on l'introduit dans la vie ". Ce sont les premières lignes du livre de Jossot, caricaturiste anarchiste, récalcitrant, qui dans ce texte fustige, entre autres choses, l'éducation imposée aux enfants par les parents (" des scorpions ") ou les enseignants (" des déformateurs de cerveau "). Seule sa vocation artistique, affirme-t-il, lui a permis d'échapper au " dressage " et de rester libre. Mais pour Jossot, il est une vertu indispensable à la liberté : la paresse. Dans l'Évangile de la paresse, second texte de ce petit livre, il détaille avec humour mais surtout avec virulence tous les maux engendrés par le travail et son corollaire, la cupidité. L'esclavage, la colonisation, les dérives de la science ou l'épuisement de la nature sont les conséquences de l'activité des industrieux, qui inventent sans cesse de nouveaux besoins pour inciter l'homme à travailler plus encore. Tout cela reste plus que jamais d'actualité...






De la révolte à la fuite en Orient
Caricatures de Jossot






Leçon d’humour de Gustave Jossot (1866-1951), un maître de la caricature, célèbre affichiste (Cointreau, Saupiquet), libertaire et converti à l’Islam. Exposition à la Bibliothèque Forney des Arts Graphiques (8 février-7 mai 2011)




***

Le respect selon Jossot


Extrait du numéro 302 de « L'Assiette au Beurre », 12 Janvier 1907.
Musique : Comus, « Diana », album « Première Énoncé » (1971).

***


L’assiette au beurre, numéro 169, 25 juin 1904, les Francs-maçons vus par Jossot :

Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...