lundi, avril 04, 2011

Magie rituelle & démons




Poursuivie par d'imaginaires démons

La vie religieuse au Tibet ? Y a-t-il là quelque chose de religieux, j'entends de religieux au sens que nous attachons dans notre esprit au terme religieux ?

Je crois devoir répondre non.

Et quoi ? me direz-vous, que signifient donc ces immenses monastères dont certains abritent plus de dix mille moines ? Que signifient ces ermites dont vous nous avez parlé dans vos livres, ces ermites qui vivent dans des cavernes sur les hautes montagnes plongés dans de continuelles méditations ? Est-ce que tout cela ne dénote pas de la religion ? Je réponds non. Au Tibet cela ressort de la magie ou de la recherche philosophique et psychologique.

Tous les rites des Tibétains sont à tendances magiques. Il en est de très naïfs et il en est de très subtils.

Les Tibétains croient que notre monde, celui que nous voyons et que nous touchons quotidiennement est contigu à d'autres mondes peuplés d'êtres différents de nous mais dont la mentalité a pourtant des points de ressemblance avec la nôtre. Ces mondes nous ne les percevons généralement pas. Mais, en des occasions exceptionnelles, il peut nous arriver d'en entrevoir quelque chose. Certains hommes, aussi, qui ont évolué des sens spéciaux, discernent ces mondes et leurs habitants d'une façon continue. Mais que nous soyons conscients de leur existence ou que nous ne le soyons pas, les êtres de ces mondes, soit volontairement soit automatiquement, exercent une influence sur nous comme, de notre côté, nous en exerçons une sur eux.

Il y a des dieux, des génies, des démons masculins, féminins ou sans sexe. Certains sont bienfaisants d'autres sont portés à nuire. Il en est qui ont le pouvoir de créer autour de nous des conditions heureuses, de nous maintenir en bonne santé, de faire prospérer nos affaires, etc. Il y en a qui peuvent grandement nous aider et, aussi, grandement nous nuire si nous ne gagnons pas leur amitié ; mais les Tibétains sont plutôt enclins à douter de la bienveillance spontanée de ces personnages. Alors pour profiter des biens qu'il est en leur pouvoir de nous procurer il faut les forcer, les contraindre à employer leur pouvoir en notre faveur. Contraindre le Dieu ou le démon est un acte de magie. C'est se mesurer avec lui, essayer d'en faire son serviteur. Cela ne ressemble pas à la prière, cela n'a rien de religieux.

Au lieu de la contrainte l'on peut, aussi, user de procédés aimables, par exemple, plaire au dieu ou au démon en lui donnant des choses qui lui sont agréables, ou en lui procurant du plaisir d'une manière ou d'une autre.

Quand je dis démon ne vous imaginez pas des êtres pareils à ceux que les gens de nos pays croient exister en enfer. Point du tout. Le démon est un individu qui a des tendances à être méchant mais il peut avoir des moments de bonne humeur pendant lesquels il ne cherche pas à faire de mal. Et puis, il ne restera pas éternellement un démon. Il mourra comme nous tous nous mourrons après une vie plus ou moins longue. Et, après être mort, il renaîtra, comme nous tous nous renaîtrons aussi, pour recommencer une autre vie - C'est ce que croient les Tibétains - Alors, si le démon ne s'est pas trop laissé aller à sa tendance au mal, il pourra renaître dans un milieu où il ne sera plus un démon, il pourra devenir un homme ou un autre individu.

Une grande quantité de rites tibétains ont donc pour but d'obtenir d'une manière ou d'une autre, pour notre bénéfice, le concours des personnalités extra-humaines. Tout au moins c'est ainsi que le commun des Tibétains comprend ces rites.

L'opinion des lamas savants est toute différente, mais ils ne l'expriment pas ouvertement. Pour ces lamas, tout ce monde fantastique composé de dieux et de démons n'est en réalité que le domaine de forces de différents genres. L'homme qui s'est initié à la connaissance de ces forces, qui en connaît la nature, qui a appris la façon de les manipuler peut parvenir à produire ces phénomènes que le commun des hommes considère comme des prodiges. Les lamas qui s'adonnent à ces recherches demeurent peu souvent dans les monastères. Ils se retirent dans des endroits isolés où rien ne les dérange dans leurs études et dans leurs expériences.

Quand on parle de monastères tibétains il faut se garder de les imaginer comme ressemblant aux monastères catholiques de nos pays. On doit plutôt se les représenter comme des villes ou comme des villages s'ils sont peu importants. Un monastère qui ne compte que deux mille moines n'est pas considéré comme un grand monastère. Il existe, je viens de vous le dire, quelques monastères dont la population se monte à près de dix mille moines ou même à plus que ce nombre.

Le monastère est généralement entouré d'une muraille percée de portes qui sont closes le soir. Les moines ne vivent pas en communauté. Chacun d'eux a son logement particulier. Les grands lamas occupent de véritables palais, d'autres lamas sont propriétaires d'une maison confortable, de moins riches louent un appartement ou une chambre chez des confrères. Les moines tibétains ne font pas vœu de pauvreté. Les uns reçoivent une rente de leur famille ; d'autres possèdent des terres ou du bétail, d'autres encore placent de l'argent dans le commerce. Il y en a qui vivent de leurs talents comme professeurs, comme secrétaires, comme peintres de tableaux religieux, certains confectionnent des vêtements monastiques. Tout au bas de l'échelle on trouve des domestiques travaillant chez des Lamas plus riches.

Tous les matins, les moines se réunissent dans la grande salle pour la récitation de livres sacrés. Cette récitation se fait en psalmodiant avec une voix très grave et avec des ondulations de sons d'un effet très impressionnant; Ceux qui sont savants en cette matière vous diront que cette psalmodie a été calculée pour produire certaines ondes sonores particulières destinées à produire des effets spéciaux. Des instruments de musique et des timbales se font entendre de temps en temps. Les moines agitent, aussi, par moments, des clochettes et une espèce particulière de tambourin ; tout cela a une signification et vise à obtenir des effets par la combinaison des vibrations des sons. C'est de la magie.

Les laïcs appellent parfois chez eux des lamas pour y célébrer certains rites visant à amener la prospérité, la bonne santé ou d'autres avantages sur les hôtes de la maison. Mais les laïcs n'assistent pas aux offices célébrés dans les temples des monastères. Ce n'est pas que cela leur soit défendu, mais il n'ont rien à faire là et il n'y a pas de place réservée pour eux dans les endroits où les offices sont célébrés. Il y a aussi des rites secrets auxquels les initiés sont seuls admis comme participants ou comme témoins.

Un lama est souvent aussi appelé auprès d'un malade qui va mourir. Son rôle consiste à enseigner au mourant ce qui l'attend dans le monde où il va entrer et à lui donner des conseils sur la manière dont il doit s'y conduire.

Vous savez que les Bouddhistes croient qu'avant de vivre notre vie actuelle nous en avons vécu beaucoup d'autres et que les circonstances foncières de notre vie actuelle sont les conséquences d'actes physiques et mentaux qui ont été effectués dans ces vies précédentes. De même, les circonstances fondamentales de la vie future découleront elles ; des actes accomplis dans la vie présente. Mais c'est là une direction caractère général, elle n'est pas absolument stricte. La cause déterminante principale dévie plus ou moins sous l'action de causes secondaires qui s'y adjoignent. En somme il y a. probabilité quant à ce que sera la vie future d'un individu mais il n'y a pas de certitude absolue.

Cette idée que l'on peut modifier les conséquences des actes, les Tibétains l'appliquent à l'au-delà de la mort. L'esprit désincarné est plongé dans un monde effarant pour lui doit conserver son sang-froid. Il ne faut pas qu'il se laisse rouler inerte jusqu'au but où le poids des actes commis dans ses vies antérieures l'entraîne. Il doit être alerte, prêt à discerner les voies et les moyens qui s'offrent à lui pour améliorer son sort futur. Tout cela est illustré sous la forme d'un voyage dans l'autre monde, de paysages que l'esprit voit le long de sa route et de personnages qu'il rencontre. Le lama lit cette description au moribond et l'exhorte à tenir compte des renseignements qui lui sont fournis.

Cette pratique n'est pas véritablement bouddhiste ; son origine peut être trouvée dans la religion des Böns, une branche du Taoïsme qui prévalait au Tibet avant l'introduction du Bouddhisme dans le pays et dont les doctrines se sont mêlées avec celles du Bouddhisme.

Cette lecture n'a lieu que pour les laïcs et pour les moines du bas clergé qui sont très ignorants. Les lamas lettrés et, surtout, les initiés aux doctrines secrètes sont jugés connaître mieux que ces symboles et n'avoir pas besoin de guides dans un au-delà dont ils ont déjà percé le mystère.

Quant aux masses populaires elles continuent à être dominées par la crainte des démons; je dois dire une fois de plus que le Tibet est un pays étrange bien propre à engendrer la crainte par les phénomènes bizarres qui s'y produisent. Parmi les croyances les plus communes, relatives aux démons, est celle que des démons errants suivent les voyageurs. Ils épient leur fatigue, leur état de santé et, dès qu'ils les voient suffisamment affaiblis, ils en font leur proie. Mais, comprenez-moi, ils ne dévorent pas le corps du voyageur ; celui-ci meurt parce que le démon, profitant de son état de faiblesse, saisit le souffle vital du malade et le mange. Mange ce principe vital et non pas le corps matériel. A cause de cette croyance les Tibétains refusent souvent l'hospitalité à des voyageurs par crainte qu'un démon ne s'introduise dans la maison à leur suite et n'y fasse sa proie d'un être humain ou d'un animal.

Une aventure singulière m'est arrivée à ce sujet.

Tandis que je me trouvais chez des fermiers où je devais passer la nuit un orage survint et un pauvre idiot qui passait sur la route entra pour se mettre à l'abri dans la cuisine où j'étais. La fermière s'imagina que le garçon était un de mes domestiques. Moi je crus qu'il faisait partie de la famille des fermiers. Mais le garçon se conduisit de façon étrange; il parut essayer de manger et ne pas pouvoir le faire, puis il jeta son bol par terre et s'en alla sans dire un seul mot. La fermière me questionna à son sujet, je répondis que je ne connaissais pas le garçon, elle non plus ne le connaissait pas. Il n'en fallait pas davantage, elle conclut que l'idiot était un démon qui m'avait suivi. Elle était terrifiée.

Au milieu de la nuit mon fils adoptif me réveilla et me dit que la fermière avait été prise d'une violente fièvre et criait que le démon mangeait son âme. Le mari vociférait contre nous en agitant un sabre ; il fallait nous sauver en hâte. Si le village s'ameutait nous courions le risque d'être écharpés.

Nous réussîmes à partir sans encombre et nous marchâmes bon train à travers la forêt. Vers la fin de la matinée, comme personne ne nous poursuivait, nous nous arrêtâmes pour faire un thé et déjeuner.

Tandis que nous étions là, un homme passa à cheval en se hâtant : « Où allez vous ? » lui cria un de mes hommes. C'est l'usage de poser cette question à tous ceux que l'on rencontre.

« Je vais chercher un lama pour le service funèbre de la fermière chez qui vous avez logé hier ; elle est morte un peu après votre départ », répondit le passant.

Les hommes qui m'accompagnaient étaient devenus pâles.

« Elle est morte de peur » leur dis-je, « sans doute elle avait déjà le cœur malade. N'importe, partons tout de suite. » Je craignais que les paysans ne nous poursuivent.

Ils ne nous poursuivirent pas mais comme nous continuions notre route des bûcherons qui travaillaient au loin dans la forêt se mirent à se héler. Cela faisait des Ohohohohoh, des ahahahahah que l'écho répercutait de façon assez lugubre. Mes hommes, l'esprit tout occupé de leur superstition perdirent la tète. Ils s'imaginèrent que des démons hurlaient.

« Les démons !... Les démons nous poursuivent, ils vont nous dévorer ! », criaient-ils.

Ce fut une course éperdue. Les chevaux que l'on fouettait trébuchaient dans les racines qui émergeaient du sentier, les caisses de bagages s'entrechoquaient, tout ce que je pouvais dire ne servait à rien, mes hommes criaient toujours « les démons ! les démons !... » A cette allure folle, nous franchîmes un col, nous dégringolâmes en avalanche jusque dans une vallée et, là hommes et bêtes s'arrêtèrent enfin pantelants et abrutis...

Évidemment tout cela ressort des superstitions populaires, il en existe dans tous les pays, il ne faudrait pas s'imaginer qu'il n'y a rien que superstitions au Tibet. Il y existe une sorte de magie scientifique bien curieuse à étudier. Il y existe, aussi, des doctrines philosophiques profondes.

Alexandra David Néel, « Voyages et aventures de l'esprit ».


Voici des textes inédits d'Alexandra David Neel, retrouvés par Marie-Madeleine Peyronnet et Marc de Smedt dans sa maison de Digne où elle termina ses jours en 1969. Ce recueil est d'autant plus intéressant qu'il couvre tout le champ de son existence aventureuse, de la Belgique à la Tunisie, de la Corée au Japon, du Sikkim à l'Indochine, de l'Inde au Tibet. Toute sa philosophie se trouve exposée ici, ainsi que sa réflexion spirituelle alimentée par la rencontre de grands maîtres et ermites en Orient et par les textes sacrés qu'elle traduisait elle-même. A la suite de ces vingt-deux écrits essentiels, on lira le vibrant hommage posthume qu'adressa l'actuel Dalaï-lama en 1982 à cette grande dame de l'esprit.

Sommaire

Une aventurière de l'esprit, par Marc de Smedt
Quelques dates
L'aboutissement d'une vie, entretien avec Madeleine Peyronnet

Textes d'Alexandra David Néel :

De l'importance des influences ambiantes
Fête antique au théâtre romain de Carthage
Devant la face d'Allah, conte du désert

Alexandra David Néel face au Tibet
Poursuivie par d'imaginaires démons
Phénomènes psychiques et médiums au Tibet
Une Occidentale face aux femmes tibétaines
La mort du XIIIe Dalaï-lama
Comment les Tibétains envisagent la mort
Réflexions sur la discipline spirituelle bouddhique

Notes sur l'Asie
Du désert de Gobi au Tibet
Statues sacrées en Inde
Népal des Dieux et des hommes
La Corée des monastères
Indochine, mythe éternel
Sikkim, le pays caché
Réalités et féeries du Japon
Wesak, la fête du Bouddha
Le vide
Gurdjieff, Dordjieff et Shambala
On demande des explorateurs
Carnets personnels
Hommage du Dalaï-lama à Digne



Illustration :

Linga à tête d'oiseau dont les bras et les pieds sont enchaînés. Trois scorpions lui dévorent respectivement la tête, la poitrine et les organes sexuels. L'inscription indique quels mantra doivent être inscrits dans le linga et la manière de les utiliser. Ce linga a pour but de soumettre les bsen-mo, esprits maléfiques féminins. (Le manuscrit d'Or)

Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...