dimanche, mai 29, 2011

L'homme charnel et l'homme spirituel




L'homme charnel et l'homme spirituel se tiennent donc sur deux plans différents. Le premier, tant qu'une ouverture ne se produit pas en lui à l'égard du spirituel, appartient au temps : il passe... Saint Bernard dira que l'homme lié uniquement aux biens terrestres est semblable aux animaux : « Il naît, vit et meurt à leur façon. » Dans un autre texte, ce même auteur place un tel homme au-dessous des animaux, ce qui est plus juste, car l'animal conserve son orientation, il répond à sa fonction ; par contre l'homme détourné de sa destinée se trouve acculé à une voie sans issue.

L'homme spirituel relève d'un monde tout différent de celui auquel est lié l'homme charnel. Il est pourvu de sens intérieurs, il possède un autre langage, il est en voie de recouvrir la parfaite ressemblance de l'image qu”il porte en lui. Délié du temps, ouvert à l'éternité, son corps, son âme, son esprit participent déjà à la gloire de la résurrection.

Pour comprendre cette distinction fondamentale il suffit d'évoquer Pascal, dont la pensée nous est sans doute plus familière que celle de l'époque que nous étudions (XIIe siècle). Il importe ici de se rappeler l'ordre du monde et celui de la charité, ou bien encore le divertissement pascalien correspondant à l'homme charnel, tandis que l'homme spirituel s'inscrit dans l'ordre de la charité.

Le charnel, l'extériorité concernent une nature dévoyée, désorientée. Le spirituel, l'intériorité appartiennent à une nature ordonnée. L'orientation de l'être est d'une grande importance, la conversion n'étant rien d'autre qu'une orientation juste. L'homme charnel est isolé. C'est à lui que s'applique le vae soli de l'Écriture (Ecclé., IV, IO). Dépourvu de communication et de communion, il ne participe à la vie des hommes que d'une façon toute extérieure. Privé de rapports vrais avec lui-même et par conséquent avec le cosmos, le voici entraîné dans le tourbillon du temps et les jeux de l'histoire.

Certes l'homme spirituel appartient à l'histoire, mais il la dépasse car il relève d'autres lois. Intégré dans le cosmos, il œuvre corps, âme, esprit à l'avènement du royaume de Dieu, c'est-à-dire à la transformation du monde. Autrui bénéficie de la maturation qui s'opère en lui. Homme de lumière, il répand la clarté qui émane de son être. Toutefois, son expérience est incommunicable dans sa totalité, lui seul en est le lieu, et c'est là son secret. Pour rendre compte de cette expérience ineffable il recourt aux symboles. Ainsi le sage raconte à ses auditeurs des histoires, des anecdotes qui apparaissent invraisemblables. Elles le sont en effet, car ce n'est pas la lettre qu'il convient de retenir, mais l'esprit. Le mystique évoque des songes, il présente des images, il crée des contacts, instaure des rapports. Dans l'un et l'autre cas toutes les créatures sont pourvues de langage : les oiseaux parlent, les animaux sauvages cherchent une protection près de l'homme en qui l'esprit se meut.

Quand Dieu est né dans l'homme et l'homme en Dieu, il s'entame aussitôt un dialogue entre cet homme nouveau-né et le cosmos. Il n'existe plus d'isolement, une parenté profonde, une sympathie (au sens de sympatheia) s'établissent entre lui et tout ce qui vit. Il existe moins de différence entre ce qu'on nomme communément les vivants et les morts, qu'entre l'homme charnel et l'homme spirituel. La mort ne crée pas une rupture ; il ne s'agit point d'évoquer les morts à la façon de Saül qui fait « remonter » Samuel grâce à la pythonisse d'Endor (Samuel, XXVIII, ll). L'homme spirituel est déjà engagé dans l'au-delà de la mort terrestre car ses racines n'appartiennent plus au monde qui passe, elles se trouvent insérées dans le monde céleste. Il s'ébauche ainsi - dira Guillaume de Saint-Thierry - la gloire future de son corps. De ce fait, un tel homme se tient tourné vers les temps à venir, c'est-à-dire qu'il relève de l'eschatologie.

Cette entrée dans l'éternité, cette sortie du fugace engendrent en lui une joie, un enthousiasme, une jubilation, une éternelle jeunesse. La vieillesse n'atteint pas l'homme intérieur, la maturité coïncide avec un achèvement et non avec une décrépitude. Cette fraîcheur, nous la retrouvons dans l'emploi des symboles, des images ; c'est ainsi que les anecdotes, les songes, le sens du merveilleux auxquels nous avons fait déjà allusion (De natura et dignitate amoris, p. 54), qui apparaissent dérisoires à l'homme charnel, sont chargés de sens pour l'homme spirituel.

L'homme spirituel ne méprise rien. On le voit bien avec un saint Bernard, par exemple, dont la vie a été extrêmement active, toutefois le primat est toujours donné à la contemplation au dialogue intime. Saint Bernard dira qu'il importe « d'interrompre les doux baisers pour allaiter », c'est-à-dire qu'il convient de quitter la vie contemplative pour s'adonner à l'enseignement d'autrui.

La transfiguration de l'homme crée un monde transfiguré et libre. La liberté des enfants de Dieu dont parle saint Paul (Rom., VII, 21) appartient à l'homme intérieur. Au risque de nous répéter il convient de redire que l'homme charnel et l'homme spirituel ne sont pas régis par les mêmes lois ; l'homme spirituel dépasse toutes les dualités, qu'il s'agisse du bien et du mal, de l'esprit ou de la chair, des ténèbres ou de la lumière ; la transfiguration qu'il opère inaugure un monde nouveau : celui de l'âge d'or, de la maturité ; les ténèbres cessent d'être obscures.

Nous avons parlé de la transformation du cosmos grâce à l'homme spirituel. D'autres éléments interviennent encore. Si l'homme spirituel n'a plus le même visage que l'homme charnel, le Dieu de l'homme spirituel est rigoureusement différent du Dieu de l'homme charnel. Pour l'homme charnel Dieu est une sorte de César, c'est-à-dire de potentat, de banquier ; il est pourvu de force, de puissance. Pour l'homme spirituel Dieu est Amour et par conséquent ce qui est le plus inconnu dans sa réalité profonde. Dieu est comparable à un mendiant, au plus ignoré, au plus délaissé, au plus faible. Nous le verrons, Dieu est l'Amant et l'homme l'Aimé. Entre l'Amant et l'Aimé se crée une union indéfectible. Les amours de l'homme charnel sont illusoires et fragiles, l'Aimé dans l'ordre spirituel en se transformant en l'Amant devient lui aussi Amour. Il cesse d être l'Aimé en devenant Amour.

D'où la nouvelle perspective, la nouvelle vision, le nouveau langage de l'Aimé devenu par grâce ce que Dieu est par nature selon l'expression employée par Guillaume de Saint-Thierry.

Pour l'homme charnel le langage de l'homme spirituel est sans contenu, et lui semble insipide. Non seulement il se détourne de l'homme spirituel, mais il le réprouve et le juge illuminé ou fou, ces deux termes d'ailleurs signifiant pour lui la même chose. Sa pesanteur, les poids et mesures dont il fait usage ne lui. permettent pas de saisir le trésor de l'homme de lumière, ces chemins ne sont pas ses propres chemins, c'est pourquoi il ne le rencontre jamais car il serait incapable de le reconnaitre. Les hommes spirituels se retrouvent entre eux, tels des oiseaux sauvages appartenant à la même race. Leur chant est identique, les symboles qu'ils présentent sont semblables et cela en dépit de leur origine. Les mêmes contenants possèdent d'identiques contenus. C'est pourquoi les hommes spirituels ont le même langage, décrivent les mêmes images indépendamment des époques, des races, des religions ; l'unité ne pouvant se réaliser qu'à la fine pointe de l'être, c'est-à-dire au sommet situé au-delà des oppositions et des dualités. Par contre l'homme charnel est la proie de la division, des contraires, des affrontements, du sectarisme. L'homme charnel brûle celui qui ne pense pas comme lui, en cela même il tente de le détruire. L'homme spirituel brûle aussi, mais le feu qu'il communique vient de lui-même, il est transmutation, transfiguration, il ne tend pas à anéantir mais à transformer.

D'où l'on voit comment à l'époque romane, comme d'ailleurs en tous les temps, le charnel et le spirituel se sont mélangés : les massacres des juifs, des musulmans, des hérétiques relèvent d'hommes en qui l'esprit n'était pas encore né. L'inquisition n'est scandaleuse et irritante que dans la mesure où l'on pense que des hommes d'église, des moines sont obligatoirement des hommes spirituels. Si on discerne qu'il s'agit ici d'une violence exercée par des hommes charnels, extérieurs, terrestres, on ne s'en étonne point tout en s'attristant d'une telle méprise.

Cette distinction apparaît toujours nécessaire. La pensée médiévale n'est pas exempte des ersatz, des masques, des travestissements, et pour employer le langage bernardin, des amours adultères.

M.-M. Davy, « Initiation à la symbolique romane ».




Illustrations :
- La discipline cistercienne conférait une grande importance au travail manuel (manuscrit enluminé du XIIIe siècle provenant de l'abbaye de Cîteaux, Bibliothèque municipale).
- Socialism for the rich.
http://www.ritholtz.com/blog/2008/12/socialism-for-the-rich/





Initiation à la symbolique romane


Le douzième siècle, cette Renaissance médiévale, est le grand âge de l'art roman. L'homme de ce temps possède une exacte connaissance de sa situation : il est pèlerin de la Jérusalem céleste et, de ce fait, voué à une marche ascendante. Relié à un monde invisible dans lequel il se meut, il sait d'où il vient et où il va. Sa certitude relève de sa foi. Que cette foi se développe à l'intérieur de l’Église ou qu'elle soit hétérodoxe, elle demeure vivante. Le moine y répond à l'intérieur de son cloître, le professeur dans son enseignement ; l'artiste en témoigne sur la pierre ou par la couleur. Le monde est un, du macrocosme au microcosme, et il est signe de l'Invisible. L'art et ses symboles l'enseignent. Du portail de Cluny à la littérature du Graal, Marie Madeleine Davy nous donne accès à l'extraordinaire richesse symbolique du douzième siècle.



Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...