mercredi, août 24, 2011

La pure joie d'exister





Quand j’étais libre et que je lisais dans les livres où des sages méditaient sur le sens de la vie, ou bien sur la nature du bonheur, je ne comprenais pas grand-chose à ces passages. Je me disais : les sages sont censés penser. C’est leur métier. Mais le sens de la vie ? Nous vivons et c'est ça qui a un sens. Le bonheur ? Quand les choses vont très bien, c'est ça le bonheur, tout le monde le sait. Dieu merci, il y a eu la prison ! Ça m'a donné l'occasion de réfléchir. Pour comprendre la nature du bonheur, il faut d'abord analyser la satiété. Tu te rappelles cette soupe d’orge diluée ou cette bouillie au gruau d'avoine sans une once de matière grasse ? Peux-tu dire que tu manges une chose pareille ? Non. Tu communies avec. Tu la prends comme un sacrement ! C'est comme le « prana » des Yogis. Tu le manges lentement, du bout de ta cuillère de bois, tu le manges en t'absorbant totalement dans le processus de manger, en pensant au fait de manger... Et cela se répand à travers ton corps. Tu trembles en sentant la douceur qui s'échappe de ces petits grains trop cuits et du liquide opaque dans lequel ils flottent. Et puis - sans presque aucune nourriture - tu continues à vivre six mois, douze mois. Peux-tu vraiment comparer ça avec la façon grossière dont on dévore les steaks ?...

...C'est ainsi que dans nos pauvres carcasses et d'après nos malheureux camarades, nous apprenons la nature de la satiété. La satiété ne dépend absolument pas de la quantité que nous mangeons, mais de la façon dont nous mangeons. C'est la même chose avec le bonheur, exactement la même chose. Lev, mon ami, le bonheur ne dépend pas du nombre de bienfaits extérieurs que nous avons arrachés à la vie. Il dépend uniquement de notre attitude envers eux. Il y a un dicton là-dessus dans la morale taoïste : « Quiconque est capable de contentement sera toujours satisfait. »

... Je tire mes conclusions non pas de la philosophie que j'ai lue, mais des récits concernant des êtres réels qu'on rencontre en prison. Et ensuite quand je dois formuler ces conclusions, pourquoi veux-tu que j’aille redécouvrir l'Amérique ? Sur la planète de la philosophie, toutes les terres sont depuis longtemps découvertes. Je feuillette les philosophes antiques et j’y trouve mes pensées les plus neuves. Ne m'interromps pas ! J'allais te donner un exemple. Si au camp il arrive un miracle comme un dimanche libre et férié, alors ce jour-là mon âme se dégèle et, bien que rien dans ma situation extérieure n'ait changé en mieux, malgré cela le joug de la prison se fait moins pesant, j'ai une véritable conversation ou bien je lis une page sincère et je suis sur la crête de la vague. Voilà bien des années que je n'ai aucune vie réelle, mais j'ai oublié tout cela. Je suis sans poids, suspendu, désincarné. Je suis allongé là sur mon châlit et je fixe le plafond. Il est très près, il est nu, le plâtre s'écaille et la pure joie d'exister me fait trembler ! Je m'endors dans une béatitude parfaite. Aucun président, aucun Premier ministre ne peut s'endormir aussi satisfait de son dimanche.

Alexandre Soljénitsyne.


Alexandre Soljénitsyne

Voici la biographie la plus complète à ce jour du grand écrivain russe. Né en 1918, orphelin de père, élevé dans la pauvreté, il parvint cependant à faire de brillantes études de mathématiques, physique, histoire, littérature et philosophie. Décoré de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, il est arrêté en 1945 pour avoir critiqué Staline, et condamné à huit ans de camp de travail. Après quatre autres années de relégation, il est réhabilité en 1957. En 1962, Khrouchtchev autorise la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch, mais à partir de 1965, toutes ses œuvres sont interdites en Union soviétique. Passées clandestinement à l’Ouest, elles sont aussitôt traduites dans plusieurs langues étrangères : le Premier Cercle, le Pavillon des cancéreux, de nombreuses nouvelles, enfin l’Archipel du Goulag, qui lui vaut d’être arrêté en 1974, puis déchu de la citoyenneté soviétique et expulsé. Prix Nobel de littérature en 1970, Soljénitsyne a vécu vingt ans aux États-Unis où il a achevé la rédaction de sa gigantesque fresque historique commencée en 1936 : la Roue rouge. Il a regagné en mai 1994 sa patrie, où il est mort (à Moscou) en 2008.

Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...