mercredi, septembre 14, 2011

Progrès


Les artistes naguère n'aimaient pas ce qu'on appelait le Progrès. Ils n'en voyaient pas dans les œuvres beaucoup plus que les philosophes dans les mœurs. Ils condamnaient les actes barbares du savoir, les brutales opérations de l'ingénieur sur les paysages, la tyrannie des mécaniques, la simplification des types humains qui compense la complication des organismes collectifs. Vers 1840, on s'indignait déjà des premiers effets d'une transformation à peine ébauchée. Les Romantiques, tout contemporains qu'ils étaient des Ampère et des Faraday, ignoraient aisément les sciences, ou les dédaignaient ; ou n'en retenaient que ce qui s'y trouve de fantastique. Leurs esprits se cherchaient un asile dans un Moyen Age qu’ils se forgeaient ; fuyaient le chimiste dans l'alchimiste. Ils ne se plaisaient que dans la Légende ou dans l'Histoire - c'est-à-dire aux antipodes de la Physique. Ils se sauvaient de l'existence organisée dans la passion et les émotions, dont ils instituèrent une culture (et même une comédie).

Voici cependant une contradiction assez remarquable dans la conduite intellectuelle d'un grand homme de cette époque. Le même Edgar Poe, qui fut l'un des premiers à dénoncer la nouvelle barbarie et la superstition du moderne, est aussi le premier écrivain qui ait songé à introduire dans la production littéraire, dans l'art de former des fictions, et jusque dans la poésie, le même esprit d'analyse et de construction calculée dont il déplorait, d'autre part, les entreprises et les forfaits.

En somme, à l'idole du Progrès répondit l'idole de la malédiction du Progrès ; ce qui fit deux lieux communs.

Quant à nous, nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous, et même en nous. Pouvoirs nouveaux, gênes nouvelles, le monde n'a jamais moins su où il allait.

Comme je songeais à cette antipathie des artistes à l'égard du progrès, il me vint à l'esprit quelques idées accessoires qui valent ce qu'elles valent, et que je donne pour aussi vaines que l'on voudra.

Dans la première moitié du XIXe siècle, l'artiste découvre et définit son contraire - le bourgeois. Le bourgeois est la figure symétrique du romantique. On lui impose d'ailleurs des propriétés contradictoires, car on le fait à la fois esclave de la routine et sectateur absurde du progrès. Le bourgeois aime le solide et croit au perfectionnement. Il incarne le sens commun, attachement à la réalité la plus sensible - mais il a foi dans je ne sais quelle amélioration croissante et presque fatale des conditions de la vie. L'artiste se réserve le domaine du « Rêve ».

Or la suite du temps - ou si l'on veut, le démon des combinaisons inattendues (celui qui tire et déduit de ce qui est les conséquences les plus surprenantes dont il compose ce qui sera) - s’est diverti à former une confusion tout admirable de deux notions exactement opposées. Il arriva que le merveilleux et le positif ont contracté une étonnante alliance, et que ces deux anciens ennemis se sont conjurés pour engager nos existences dans une carrière de transformations et de surprises indéfinies. On peut dire que les hommes s'accoutument à considérer toute connaissance comme transitive, tout état de leur industrie et de leurs relations comme provisoire. Ceci est neuf. Le statut de la vie générale doit de plus en plus tenir compte de l'inattendu. Le réel n'est plus terminé nettement. Le lieu, le temps, la matière admettent des libertés dont on n'avait naguère aucun pressentiment. La rigueur engendre des rêves. Les rêves prennent corps. Le sens commun, cent fois confondu, bafoué par (d'heureuses expériences, n'est plus invoqué que par l'ignorance. La valeur de l'évidence moyenne est tombée à rien. Le fait d’être communément reçus, qui donnait autrefois une force invincible aux jugements et aux opinions, les déprécié aujourd’hui. Ce qui fut cru par tous, toujours et partout, ne paraît plus peser grand-chose. A l'espèce de certitude émanait de la concordance des avis ou des témoignages d'un grand nombre de personnes, s'oppose l'objectivité des enregistrements contrôlés et interprétés par un petit nombre de spécialistes. Peut-être, le prix qui s'attachait au consentement général (sur lequel consentement reposent nos mœurs et nos lois civiles) n'était-il que l'effet du plaisir que la plupart éprouvent à se trouver d'accord entre eux et semblables à leurs semblables.

Enfin presque tous les songes qu'avait fait l'humanité, et qui figurent dans nos fables de divers ordres - le vol, la plongée, l'apparition des choses absentes, la parole fixée, transportée, détachée de son époque et de sa source -, et maintes étrangetés qui n’avaient même été rêvées - sont à présent sortis de l'impossible et de l'esprit. Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d'individus. Mais l'artiste n'a pris nulle part à cette production de prodiges. Elle procède de la science et des capitaux. Le bourgeois a placé ses fonds dans les phantasmes et spécule sur la ruine du sens commun.

Paul Valéry, « Regards sur le monde actuel ».


Regards sur le monde actuel

« Le temps du monde fini commence. » Un grand poète jette un regard lucide sur le monde contemporain. Son analyse, d'une rigueur exemplaire, examine la situation de notre civilisation menacée, étudie notre histoire et juge notre politique. Ce livre prophétique reste d'une actualité brûlante.




« Ce petit recueil se dédie de préférence aux personnes qui n’ont point de système et sont absentes des partis ; qui par là sont libres encore de douter de ce qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l'est pas. »
Paul Valéry

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Dessin :

Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...