mardi, avril 12, 2011

Le refus de l'officiel



Par Michel Maffesoli

L'ambiance générale est bien au scepticisme. Scepticisme vis-à-vis des grands systèmes théoriques, la chose est entendue. Mais, également, vis-à-vis de ceux qui, de diverses manières, ont la prétention de parler pour et au nom des autres.

L'intellectuel est passé du statut de maître-penseur à celui d'« expert ». C'est dire la haute idée que l'on a de lui : il a été a la soupe.

Le politique est, globalement, déconsidéré. Et quand il n'est pas soupçonné de corruption, il est vu comme un histrion aux gesticulations et au langage étranges, pour lequel on n'a que commisération. Sa préoccupation essentielle d'ailleurs, est de se produire dans les divers médias, de privilégier la « communication », et de participer à des « talk-shows » insipides. C'est dire le niveau atteint par les représentants de la chose publique !

Quant aux journalistes, hélas ! ils se contentent de mettre en scène la débilité ambiante. « Sans subjectivité, ni objectivité », ainsi que le notait, déjà, le philosophe G. Lukács, leur principal souci est, dans tous les sens du terme, de rendre « passable » le débat public.

Et l'on pourrait continuer à égrener la longue liste des protagonistes de l'intelligentsia, de tous ceux qui ont (quelque) pouvoir de dire et de faire, et dont l'ultime ambition est bien l'impérieuse nécessité de préserver les pauvres privilèges de petites sectes en voie de décomposition avancée.

Il n'y a pas lieu, dès lors, de s'étonner du fossé faramineux existant entre les représentants et les représentés. Désamour s'exprimant dans la désaffection vis-à-vis du politique, vis-à-vis de la presse, vis-à-vis du débat d'idées. Toutes choses qui furent la spécificité de la modernité.

Ce n'est pas la première fois qu'existe une telle « secessio plebis ». Le peuple fait sécession d'une manière bruyante ou silencieuse, quand il n'y a plus de pensées hardies capables de traduire l'aspect aventureux de son existence réelle.

Et il ne s'agit pas, ici, d'un simple problème d'école. Car c'est dans l'écart existant entre ceux qui disent et ceux qui vivent que peuvent se nicher les diverses formes de fanatismes, de xénophobies ou de racismes. Le succès des démagogues de tout poil repose, essentiellement, sur l'incapacité de rendre compte de l'imaginaire à l'œuvre dans la vie sociale. L'animal humain a besoin de se dire. Mais le propre des « discours » (mythes, représentations, histoires) est d'être impermanents, de se saturer.

D'où la nécessité de reconnaître cette saturation et de repérer ce qui, d'une manière balbutiante, tend à émerger. Pars destruens, pars construens. La vie est faite de destruction et de construction. La pensée, aussi, n'y échappe pas qui doit révéler l'inanité des analyses de ces « experts » dont on sait, d'avance, ce qu'ils vont dire, et dont le conformisme atterrant va de pair avec leur ignorance de ce qui est l'existence en son quotidien.

Il faut rompre le cercle vertueux des analyses convenues. De ces analyses fades faites plus de virtuosité que d'amour. Analyses élaborées dans ces endroits protégés que sont les lieux de pouvoir (symbolique, économique, politique). Analyses sectaires, c”est-à-dire coupées de la réalité, à usage des tribus de ces mêmes pouvoirs, qui se contentent soit de conforter un statu quo bien fragile, soit de le critiquer d'une manière bienséante et polie.

Voilà bien l'enjeu, épistémologique et éthique, d'une pensée forte, en congruence avec son temps. Et dès lors lucide, roborative, et quelque peu amorale. Au-delà et en deçà de la critique et avant l'action, il faut savoir célébrer le monde tel qu'il est, pour ce qu'il est. Et dès lors oublier la critique hargneuse des esprits malheureux. Ce, non par mépris (l'on sait qu'il faut être économe de ce sentiment), mais bien parce que c”est en rompant avec l'opinion, fût-elle savante, que l'on peut apporter son tribut à l'édification d'une pensée qui soit en congruence avec son temps.

Exciter les clameurs et les haines importe peu dès lors que l'on s'emploie à être fidèle à l'exigence intellectuelle que l'on s'est fixée : contre l'automatisme des idées abstraites et diverses analyses convenues, indiquer une démarche stéréoscopique, sachant tout à la fois rendre compte des rêves les plus fous et du pragmatisme terre à terre qui sont, de tout temps, les essentielles caractéristiques de ce que Montaigne nommait, avec quelque tendresse, cette « hommerie » qui est la nôtre.

Faire le relevé d'une topographie dont les contours ne varient pas, mais dont il importe, toujours et à nouveau, de rappeler les méandres. D'où un questionnement, quelque peu répétitif, se déroulant en volutes autour d'une idée centrale : penser la singulière métamorphose de la vie en son déroulement, faisant revenir ou réactualisant ce qui a toujours été.

Pour reprendre un terme que j'ai proposé il y a fort longtemps, et qui tend, de plus en plus, à s'imposer, il y a bien une logique « sociétale » à l'œuvre dans notre espèce animale. Mais cette logique n'est réductible à rien. Surtout pas à la raison, à la conscience, à l'individu. Pas plus qu'à un savoir censé leur donner statut scientifique. C'est une logique de l'entre-deux, c'est-à-dire du multiple. Non plus un sujet maître de lui, agissant sur un objet soumis, mais bien un trajet en constante évolution. D'où le balancement entre la connaissance et la vie quotidienne, entre l'esprit et les sens.

« Connaissance ordinaire » (1985), avais-je dit. Ou encore « Raison sensible » (1996). En bref il n'y a de savoir qu'enraciné dans l'existence courante. « Être à la hauteur du quotidien », disait, à sa manière, Max Weber. Et il est vrai que l'éthique, fondement du lien social, dépend, structurellement, de l'esthétique : cette capacité d'éprouver des émotions, de les partager, de les constituer en ciment de toute société.

Tout cela peut sembler académique, et il est vrai que l'affairisme dominant, dans ses aspects journalistiques, bien sûr, mais également universitaires ou politiques, s'accommode des simplismes convenus : la doxa dont il a été question. L'endurance ou l'exigence de la pensée est pourtant affaire de tous, si l'on veut que cesse cette étonnante et dangereuse déconnexion existant de nos jours entre ceux qui vivent et ceux qui sont censés dire ce que cette vie doit être.

Résistance et soumission. Résister au conformisme qui se contente de dire ce qu'il aimerait qui soit, ou ce que la morale devrait être. Se soumettre, ce qui est faire preuve d'invention : cette créatrice capacité de faire venir au jour (in venire) ce qui est. Paradoxe, certes, faisant des amateurs du monde les plus farouches opposants de tout institué : conformisme intellectuel et/ou institution sclérosée.

La pensée n'est intéressante que quand elle est dangereuse. Dangereuse pour l'opinion établie et ronronnante servant de fondement à toutes ces « expertises » dont se repaît le pouvoir. Bavardage tonitruant. Jargon en folie tenant lieu de pensée. De plus en plus nombreux sont ceux qui n'ont rien à dire et le disent bien haut.Voilà bien ce qui tend à dominer. Une écœurante vulgate où se complaisent la médiocrité et la médiacratie unies en un spasme incestueux.

Il est des mots que l'on attend pour conforter ses certitudes. C°est bien cela la doxa intellectuelle dominante. Il en est d'autres dont on pressent l'impérieuse nécessité pour se mettre en question. Pour participer à la question qu'au travers de leurs plus authentiques expressions : mythes et symboles divers, les sociétés se posent à elles-mêmes. L'intranquilité de l'être n'a, fondamentalement, que faire des veules et benoîtes assurances. Bien plus lui plaît l'inquiétante inquiétude qu'est toute vie. L'énigme plus que la solution.

Et ce d”autant plus que ces certitudes, ces assurances tous risques, intellectuelles et politiques furent élaborées en un temps qui ne fut pas sans intérêt mais qui semble, empiriquement, bien daté. Les incantations républicaines et autres développements sur le contrat social, aussi tonitruants soient-ils, n'en sont pas moins désuets.

« Monnaie usée, toujours utilisée » (Husserl). Les mots deviennent futiles lorsqu'ils sont déconnectés de la réalité vécue. Ils n'ont plus d'énergie propre. Et sont, dès lors, impuissants à rendre compte de l'énergie, qui peut être choquante mais pas moins vivace, à l'œuvre dans la socialité contemporaine.

Le conformisme de pensée est de tout temps qui se satisfait des certitudes acquises et n'entend pas remettre en question la sécurité de ses forteresses de pensée. Ainsi tel éminent professeur de physique à la Sorbonne traitant Edison de « ventriloque » lorsque ce dernier présenta son phonographe à Paris. Ainsi les détracteurs de Galilée qui refusèrent son invitation à regarder dans son télescope afin de vérifier, par eux-mêmes, l'existence des satellites de Jupiter. Quand la science s'institutionnalise elle devient dogmatique, et a besoin d'être bousculée pour retrouver son dynamisme originel et original.

Octavio Paz rappelle, dans Sor Juana Inés de la Cruz, qu'à chaque époque il y a ces « lecteurs terribles » que sont les archevêques, les inquisiteurs et autres secrétaires généraux du parti veillant à « ce qu'on ne peut pas dire ». Il note, aussi, que certains transgressent et disent, tout de même, la parole perdue ou interdite. Ce n'est donc pas chose nouvelle. Mais il est important, en reprenant le flambeau de la résistance, que l'on fasse entendre, dans le conformisme ambiant, et face aux divers censeurs, cette voix autre. Cette voix de l'autre, ennemie des notaires, des chefs de bureau, des caporaux de tout poil. Important que l'on sache s'opposer au matois jargon de la moralité bien pensante.

En bref, ne plus juger. Ne plus mesurer les choses à l'aune de nos représentations modernes. Se contenter de les présenter. Est-il encore possible que celui qui a le pouvoir de dire soit le « magister humanitatis » indiquant le sens du monde ? Certainement pas. Les systèmes représentatifs semblant, pour l'instant, saturés, il faut se contenter de
poser des jalons, indiquer quelques repères sur le cheminement personnel et collectif.

En un moment où prédomine le nomadisme existentiel,doit répondre, comme en écho, l'errance intellectuelle. La question plus que la solution. La précaution, soi-disant (se disant) scientifique, doit laisser la place à l'audace de la pensée.

C'est Luther qui qualifie, quelque part, la philosophie de « part du diable », et propose de brûler Aristote. Subtilité de théologue avec ses gros sabots ! Bien étrangère à ce sens de la nuance habitant ceux qui préfèrent le questionnement, douteux, doutant, aux certitudes dogmatiques. Et pourtant Luther est bien l'homme du « non possumus » qui ne pouvait pas ne pas dire, contre la scolastique catholique, les doutes dont il était plein. Étrange drame de la pensée faisant des plus intrépides révoltés, lorsqu'ils institutionnalisent leur hétérodoxie, les plus farouches défenseurs d'une nouvelle orthodoxie !

Le refus de l'officiel ne se partage pas. Toute pensée qui accepte fermeté et vigueur secoue, toujours, les opinions admises. Et le fait qu'elle soit refusée ou mal comprise est, immanquablement, un bon signe. Celui de son adéquation à la centralité souterraine animant, en profondeur, le dynamisme du sociétal. Échappant à l'enfermement que voudraient leur faire subir leurs interprètes universitaires, Nietzsche lorsqu'il s'en prenait aux « gestionnaires de la pensée » (Considérations intempestives) ou Wittgenstein vantant le « charme des destructeurs d'illusion » sont de ceux qui nous appellent à réagir à l'absence d'inquiétude qui tend à prévaloir en une époque érigeant en « expert » patenté n”importe quel petit histrion !

Les illusions ne manquent pas, qui s'emploient à mesurer la pensée à l'aune de la professionnalisation, de l'utilitarisme, de la politique voire de la simple critique. Seule la hardiesse est son lot. Et contre les trafiquants de l'esprit, avec leurs semelles de plomb, elle rappelle qu'un fait est un fait. Et qu'il ne sert à rien de le nier ou de le dénier.

« Le rythme de la vie » (avant-propos).


Le rythme de la vie

D'un côté, le reflux du politique, la disparition du peuple, la déroute des savoirs et des intellectuels. De l'autre, l'avènement de la Toile, le retour des tribus, le règne de la télé-réalité, des parades, des corps tatoués, percés. Une nouvelle barbarie ? Non, répond Michel Maffesoli. Au contraire. Par-delà ses excès, ce renversement nous invite à retrouver le rythme de la vie au plus profond de nos vies. Car l'effondrement des idolâtries de la Raison, de l'Histoire, du Progrès nous rouvre à l'altérité, au quotidien, à l'anomie. Car, en unissant l'archaïque à la technique, notre imaginaire renoue avec la sensibilité. Car notre Moi, rompant avec les illusions binaires du public et du privé, des racines et du nomadisme, de la nation et du cosmopolitisme, se redécouvre multiple. Comment penser, dans l'entre-deux, notre identité ? Décryptant les idéologies anciennes et les censures contemporaines comme les paradoxes postmodernes, convoquant Platon ou Nietzsche comme les sagesses d'hier et les mythes d'aujourd'hui ; c'est une leçon dionysiaque de gai savoir que donne ici Michel Maffesoli. A rebours du pessimisme ambiant, un maître livre pour enfin comprendre et vivre notre monde tel qu'il va.


Sommaire

Avant-propos
1. Le refus de l'officiel
2. Les galeries du social

I. Une sensibilité primitive
1. L'art de la répétition
2. Le présent progressif
3. Le triomphe de la vie

II. La communauté localisée
1. Une éthique non verbale
2. La conscience objective
3. Jugement d'un sens commun
4. De la fission à la fusion

III. Du moi au Soi
1. Osmose avec l'autre
2. L'enracinement dynamique
3. La psyché objective
4. Subjectivité de masse
5. Au cœur du pathétique
6. Logique de l'ombre

IV Présentation des choses
1. Les formes du fond
2. Excursus sur l'avènement
3. Le chemin de l'expérience

Index nominum


Professeur à la Sorbonne, directeur du Centre d'études sur l'actuel et le quotidien (Paris-V), directeur du Centre de recherche sur l'imaginaire (MSH), Michel Maffesoli est l'auteur du « Temps des tribus », du « Nomadisme », de « La Part du diable », entre autres ouvrages, qui l'ont consacré comme l'un des grands philosophes et sociologues contemporains, en France comme à l'étranger.

Photo :
Conférence de Michel Maffesoli au Centre Social Du Chemillois. Le thème de la conférence : "Des lavoirs d’antan à Facebook ou l’évolution des réseaux sociaux en milieu rural".

Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...