jeudi, septembre 08, 2011

La spiritualité orientale ne rend pas l'homme meilleur





« Quelle ordure, ce saint ! Sur cette terrasse, je rencontre le plus beau ramassis de sages hindous. Saintes ordures. Égoïstes, tricheurs, intolérants et délateurs. Bravo! Cela donne envie de rejoindre la confrérie. Apprendre le yoga, la méditation, les textes sacrés, chanter le nom de Râm, savoir dominer sa faim, ses sentiments, se débarrasser de ses ambitions et de ses désirs, atteindre le nirvana. »
Marc Boulet


Etre mendiant en Inde, c'est être plus pauvre qu'ailleurs. Mais être pauvre et intouchable, c'est subir à la fois la misère et le mépris.

Pour connaître ce qu'on vit et ressent quand on est considéré comme la lie de la terre, le jounaliste Marc Boulet a appris l'hindi, s'est foncé la peau, les cheveux, et s'est mêlé au flot de ceux qui mangent à même un bout de papier et couchent à même la rue.

Le mendiant Ram Mundâ, alias le journaliste Marc Boulet, arrive à Ayodhyâ, ville sainte de l'hindouisme aux nombreux temples dédiés à Râm, le héros du Râmâyana :

Je grille biri sur biri, puis je me souviens que mon dernier repas date d'hier matin à Godhauliâ. La faim me tiraille l'estomac. Je décide de chercher un temple qui serve de la nourriture gratuite. Je prends la ruelle qui part de la mosquée et descend vers le centre ville en longeant de magnifiques palais baroques.

Râm m'a entendu. Cent mètres plus bas, sur la droite, une cinquantaine de personnes aux habits déchirés sont assises sur une plates-forme. Elle borde un temple de Râm dont la façade en pierre blanche est sculptée de fioritures bleues. Une vilaine tôle ondulée couvre cette terrasse. Elle mesure vingt mètres sur trois et se trouve surélevée d'un mètre par rapport à la ruelle. Je devine que les gens y attendent un déjeuner car la moitié exhibent une gamelle en alu. Un nabot propret, en pantalon noir et chemise verte à carreaux, les serre en ligne, le dos au temple ou à la route. Il a l'allure d'un chef. Je me déchausse comme tout le monde, je monte sur la terrasse et lui demande, direct :

« Vous offrez à manger aux pauvres, ici ? »

Il ne répond pas à ma question, il dit avec un geste :

« Va t'asseoir là-bas ! »

- J'y vais. Mais là-bas toutes les places sont prises. Sauf une. Un espace d'un mètre existe entre deux types au bord de la ruelle. Les hommes sont assis de ce côté et les femmes en face contre le temple. Les hommes sont de vieux sâdhu, des sages hindous en robe safran délavée et trouée, ou bien des jeunes de vingt à trente ans en haillons. Les femmes sont toutes assez âgées, entre quarante et soixante ans, et elles arborent des visages sereins de grand-mères. Elles sont drapées dans des tissus en coton élimé mais elles sont propres et ne paraissent être ni des clochardes ni des mendiantes. Elles ressemblent plutôt à des nonnes, à des ascètes féminins qui ont renoncé comme leurs collègues masculins a la vie dans la société pour libérer leur âme du cycle des réincarnations en se consacrant à Dieu. Je me baisse pour m'accroupir sur l'espace libre. Aussitôt, cinq ou six sâdhu me chantent en chœur de dégager car cette place est réservée. Je réponds :

« Le responsable du temple m'a dit de m'installer ici.
- Non. Va ailleurs.
- Où je peux m'asseoir ?
- Sais pas », dit le sâdhu à côté de l'espace libre.

Deux grand-mères volent a mon aide et le critiquent :

« Laisse-le s'asseoir. Il a le droit de manger (Puis vers moi :) Pose ton sac dans ce coin et assieds-toi ! » .

J'obéis et le sâdhu à ma gauche bougonne entre ses dents. Heureusement que les vieilles ont cloué le bec à tous ces sâdhu qui portent pourtant la robe safran, signe de la sagesse. Sinon, je disais au revoir à mon déjeuner. Je suis déçu. Je retrouve chez eux le même égoïsme que chez les mendiants de Bénarès. J'imaginais ces sages détachés des réalités mesquines et illusoires du monde, sans désirs ni ambitions, forts de caractère, des gourous généreux. Eh bien, ils cherchent querelle dans les soupes populaires.

Au fait, est-ce vraiment une cantine ici ?

A ma droite, un garçon de quinze à vingt ans a une peau noire anthracite et des cheveux ébouriffés, plantés comme du chiendent. Il porte un pagne crème sale et une chemise en lambeaux. C'est sans doute un vagabond mais ces mains sont inhabituelles pour cette profession qui n'exige pas un travail manuel intense. Il a de grosses pattes calleuses munies de doigts boudinés. Son visage est rond comme celui d'un bébé joufflu et je le trouve bien plus sympathique que le vieux sage bougon à ma gauche. Je ne sens aucun fumet de bouffe et je préfère me renseigner auprès de ce jeune sur ce que nous attendons. Je dis :

« On va nous servir à manger ? »

Il hoche la tête à l'indienne, de droite à gauche, en signe d'affirmation.

« Et à quelle heure ? »

Il agite alors sa main gauche de haut en bas pour me faire signe d'attendre.

« Et tous les jours ils servent de la nourriture ? Matin et soir ? » 

De nouveau, il me répond de patienter avec un geste. Bizarre ?

Pourquoi ce mutisme ? Mon inquiétude l'agace-t-elle ? Suis-je trop curieux ? Je ne comprends rien au monde d'Ayodhyâ. Je me sens déplacé dans ce bled et sur cette terrasse. Mais j'ai faim et je décide d'attendre ici.

Un géant de vingt-cinq ans, à la peau claire, nous distribue des bons jaunes. Ce type porte un kurtâ* et un dhoti* blancs, en voile de coton immaculé, et un cordon sacré transparaît sur sa poitrine. Ce doit être un brahmane, un prêtre de ce temple de Râm. Il a une figure en lame de couteau à bouffer des bananes avec la peau, comme s'il avait avalé un truc qui reste coincé dans son long gosier et lui paralyse la bouche. Je lis mon carton jaune ; la somme de deux roupies et le nom de l'association de ce temple de Râm y sont écrits. Je n'y comprends rien mais tout le monde affiche un sourire et glisse son carton dans une poche. Mon jeune voisin me fait signe de ranger le mien et il me montre deux doigts. Deux roupies ? On va me donner deux roupies ou il faut que je paie deux roupies pour manger ici ? Deux roupies, c'est peu en fait et les deux solutions sont possibles. Mon jeune voisin ne dit rien, il brandit juste son index et son majeur et je fais un signe de tête interrogateur aux grand-mères en face de moi. Elles disent :

« Range ton ticket. C'est deux roupies !»

D’accord. Mais à donner ou à recevoir ? Puis-je le demander ?

Je range mon papier jaune dans la poche de ma chemise. Encore un mystère. Ça me tracasse, j'aime bien tout comprendre. Je réfléchis.

S'il fallait payer deux roupies, le tarif d'un repas – même médiocre - dans une gargote, les gens ne se disputeraient pas pour prendre place sur la terrasse. Car d'autres sâdhu, d'autres grand-mères continuent d'arriver et ils se font immanquablement jeter par l'assemblée présente. Complet ! Alors ils vont se plaindre au géant qui distribue les cartons, celui-ci nous engueule et nous ordonne de nous serrer davantage. Les sâdhu et les grand-mères obéissent en grognant et le nouveau venu s'accroupit sans oublier de réclamer son carton jaune.

Tout le monde semble au parfum et je ne peux demander une explication. Si jamais je dois toucher deux roupies, ça semblerait étrange de penser à payer. une nourriture gratuite. Je me tais.

Dix minutes passent. Voilà une réunion d'ascètes et de clochards sur cette terrasse, et rien ne les distingue dans le comportement. Nous nous regardons les uns les autres. Nous nous épions sans sourire, nous ne parlons pas non plus. Sale ambiance.

Un gringalet assez pâle d'une cinquantaine d'années sort du temple. Ce doit être un prêtre lui aussi car il porte un cordon sacré et distribue au sâdhu qui est à ma gauche et à deux autres des cymbales. Il nous lance :

« Allez-y, chantez Sitâ Râm. Et tapez dans les mains. »

Pourquoi pas ? Sitâ est l'épouse de Râm et ce couple se voue un amour total et symbolise une humanité idéale de justice, de fidélité et de sérénité. Les vieux sages qui possèdent les cymbales lancent le rythme et commencent à chanter: Nous les imitons. Et je chante et je tape dans mes mains.

« Sitâ Râm !
   Sitâ Râm !
   Sitâ Râm !
   Vive Sitâ Râm ! »

Puis ça reprend au début: « Sitâ Râm! Sitâ Râm... » Ce n’est pas sorcier et, entre chaque vers, il suffit de suivre la cadence des cymbales en tapant dans les mains. Parfait. J'y mets toute mon énergie, je joue le jeu.

De nouveaux venus essaient de s'asseoir parmi nous, mais ils doivent réclamer l'aide d'un prêtre pour obtenir une place, et nous chantons, tapons, chantons. C'est presque amusant. Au début du moins. Nous chantons ainsi cinq minutes, un quart d'heure, une demi-heure. Nous n'interrompons notre litanie que pour chasser les intrus qui tentent de nous rejoindre ou lorsque des singes se coursent sur la tôle au-dessus de nous dans un bruit infernal qui rappelle le roulement du métro parisien. Nous dressons la tête, amusés.

Toujours pas de nourriture. Rien. Et j'ai dû répéter mille fois la formule « Sitâ Râm ». J'en ai marre et je ne suis pas le seul. La moitié de mes frères et sœurs ont cessé de chanter et de frapper dans leurs mains. Je n'ose pas, car à ma gauche, le sadhû qui donne la cadence avec ses cymbales ne faiblit pas. Je savais qu'il était méchant et égoïste en refusant de me laisser une place et je découvre que c'est le plus fêlé de la bande. Et il chante : « Sitâ Râm! Sitâ Râm ! » Et je l'imite. Heureusement, des effluves de riz bouilli s'échappent par les fenêtres du temple et me redonnent espoir qu'un repas sera bientôt servi. Je me demande si ce sera du khichari ou du riz avec de la purée de lentilles ou bien un curry de légumes. Tout me plaît. Mais un troisième prêtre, la trentaine, petit et moustachu à la Hitler, vient me déranger dans mes songes.Il réclame le carton jaune de mon jeune voisin, puis le mien, et il s'en va.

Sur le coup, je ne réalise pas, puis en observant la mine déconfite de mon voisin, je pige que dépourvus du carton jaune, nous allons connaître un problème. Lequel ? Il me montre encore son index et son majeur sans ouvrir la bouche, et en face une grand-mère me lance, navrée : « Deux roupies ! »

Qu'est-ce que ça signifie ? Deux roupies pour qui ? Pour quoi ? Et puis qu'est-ce qui rapproche mon jeune voisin et moi-même et justifie notre traitement particulier ? Suis-je aussi sale et mal vêtu que lui ? Qui suis-je ? Il se remet à taper dans ses mains, il bouge les lèvres sans émettre de sons.

Courage. Et je recommence à chanter, surtout que le sage à ma gauche me décoche des œillades courroucées parce que je me taisais. Des grand-mères me font également signe de taper plus fort dans mes mains. J'en ai marre. Marre. J'arrête pas de frapper main contre main et j'ai intérêt à ne pas mollir car les prêtres circulent sur la terrasse et ils s'assurent que nous chantons et tapons dans nos mains. Avec conviction. Et peut-être que nous chantons juste...

Les prêtres se planquent aussi dans la porte du temple pour nous observer mais ils ne réussissent pas à surprendre les trois sâdhu en bout de terrasse qui chantent devant eux et font salon dès qu'ils ont le dos tourné. Des tricheurs, trop malins. Le bout de la terrasse n'est pas visible depuis l'encoignure de la porte.

Les prêtres chopent juste les sâdhu et les grand-mères qui s'effondrent de fatigue. Une bonne dizaine. Ils tombent d'un seul coup le menton sur la poitrine. Et dodo.

Nous devons seriner « Sitâ Râm» depuis une heure à présent. Soit deux mille fois environ. Le prêtre géant, celui qui a distribué les cartons avec sa tête à bouffer la peau des bananes, est le plus doué pour surprendre les tire-au-flanc, et des sages lui montrent aussi leurs frères qui somnolent. Il vient de repérer la vielle assoupie en face de moi. Il s'approche, il fronce les sourcils, il s'incline vers elle, puis il crie :

« OH ! OH ! »

La grand-mère sursaute. J 'espère qu'elle n'est pas cardiaque.

« Tu dormais ?
- Non ! Non !
- Debout ! Va-t’en! »

Elle lui touche les pieds pour implorer son pardon.

« Tu dois chanter, t'as compris ?
- Oui. Oui. D'accord. Écoutez ! »

Et elle chante, et le géant se tire.

Cinq minutes plus tard, sa tête retombe. Redodo.

Le géant a beau chaque fois la réveiller et elle peut bien lui masser les pieds, la fatigue la terrasse peu après. Je me dis qu'elle pourrait même lui sucer ses orteils purs de brahmane. ça ne changerait rien, car ce ne sont tout de même pas des amphétamines en barre. J'imagine aussi que, si Râm existe, ça doit lui fendre le cœur de voir un géant martyriser une grand-mère.

Je racontais il y a un instant que les prêtres vérifient si nous chantons avec conviction. C'est vrai. A cinq ou six mètres sur ma gauche, le prêtre au look hitlérien hurle en ce moment à un vieux sage :

« Tu chantes pas assez fort. Debout ! Va-t'en ! »

Le sage lui palpe aussitôt les pieds et il chante à pleins poumons et il tape dans ses mains comme si c'étaient des battoirs. Cette terrasse, est-ce la cantine d'un camp de rééducation ou celle d'une école maternelle ? Salauds de brahmanes. Fascistes. Inquisiteurs. J'ai l'impression qu'ils nous obligent à louer Sitâ Râm pour payer le repas qu'ils nous offrent. Dégueulasse. Et a quoi cela sert-il de prier mécaniquement sans désir ? Peut-être que cela rend fou et stimule la foi. Salauds de prêtres ! Leur don de nourriture n'est pas désintéressé. Belle charité hindoue !

J'ai la voix cassée et mal à la paume des mains. J'ai également les avant-bras en compote à force de les agiter devant moi. Une heure, c'est très long. C'est soixante minutes, c'est trois mille six cents secondes. A raison d'un battement de mains toutes les secondes et demie, faites le calcul ! Tapez ainsi dans vos mains pendant une heure en répétantn: « Sitâ Râm! Sitâ... Vive Sitâ Râm ! »

Cela me rend marteau. J'ai envie de me lever et de crier que Sitâ et Râm n'existent pas, que notre souffrance ne sert à rien et que ces prêtres nous torturent. Tout le monde en a marre et des sâdhu épuisés ont posé leurs avant-bras sur les genoux et ils ne frappent plus dans leurs mains. Ils se les apposent, mollement, telle une caresse. J'essaie moi aussi et ça va mieux. J'ai vraiment mal aux mains et aux bras. Mais la faim me tiraille, je ne veux pas partir.

Un grand sâdhu d'une quarantaine d'années avec une longue barbe et des cheveux noirs qui lui tombent dans le dos, le genre baba-cool comme on dit en Occident, est assis sur le seuil du temple et il me regarde sans arrêt. Je n'aime pas ça. Le voilà qui me montre du doigt au vieux prêtre et celui-ci rapplique. Il me dit :

« T'as un ticket ?
- Un prêtre me l'a ramassé.
- Quoi ? T'as pas de ticket. Alors, debout. Dégage! »

C'est trop injuste. J'ai tapé dans mes mains, j'ai chanté plus d'une heure sans défaillir et il veut me virer. Je me suis juste absenté un instant pour boire un coup à la fontaine près du temple. Mais je ne suis pas le seul. La moitié de la chorale qui possède des gamelles s'est rendue là-bas pour les remplir d'eau en prévision du repas.

« Y a un autre prêtre qui a ramassé mon ticket, je répète.

Pas de baratin. T'as pas de ticket. Va-t’en! »


J'ai envie de pleurer. J'ai faim et j'ai chanté pour rien. Il hurle :
 « Debout ! »


Je joins les mains pour le supplier et je lui effleure ses pieds calleux de vieux brahmane. Cela me dégoûte mais je n'ai pas le choix.


« Je vous en prie. J'avais un ticket. Mais on me l'a ramassé et j’sais pas pourquoi. Épargnez-moi ! »

Pas un sâdhu ne me soutient. Je cherche leur aide du regard mais ils chantent imperturbables. « Vive Sitâ Râm! » Râm, le dieu qui fait triompher la lumière sur les ténèbres. Deux grand-mères interpellent le prêtre et confirment que je possédais un ticket, un de ses collègues l'a récupéré. Cela le satisfait et il repart.

Je respire, puis je regarde le sage hippie qui m'a dénoncé. Lui aussi m'observe, détendu, sans éprouver de honte. Je n'ai pas l'impression qu'il regrette son attitude. Quelle ordure, ce saint ! Sur cette terrasse, je rencontre le plus beau ramassis de sages hindous. Saintes ordures. Égoïstes, tricheurs, intolérants et délateurs. Bravo! Cela donne envie de rejoindre la confrérie. Apprendre le yoga, la méditation, les textes sacrés, chanter le nom de Râm, savoir dominer sa faim, ses sentiments, se débarrasser de ses ambitions et de ses désirs, atteindre le nirvana.

Ouais. Ouais. Ouais!

Je vois le résultat ce matin et je hais davantage les culs bénits et les apôtres, les saints et les curés, tous les types en soutane, blanche, noire, safran, marron...

Nous tapons toujours dans les mains et nous rabâchons : « Sitâ Râm... Vive Sitâ Râm ! » Encore une demi-heure, alors tel le Christ s’approchant pour partager ses poissons et ses pains, le géant bouffeur de peaux de banane sort sur la terrasse avec une pile de feuilles-assiettes. Vision divine. Elle signifie que notre déjeuner est imminent et, dans un ultime effort, nous chantons à pleins poumons. Le bonheur. Un double soulagement. La nourriture sera servie et nous n'avons plus besoin de répéter « Sitâ Râm ».

Le prêtre nous distribue une feuille à chacun. Il ne s'incline pas comme les employés du temple du Bâbâ Khichari de Godhauliâ. Il jette la feuille de la hauteur de sa poitrine et elle tombe par terre ou sur votre tête. Et il traite de même les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes, les sales et les propres. Pas de discrimination, nous sommes tous aussi intouchables pour lui, ce pur brahmane, employé d'un temple situé à une enjambée du lieu de naissance du dieu Râm.

Je suis étonné qu'il ne touche pas les sâdhu. Ces saints ont théoriquement perdu l'impureté de leur caste d'origine. Peut-être est-ce différent à Ayodhyâ pour le sâdhu moyen ?

Nous aplatissons nos feuilles devant nos pieds et des convives les lavent avec l’eau de leur gamelle. Certains tirent de leurs poches des piments ou un radis blanc pour agrémenter leur déjeuner.

Le vieux prêtre surgit avec un seau en fer-blanc et il y pioche le riz fumant avec une grande casserole. Il en sert une à chacun de nous. Environ trois livres de riz blanc pâteux. C'est copieux. Quand le seau est vide, il va le remplir dans le temple puis il continue le service. Ainsi de suite. Rien de spécial. Sauf que notre ration, il nous la déverse a un demi-mètre au-dessus de notre feuille. Pour ne pas nous approcher, éviter tout contact, ou juste ne pas se courber, se fatiguer. Peut-être les deux. De toute façon, son attitude témoigne du peu d'estime qu’il nous accorde. Il se contente de viser, de décharger sa casserole au-dessus du centre des feuilles, mais trois livres de riz en chute libre, ça s'écrase à l'arrivée, schplaf ! et ça éclabousse le sol à côté et les pieds. Après, il faut ramasser, s'essuyer.

Moi, j'ai de la chance. Le prêtre a bien calculé sa trajectoire et seule une vingtaine de grains de riz se sont collés sur mes pieds. Ce n’est pas grand-chose. Pourtant, j’ai du mal à supporter ce traitement. C'est très humiliant d'être nourri comme les paysans remplissent les auges de leurs bêtes. Que faire ? J'ai faim et j'écrase.

Personne ne mange et je brasse mon riz brûlant entre mes doigts. Je brise les conglomérats, j’aère ma ration, je la moule en petit volcan avec une cuvette au sommet. Comme les autres convives, et je comprends pourquoi. Le prêtre géant arrive avec un seau de purée de lentilles et il nous en verse trois louches chacun dans ce cratère. Toujours selon la même technique, sans se baisser.

Cette purée ressemble plutôt à un brouet. Elle est liquide mais elle sent bon et je suis content d'en avoir Je la mélange bien au riz en partant du centre du cratère pour qu'elle ne s'écoule pas sur le sol, je pétris, je rends le tout homogène. Je soupire d'aise. Le vieux prêtre nous distribue alors une cuillère de curry de potiron, puis le géant jette à chacun une demi-cuillère de beurre clarifié.

Ce beurre, cela m’étonnerait qu'il nous l'offre pour rendre notre plat succulent comme on met du beurre dans les pâtes en France. Je me dis que ce géant ne se préoccupe pas de la réputation gastronomique de sa cantine. Ce temple n'est pas une soupe populaire cinq étoiles du goût mais de la foi. Le soupçon de beurre clarifié est symbolique. C'est pour purifier notre repas. Selon l'idéologie hindoue, cette substance possède une vertu purificatrice, tout comme les quatre autres produits traditionnels de la vache (lait, yaourt, urine et bouse). Des hindous pieux absorbent d'ailleurs un cocktail lustral composé avec ces cinq éléments. Quelle bêtise ! On me considère comme intouchable et la merde bovine est consommable !

Personne n’a encore commencé à manger, mais nous sommes tous servis. Nous implorons Râm comme les bigots chrétiens le font avec Jésus avant de déjeuner, puis nous attaquons...

Marc Boulet, « Dans la peau d'un intouchable ».


* Habits traditionnels hindous. Le kurtâ, je le rappelle, est une tunique ample, sans manches et sans col, et le dhoti une culotte constituée d'un drap savamment passé entre les jambes. Le dhoti est plus habillé que le lungi, ce pagne que je porte comme la majorité des Indiens pauvres

Dans la peau d'un intouchable


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