lundi, juin 13, 2011

Le cinéma et les sciences occultes




La première magie du cinéma est la technique elle-même, capable de reproduire l'animation de la vie, de produire l'illusion par les effets de la prise de vues, du montage et des infinies possibilités de trucage. Depuis le «cinéma primitif» des frères Lumière, qui émerveillait ou effrayait les spectateurs lorsque le train entrait en gare de la Ciotat, jusqu'au cinéma en relief dynamique des parcs de loisirs internationaux, avec ses trajectoires mouvementées, les techniciens ont toujours cherché à construire des dispositifs capables d'amplifier la perception sensorielle du simulacre. Par la maîtrise des codes et de la grammaire de l'image, par la construction d'un système symbolique, le réalisateur produit une bizarrerie : l'effet de présence de l'absent. Parallèlement, le magicien semble réorganiser, en toute irrationalité, le sensible par la force d'un rituel, d'invocations d'un langage et d'une symbolique attachés. Le cinéaste et le magicien ou le sorcier partagent, chacun dans son registre - celui de la manipulation esthétique ou celui de la croyance archaïque - l'ambition de s'affranchir des lois ordinaires du réel.

La consubstantialité du cinéma et de la magie est démontrée dès 1896 par Georges Méliès à la fois prestidigitateur, mécanicien metteur en scène, qui voit dans le cinéma un outil magique capable de produire de la féerie, une machine à rêves libératoire. Dès ses débuts, l'écran de projection est aussi un écran de protection, de même que le sortilège est censé avoir une fonction apotropaïque. Avec le cinématographe, la technique va donc déterminer la thématique, comme en témoignent les titres : Escamotage d'une dame chez Robert Houdin (1896), L’Auberge ensorcelée (1897), Dislocation mystérieuse (1901), Le Chaudron infernal (1903). Les imitateurs et concurrents de Méliès exploitent d'emblée le même registre, avec Ferdinand Zecca et La Fée des roches noires (1901), La Danse du diable (1904), Charles Pathé et La Fée aux fleurs (1904), La Fée aux pigeons (1905) ou Métempsycose (1908). L'intérêt très précocement porté par les réalisateurs à des thèmes et des personnages légendaires ou mythiques participe de cette logique déterminée par la technique. Les fées, mais aussi Jeanne d'Arc. La légende de la médium-combattante est aussi celle d'un procès en sorcellerie (Georges Hatot, 1898, Georges Méliès, 1900), que le cinéma ne cessera de mettre en scène (Dreyer, Fleming, Bresson, Rossellini, Rivette, Besson).

Cent dix ans après Méliès, le succès de Harry Potter, avec son collège de magie, sa pédagogie, son encadrement, ses disciplines spécialisées (cours de métamorphose, de potions, de défense contre les forces du mal...), permet de vérifier l'ancrage des thèmes dans la culture grand public. Il témoigne de la familiarisation avec des motifs pourtant sulfureux, déjà amorcée par Walt Disney (Blanche-Neige, Merlin l'Enchanteur...). À la télévision, Ma sorcière bien-aimée et sa magie domestique, puis Buffy contre les vampires et sa bibliothèque de savoirs occultes, Charmed avec ses trois sœurs, transpositions modernes de trois bonnes fées, et certains épisodes de X-Files confirment la présence de cette veine magique et fantastique exploitée par les producteurs parce qu'elle répond à une attente chez les spectateurs. Le public ne s'intéresse à la fiction que lorsque cette fiction lui parle, c'est-à-dire lui parle de lui : le cheminement s'est accompli sans doute par réaction compensatoire aux emprises ultra-technologiques et technocratiques sur les identités individuelles et collectives. On distingue, dans la production, des moments forts clairement identifiables.

Le champ sémantique des sciences occultes peut faire l'objet d'un bornage d'extension variable, car ses contours sont flous, surtout dans les représentations littéraires et filmiques. Au cinéma, magie ou sorcellerie cousinent avec le film d'horreur ou d'épouvante et les thèmes de la possession démoniaque, du vampire, du zombie, d'une part, avec la féerie merveilleuse plus ou moins sucrée ou le registre fantastique, d'autre part (Alice au pays des merveilles, Le Magicien d'Oz). Si l'on postule l'existence au cinéma d'un genre spécifique «magie» et «sorcellerie », c'est-à-dire d'œuvres où ces pratiques occultes sont décrites (pas seulement leurs effets), dont elles constituent l'argument narratif principal, ou bien qui mettent en scène des châtiments de sorciers et de sorcières, il n'est pas excessif d'affirmer que, jusqu'en 1968, le cinéma de magie et de sorcellerie est surtout l'apanage de réalisateurs européens.

L'histoire du genre doit à Stellan Rye l'un des premiers films à représenter les pratiques de sorcellerie: L’Étudiant de Prague, sorti à Berlin en 1913, raconte l'histoire d'un étudiant pauvre qui vend son âme et son image à un sorcier, variation sur le thème, obsédant pour l'imaginaire européen, de Faust. Robert Wiene réalise en 1919 un pur produit de l'expressionnisme avec Le Cabinet du docteur Caligari, dont l'agressivité du décor comme des maquillages laissa des traces profondes dans le cinéma allemand. Mais c'est en 1922 qu'apparaît le premier traitement documentaire du sujet, sous forme d'un reportage-fiction, avec le maître du cinéma danois Benjamin Christensen et La Sorcellerie à travers les âges. Le film aborde les profondeurs de la magie noire et du satanisme par les grands stéréotypes du genre, repris à la littérature et souvent représentés dans les productions ultérieures : vieille femme soupçonnée de jeter des sorts, torturée par l'Inquisition sabbat, hystérie collective de moniales... Préfigurant en cela les nombreuses émissions télévisées consacrées aux phénomènes de possession, d'envoûtement et d'exorcisme, Christensen achève son film sur un essai d'explication rationnelle. On retiendra également Vaudou, du Français Jacques Tourneur, en 1943, premier film à montrer, dans une atmosphère où se conjuguent féerie et cauchemar, les rituels vaudous. Citons aussi Les Sorcières de Salem, présenté par Raymond Rouleau en 1958, film qui valut à Simone Signoret la British Academy Award ; l'action a lieu au XVIIe s., pendant la chasse aux sorcières organisée parmi les pionniers de la colonisation nord-américaine.

L'année 1968 voit l'apparition de Rosemary's Baby, de Roman Polanski, avec lequel se constitue véritablement, dans la production américaine, le genre « sorcellerie ». Un appartement dans Manhattan, un jeune couple. On aurait jadis pratiqué la magie noire dans l'immeuble ; Rosemary se trouve enceinte, après un cauchemar horrible ; sa grossesse se déroule entre l'envahissante gentillesse des voisins et des événements étranges qui pourraient n'être que le produit d'une imagination névrotique. Cependant, elle accouche d'un enfant prétendument mort-né qu'on lui retire aussitôt. Une nuit, elle finira par s'approcher d'un berceau tendu de noir. Son mari, qui appartient, tout comme les gentils voisins, à une secte, y a déposé l'enfant. Le bébé de Rosemary est une réincarnation de Satan, bien vivante – mais pas montrée. La dynamique narrative tient une série de contrastes : décalage, en filigrane mais lancinant, entre la fragilité lisible sur le visage de l'épouse (Mia Farow) et l'assurance discrètement sardonique de son mari (John Cassavetes) entre l'agressivité du couteau brandi par Rosemary et la vulnérabilité, de l'enfant au berceau, entre les valeurs d'innocence attachées au berceau et le noir maléficiel des voiles qui le décorent, mais aussi entre l'apparence et la réalité, le visible et le caché, l'exposé et le suggéré, entre le savoir et le croire. Ces tensions conduisent l'héroïne à des états limites partageables par les spectateurs : beaucoup ont cru voir l'enfant qui n'est pourtant jamais représenté. Le réalisateur enrichit donc la définition cinématographique de sorcellerie par la représentation de ces états limites. Ce faisant, il pousse à ses marges, celles qui continent à la sorcellerie, le pouvoir manipulatoire du cinéma. Il en est ainsi durant la projection, en acte, mais également après la séance, hors l'enceinte de la salle qui confine le danger et donc protège le spectateur. Car Polanski, tout en reprenant le motif médiéval de l'incube, a dans ce film débarrassé la sorcellerie de son attirail décoratif et folklorique. Il l'a modernisée et acclimatée au quotidien du spectateur. Devenue moins immédiatement repérable, elle pourrait s'exercer, laisse-t-il donc entendre, dans la réalité, l'entourage proche de n'importe quel spectateur.

Là réside l'une des explications au succès colossal de Rosemary's Baby, et la confirmation de ce qui fait la fonction première de l'artiste – écrivain, plasticien, dramaturge ou metteur en scène : la capacité à sentir puis à représenter des courants psychologiques collectifs encore diffus et cachés, des attentes, des craintes, des fascinations et, chez certains, le besoin de stratégies occultes nécessaires à l'illusion de maîtriser le monde. La société américaine était travaillée par ces fascinations, comme l'a montré, sur le mode criminel et psychotique, l'assassinat de Sharon Tate, alors épouse de Roman Polanski.

Trente ans plus tard apparaît Le Projet Blair Witch (1999) de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, film de sorcellerie à l'état pur et succès retentissant. Trois étudiants en cinéma pénètrent dans la forêt de Black Hill, avec tentes, caméras, accumulateurs, nourriture et documentation. Leur projet : un reportage sur la sorcière de Blair et la sorcellerie, à partir d'un fait divers local devenu légendaire. Partis à la rencontre d'une légende et de ses vestiges matériels, ils rencontrent la réalité insoupçonnée. Le scénario est celui d'un cheminement qui tourne à l'errance, puis à l'égarement jusqu'à un final de cauchemar. Tous disparaissent. Une des caméras, retrouvée plus tard, contient une cassette enregistrée. C'est cette dernière que voit le spectateur. Roman Polanski avait choisi de jouer de la proximité entre le spectateur et les faits racontés. Myrick et Sanchez se sont fixé le même objectif : les héros sont de simples apprentis cinéastes incarnés par des acteurs inconnus du grand public. Exclusive de tout autre mode d'expression, la prise de vue subjective, servie par de simples caméscopes, sollicite très activement l'appropriation de l'histoire par le spectateur. Banalisation apparente des personnages (et des acteurs qui furent contraints d'improviser), du matériel, du rendu d'image par l'absence apparente de montage, tout contribue à faire intérioriser le cauchemar et à décrire la sorcellerie d'un seul point de vue, celui des victimes traquées. Polanski traitait de maléfices urbains sophistiqués. Myrick et Sanchez mettent en scène une sorcellerie rurale primitive décrite avec un réalisme ethnographique mais minimaliste qui accentue l'angoisse. Seuls des bruits indistincts, des tas de pierres, de la mousse, des nœuds, des figurines de branchages, et pour finir les dents arrachées de Josuah témoignent d'une présence obsédante, invisible et inexpliquée. S'agit-il de jeteurs de sorts habiles à se dissimuler ? D'âmes en peine, celles des enfants martyrisés dans la maison obscure où s'achève, cut, le film ? En tout cas, d'une présence impersonnelle et impitoyable qui, au fil de parcours en boucles, engendre progressivement la panique. Le terme doit être compris dans son sens étymologique de «terreur », celle que provoquait, dans la mythologie grecque, la rencontre avec le dieu Pan. Dieu qui égare, démon du cauchemar, errant dans les lieux et les forêts solitaires, il symbolise les violences de l'instinct et de l'éros. Ces dernières sous-tendent le film, avec l'histoire des enfants assassinés et la découverte des dents arrachées, puisque la dent est généralement reconnue comme symbole d'énergie vitale et sexuelle. Dans le lignage de Délivrance (J. Boorman) pour l'errance périlleuse dans la forêt et le débat entre culture, technique et nature, de Twin Peaks (D. Lynch et M. Frost) pour le thème de la vérité ultime cachée dans les profondeurs de la forêt, de La Nuit des morts-vivants (G. Romero) pour l'efficacité du style documentaire appliqué à la description des tremblements psychiques, Le Projet Blair Witch enrichit à son tour le traitement cinématographique de la sorcellerie : il rappelle la réalité des puissances de la nature qui, pour peu qu'on les ignore, se muent en puissances de cauchemar. Le retour du refoulé se voit spécifié et adapté. La mise en scène de personnages disparus dans l'angoisse absolue pour avoir voulu devenir des professionnels de l'image, donc de la représentation, confère à la sorcellerie l'efficience d'un outil critique appliqué à la culture médiatique, dont les agents sont portés à consacrer la mise en distance du réel comme valeur exclusive. Rosemary's Baby avait ouvert les vannes. À côté des Dario Argento (Suspiria, Inferno), Ken Russell (Les Diables), Brian De Palma (Carrie), David Cronenberg (Dead Zone), Tim Burton (Sleepy Hollow), se distingue la constellation des films à sujet médiéval. L'affinité entre Moyen Age et sciences occultes tient à des stéréotypes historiques aussi bien qu'à des connotations symboliques : temps médiévaux, magie, sorcellerie évoquent un univers réglé par des lois naturelles différentes, par des perceptions, des logiques et des valeurs autres que celles de la raison moderne.

La figure collective de la sorcière, image symbolique de la compulsion érotique, avec son cortège de fascinations et d'angoisses, fait l'objet de divers traitements fonctionnels et esthétiques. P. A. De Macedo réalise un conte de distraction, sorte de lai féerique diabolisé avec La Malédiction de Marialba (1989). B. Tavernier, au contraire, procède, dans La Passion Béatrice (1988), à la mise en scène documentaire de la jeteuse de sorts : vision forte des nœuds dans l'arbre sec, consultation dans la grotte - qui porte un véritable regard sociologique sur la condition des exclus et des réprouvés au Moyen Age -, puis mise à morts sur un bûcher de bois humide qui met longtemps à faire son œuvre. Le supplice du bûcher est une « scène à faire » toujours influencée dans sa signification par les travaux de l'historien Michelet, au XIXe s. Ce groupe de films met moins en scène la sorcellerie que l'accusée de sorcellerie. La « sorcière» est la victimes désignée des injustices, le bouc émissaire de l'ignorance populaire ou savante devant le mal et les fléaux collectifs tels que la famine et la peste. En témoignent, dans Le Septième Sceau d'Ingmar Bergman (1956), la compassion du chevalier qui joue aux échecs avec la Mort pour la jeune fille précipitée dans les flammes, la compassion aussi de Juan Buñuel, réalisateur de Leonor (1975), pour une innocente accusée de sorcellerie. Le Moine et la Sorcière, de Suzanne Schiffman (1986), ne s'achève pas dans le drame, mais décrit l'inquisition subie par une jeune femme qui sait soigner parce qu'elle connaît les simples. C'est sur la persécution exercée par les tenants du dogme religieux, au nom de Dieu et du Christ, que s'achève Le Nom de la rose, de J.-J. Annaud (1986), avec scènes réalistes de question et bûcher final. Sont accusés de sorcellerie une jeune paysanne, victime de sa sensualité naïve, puis un moine étrange, à la fois demeuré et illuminé. L'inquisiteur Bernardo Gui représente un monde qui sera bientôt remplacé par les temps de la Renaissance. 1492, de R. Scott, commence là où s'achève Le Nom de la rose : les bûchers de la Sainte Inquisition, des femmes encore, des aveux de commerce avec le Diable extorqués, dans la panique, le supplice du garrot, les flammes, la nuit, la foule, le vacarme. R Scott montre en contrepoint, par le regard de Christophe Colomb, les horizons océaniques, la promesse d'autres terres, la naissance d'un autre monde.

L'autre grand emblème des sciences occultes au Moyen Age est le personnage légendaire de Merlin l'Enchanteur, accompagné de la fée Morgane. Parmi ses nombreuses apparitions au cinéma, dont Merlin l'Enchanteur de Walt Disney (The Sword in the Stone, 1963) ou encore deux films d'humour qui confrontent magie médiévale et technologie moderne au bénéfice de celle-ci - Un cosmonaute à la cour du roi Arthur (R. Mayberry,1979) et A Knight in Camelot (R.Young, 1995) -, J. Boorman développe dans Excalibur (1981) une véritable réflexion sur la nature des sciences occultes. Il oppose le folklore superficiel des potions magiques élaborées par Morgane à la connaissance par Merlin des arcanes de la nature, la forestière et l'humaine. Merlin sait déceler, sous les apparences visibles, la présence active du « dragon », une sorte de libido impersonnelle. L'enchanteur symbolise un savoir collectif, universel mais voilé ; les performances dans le défi aux lois naturelles n'en sont que le symptôme et la conséquence. En termes de psychologie analytique (Jung), la sorcière incarnée dans Excalibur par Morgane représente les aspects négatifs de l'inconscient, le refoulé destructeur manifesté par une névrose de pouvoir. Merlin représente les puissances d'un inconscient complexe, agité de tensions contraires, structuré par de grands archétypes. Ses tours de magie, qui opèrent non par des objets ou des substances mais par la seule puissance de la parole, symbolisent les pouvoirs acquis par la partie consciente du psychisme lorsqu'elle sait écouter les avertissements ou mettre à profit les «conseils» venus des profondeurs. Même lorsque Merlin devient lui-même la victime de Morgane, pour lui avoir livré les paroles du charme ultime, et se retrouve enserré dans un piège de cristal, sa voix ne cesse de soutenir le roi Arthur et son ombre de déjouer les sortilèges de la magicienne.

Gérard Chandès (maître de conférences, université de Limoges) et Flore Chandès (Licenciée ès-lettres et arts du spectacle).



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