vendredi, juin 03, 2011

L'art de rêver




Au cours des vingt dernières années, j’ai écrit une série de livres relatant mon apprentissage avec un sorcier indien yaqui du Mexique, don Juan Matus. Dans ces ouvrages, j’ai expliqué qu’il m’avait enseigné la sorcellerie, non pas la sorcellerie telle que nous la comprenons dans le contexte de notre monde de tous les jours, c’est-à-dire la mise en ouvre de pouvoirs surnaturels à l’encontre d’autrui, ou bien l’invocation des esprits avec des amulettes, des sorts, ou des rituels destinés à produire des effets surnaturels. Pour don Juan, la sorcellerie était l’acte qui rend substantielles quelques prémisses particulières d’ordres pratique et théorique concernant la nature et le rôle de la perception dans notre saisie et notre modélisation de l’univers qui nous entoure.

Pour définir sa connaissance j’ai évité, à la suggestion de don Juan, l’usage d’une classification anthropologique, le chamanisme. Je l’ai toujours désignée par le terme qu'il utilisait pour la nommer : sorcellerie. Toutefois, après mûre réflexion, je me suis aperçu que ce nom assombrissait encore plus le phénomène déjà obscur qu’il me présentait au cours de ses enseignements.

Dans les œuvres anthropologiques, le chamanisme est décrit comme un système de croyance propre à certains peuples originaires d’Asie du Nord, mais aussi présent dans quelques tribus indiennes d’Amérique du Nord, qui soutient qu’un monde invisible de forces spirituelles ancestrales, bonnes ou mauvaises, prédomine autour de nous, et que ces forces spirituelles peuvent être invoquées ou contrôlées par les actes de praticiens qui sont des intermédiaires entre les royaumes du naturel et du surnaturel.

Sans aucun doute, don Juan était un intermédiaire entre le monde naturel de la vie de tous les jours et un monde invisible qu’il ne nommait pas le surnaturel, mais la « seconde attention ». Son rôle de maître consistait à me permettre l’accès à ce monde. Dans mes ouvrages antérieurs, j’ai décrit ses méthodes d’enseignement permettant d’atteindre ce but, ainsi que les arts de la sorcellerie qu’il me faisait pratiquer, dont le plus important se nommait « l’art de rêver ».

Don Juan soutenait que notre monde, que nous croyons être unique et absolu, n’est qu’un parmi un groupe de mondes conjoints, disposés telles les couches d’un oignon. Bien que nous ayons été énergétiquement conditionnés à percevoir exclusivement notre monde, il affirmait que nous avons encore la possibilité d’entrer dans ces autres royaumes qui sont aussi réels, uniques, complets et accaparants que l’est notre monde.

Don Juan m’expliqua que pour que nous puissions percevoir ces autres royaumes, non seulement il s’agit de les convoiter, mais il faut aussi avoir une énergie suffisante pour les saisir. Leur existence est constante et indépendante de notre conscience, disait-il, mais leur inaccessibilité résulte entièrement de notre conditionnement énergétique. En d’autres termes, simplement et uniquement suite à notre conditionnement, nous sommes contraints de présumer que le monde de notre vie de tous les jours est l’unique et seul monde possible.

Parce qu’ils croyaient notre conditionnement énergétique rectifiable, déclara don Juan, les sorciers des temps anciens développèrent un ensemble de pratiques conçues afin de reconditionner nos possibilités énergétiques de percevoir. C’est cet ensemble de pratiques qu’ils nommèrent l’art de rêver.

Avec la perspective acquise au cours du temps, je me rends compte maintenant que l’expression la plus adéquate de don Juan à propos de « rêver » consista à le nommer : le « passage à l’infinité ». La première fois qu’il utilisa cette métaphore, je lui fis remarquer que pour moi elle n’avait aucun sens. « Alors, oublions les métaphores, concéda-t-il, disons que “rêver” est pour les sorciers leur manière pratique de se servir des rêves ordinaires.
Mais comment peut-on se servir des rêves ordinaires ?
Nous nous faisons toujours piéger par les mots, répondit-il. En ce qui me concerne, mon maître tenta de me décrire “rêver” en déclarant que c’est la façon dont les sorciers disent bonne nuit au monde. Ce faisant, il ajustait évidemment sa description pour l’accorder avec ma mentalité. Avec toi, je fais de même. »

À une autre occasion, don Juan me dit :
« Rêver ne peut être qu’une expérience. Rêver ne signifie pas simplement avoir des rêves; pas plus que rêvasser ou souhaiter ou imaginer. Par l’acte de rêver, nous pouvons percevoir d’autres mondes, que nous pouvons assurément décrire. Mais nous ne pouvons pas décrire ce qui nous les rend perceptibles. Néanmoins, nous pouvons sentir comment rêver ouvre ces autres royaumes. Rêver semble être une sensation – un processus dans nos corps, une conscience dans nos pensées. »

Au cours de ses enseignements, don Juan m’expliqua minutieusement les principes, les raisons et les pratiques de l’art de rêver. Son instruction comprenait deux parties. L’une concernait les procédures pour rêver, l’autre comprenait des explications purement abstraites de ces procédures. Sa pédagogie consistait à jouer entre le fait de séduire ma curiosité intellectuelle par les principes abstraits de l’art de rêver et l’acte de me guider dans sa pratique afin que j’y découvre un exutoire.

J’ai déjà décrit tout cela de la manière la plus détaillée dont je fus alors capable. J’ai aussi dépeint le milieu des sorciers dans lequel don Juan me plaça afin de m’enseigner ses arts. Mon interaction avec ce milieu m’intéressa particulièrement, car elle se produisit exclusivement dans la seconde attention. J’entrais ici en relation avec les dix femmes et les cinq hommes qui étaient les compagnons de don Juan et avec les quatre jeunes gens et les quatre jeunes filles qui étaient ses apprentis.

Don Juan réunit ces derniers dès que j’accédai à son monde. Il m’expliqua clairement qu’ils formaient un groupe traditionnel de sorciers – une réplique de son propre groupe – et que mon rôle était de les guider. Toutefois, en travaillant avec moi, il se rendit compte que j’étais différent de ce qu’il avait prévu. Il expliqua cette différence en termes d’une constitution énergétique perceptible uniquement par des sorciers : au lieu d’avoir tout comme lui quatre compartiments d’énergie, je n’en avais que trois. Une telle constitution, qu’il avait par erreur jugée être un défaut rectifiable, me rendait tellement inapte à une interaction ou à une conduite de ces huit apprentis, qu’il devint impératif pour don Juan de réunir un autre groupe de personnes plus apparentées à ma structure énergétique.

J’ai longuement rapporté ces événements. Toutefois, je n’ai jamais fait état du second groupe d’apprentis ; don Juan me l’avait interdit. Il soutenait qu’ils appartenaient exclusivement à mon domaine, et que l’accord que nous avions passé était que je pouvais décrire uniquement ce qui concernait le sien, non le mien.

Ce second groupe d’apprentis s’avéra extrêmement compact. Il se composa de trois membres seulement ; une rêveuse : Florinda Donner, une traqueuse : Taisha Abelar, et une femme nagual : Carol Tiggs.

Nos interactions n’eurent lieu que dans la seconde attention. Dans le monde de la vie quotidienne, nous n’eûmes pas la moindre notion l’un de l’autre. Cependant, en ce qui concerne notre relation avec don Juan, tout était parfaitement clair ; il fit des efforts considérables pour nous entraîner d’égale manière. Malgré tout, vers la fin, alors que le temps de don Juan touchait à son terme, la pression psychologique exercée par son proche départ effrita les solides frontières de la seconde attention. Il en résulta un débordement de nos interactions dans le monde des affaires de tous les jours, et nous nous rencontrâmes, apparemment pour la première fois.

Pas un de nous ne connaissait, consciemment, notre profonde et laborieuse interaction dans la seconde attention. Et comme nous étions tous des chercheurs universitaires, rien ne nous choqua plus que de découvrir que nous nous étions déjà rencontrés. Bien entendu, cette situation fut pour nous intellectuellement inadmissible, et elle le demeure encore même si nous savons pertinemment qu’elle fut une partie intrinsèque de notre expérience. Par conséquent, il nous est resté l’inquiétante connaissance de savoir que le psychisme humain est infiniment plus complexe que notre raisonnement courant ou universitaire ne nous conduit à le croire.

Une fois, tous ensemble, nous demandâmes à don Juan d’éclaircir notre fâcheuse situation. Il répondit que pour l’expliquer, il disposait de deux choix. L’un consistait a satisfaire notre rationalité blessée et à la rapiécer, en disant que la seconde attention était un état de conscience aussi illusoire qu’une escadrille d’éléphants traversant le ciel et que tout ce que nous pensions avoir vécu dans cet état résultait simplement de suggestions hypnotiques. L’autre était de l’expliquer à la façon dont les sorciers rêveurs la comprennent ; comme une configuration énergétique de la conscience.

Quoi qu’il en soit, au cours de l’accomplissement de mes tâches de rêveur, la frontière de la seconde attention demeura inchangée. Chaque fois que j’accédai à rêver, j’entrais aussi dans la seconde attention, et le fait de me réveiller de rêver ne signifiait pas nécessairement que j’avais quitté la seconde attention. Des années durant, je ne pus me souvenir que de quelques miettes de mes expériences de rêver. L’ensemble de mon vécu me demeurait énergétiquement inaccessible. Il me fallut quinze années de travail ininterrompu, de 1973 à 1988, pour accumuler assez d’énergie pour réorganiser le tout de manière linéaire dans ma pensée. Je me souvins alors d’événements rêvés, séquence après séquence, et je fus enfin à même de combler certains trous de mémoire apparents. De cette manière, j’ai saisi la continuité inhérente aux leçons de don Juan dans l’art de rêver, une continuité qui m’avait échappé parce qu’il me faisait zigzaguer entre la conscience de notre vie de tous les jours et la conscience de la seconde attention. De cette réorganisation résulte cet ouvrage.

Voilà qui me conduit à la dernière partie de ma note : la raison d’écrire ce livre. Détenteur de la plupart des pièces des leçons de don Juan sur l’art de rêver, je voudrais, dans un prochain ouvrage, expliquer la position et l’action actuelles de ses quatre derniers étudiants : Florinda Donner, Taisha Abelar, Carol Tiggs et moi-même. Mais avant de décrire et d’expliquer les résultats de sa conduite et de son influence sur nous, il me faut récapituler, à la lumière de ce que je sais maintenant, les parties des leçons de don Juan sur l’art de rêver qui me demeuraient auparavant inaccessibles.

Finalement, la raison d’être de cet ouvrage fut donnée par Carol Tiggs. Elle est persuadée que dans le fait d’expliquer le monde dont il nous a fait hériter, réside l’ultime expression de notre gratitude et de notre engagement dans la quête de don Juan.

Carlos Castaneda


L'art de rêver
Les quatre portes de la perception de l'univers


Rêver ne signifie pas avoir des rêves. Rêver permet de percevoir d'autres mondes et de les décrire.
Telle est la quintessence de l'enseignement que don Juan, sorcier Yaqui du Mexique, prodigua à Carlos Castaneda. "L'art de rêver" nous entraîne au cœur du chamanisme. Nous y découvrons que par les rêves nous pouvons atteindre un état de conscience modifié qui rend possible l'accès à d'autres espaces, aussi réels et complets que celui qui nous est familier. D'où ce "passage à l'infinité" qui selon Castaneda permet à l'individu de répondre aux questions fondamentales.
Voyage dans les méandres de l'inconscient, chemin vers une réalité différente, cet ouvrage est aussi une mise en lumière des ressources incroyables et insoupçonnées de l'être humain.


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