jeudi, décembre 15, 2011

Convulsionnaires parisiens





Le diacre Pâris est dans la contrebasse


En 1729, sur la tombe du diacre Pâris, au cimetière de Saint-Médard, se déroulèrent des scènes de convulsions hystériques. On put voir cette chose stupéfiante : une convulsionnaire se coucher sur un brasier ardent et y demeurer plus d'une demi-heure sans que les flammes brûlent le moins du monde son corps. ni même le drap qui l'enveloppait.

Cependant, la police s'en mêla, dispersa les excités, et un humoriste décréta :

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.

Qu'étaient ces convulsions, sinon une forme violente de la danse ? La danse qui conduit à l'extase, à l'insensibilité, au délire, est de tous les temps et de tous les lieux.

J'y songeais à la suite d'une rencontre avec ce contrebassiste mystique – d'autres diront satanique – qui dirige un cercle privé de convulsionnaires modernes.

Jusqu'à deux heures du matin, il joue dans un dancing de la rive gauche, puis il rejoint le groupe de ses adeptes en un lieu tenu secret. Il accepta pourtant de m'y conduire et me fixa rendez-vous dans le banal établissement où il travaille.

Mon attention, parmi la foule qui s'y pressait, ne tarda pas à se concentrer sur lui. Cet homme ne jouait pas, il vivait sa musique. Ses gestes étaient la projection d'une âme brûlante. Il pouvait avoir la quarantaine, montrait un visage ravagé, inquiet, avec des yeux fébriles sous des arcades sourcilières touffues. Ses rares cheveux semblaient se dresser sous l'effet d'une émotion intérieure. Il appartenait à la catégorie des êtres possédés par un démon qu'ils ont choisi.

La grandeur et le danger de l'art se manifestaient ainsi de façon tangible. Je ne voyais, je n'entendais plus que lui et je ne saurai jamais si en réalité il surpassait les autres musiciens de l'orchestre ou si c'était mon attention qui l'isolait. Je compris en tout cas que c'est de la parfaite communion de l'exécutant avec l'auditeur que naît, certains soirs, cet enthousiasme dionysiaque qui rassemble pour un instant les maillons d'une chaîne perdue.

Je le happai à la sortie ; nous prîmes ensemble la soupe à l'oignon. Il ne paraissait pas ennuyé de mes questions, mais plus généralement ennuyé de toute chose.

C'en est au point, me confia-t-il, que plus rien ne peut me tenir éveillé sinon la musique et son corollaire la danse. Par la puissance de mon instrument, qui tour à tour rythme, module et bourdonne, je force les gens à sortir d'eux-mêmes, à perdre tout contrôle, à se montrer dans leur primitive vérité... Vous ne pouvez imaginer le plaisir que j'en éprouve !

Le spectacle de la jeunesse qui se trémousse vous paraît-il tellement excitant ?

En aucune façon.

Alors, je ne comprends plus.

Notre cercle n'admet que des membres âgés de plus de quarante ans.

Ah bah !

Les jeunes, en se livrant à la danse, ne font qu'évacuer un trop-plein de vie, une force à l'état brut ; ils n'ont le sens ni du sacré, ni du pervers. Mais que les plus vieux en arrivent à se débrider, voilà qui est instructif ! J'offre ainsi à quelques-uns l'occasion de se libérer et d'atteindre des sommets où mystique et sensualité se rejoignent. Il ne s'agit pas de faire sortir les démons de nous-mêmes, mais de nous rendre conscients de leur présence, de nous familiariser avec eux. Le rythme est le procédé magique qui conduit à l'état de transe où le contact s'établit. Le dernier mot de la philosophie n'est pas « Connais-toi toi-même », mais « Connais ceux qui t'habitent »... Mais suivez-moi si vous voulez avoir la démonstration vivante de ce que je viens d'avancer.

Nous sortîmes. C'était l'heure suspecte qui donne tout son sens à ce quartier de ruelles sans âge. Un peuple d'ombres allait et venait et j'éprouvais comme un malaise à me mêler à ces créatures de la nuit, surgies d'un monde souterrain, proies à la recherche d'autres proies.

Au fond d'une impasse, mon guide me poussa à l'intérieur d'un étroit corridor. Une minuterie s'alluma, laissant voir des murs qui suintaient d'une humidité brune. Nous descendîmes des marches.

Ne vous méprenez pas, dit-il, nous n'allons pas dans un de ces cabarets de fantaisie avec squelettes et cercueils où l'on boit dans des crânes...

Il ouvrit une porte capitonnée et me fit pénétrer dans une salle basse : bruit infernal, fumée épaississant un air rare, lumières tamisées. Sur un mur nu, un christ janséniste au torse étique tendait vers le ciel ses bras désespérés.

Trois musiciens jouaient qui méritent une courte description : le premier, un pianiste en smoking mauve, s'était coiffé d'un bicorne d'académicien et agitait des doigts couverts de bagues étincelantes. Le deuxième, un trompettiste, avait revêtu une soutane et portait une barrette très en arrière sur la tête. Quant au troisième, à la batterie, c'était un Noir déguisé en pierrot.

Je m'assis dans un coin et observai l'assistance. Il y avait là des groupes qui semblaient échappés d'un hospice. Des vieillards à barbe blanche badinaient avec de grosses dames aux cheveux oxygénés. Un patriarche déplumé et tremblotant sablait le champagne en compagnie d'une petite vieille filiforme, au visage parcheminé et au sourire édenté. Sur la piste, les danseurs se livraient à des contorsions grotesques tandis que des matrones riaient à gorge déployée en battant des mains.

Lorsque le contrebassiste s'empara de son instrument et se lança dans une improvisation, le spectacle prit une allure acrobatique. La frénésie gronda et j'assistai, suffoqué, à un déchaînement renouvelé des convulsionnaires d'autrefois.

Les bras et les jambes se disloquaient, les visages ruisselaient, les perruques s'envolaient, les ventres se tortillaient et s'entrechoquaient. Une harpie, l'écume aux lèvres, se dépoitrailla en poussant des hurlements de bête qu'on égorge.

Ce fut comme un signal. La plupart des femmes suivirent l'exemple, exhibant de hideux appas, des outres vides qu'elles faisaient balloter en cadence. Des hommes entrèrent en transe, tournant comme des toupies ou, étendus sur le dos, agitant les membres en l'air comme de gros scarabées. D'autres se mirent à marcher à quatre pattes. Certains corps formaient de monstrueux angles droits puis ondulaient comme des serpents.

Une mégère en mini-jupe s'approcha soudain de moi et voulut à toute force m'entraîner sur la piste. Il me fallut user des poings et des pieds pour m'en débarrasser. Furibonde, elle tenta de m'assommer à l'aide d'une bouteille de whisky et je ne dus mon salut qu'à un brusque saut de côté. Elle alla s'en prendre ensuite à un gamin de soixante ans qu'elle baisa ignoblement sur la bouche.

Combien de temps dura ce carnaval de cauchemar ?... J'avais perdu toute notion d'heure, subjugué par une sorte de terreur sacrée, devenant fou moi-même au milieu de la démence collective. Enfin, l'un des danseurs s'abattit pour ne plus se relever. Un deuxième subit le même sort, puis un troisième. Les femmes, plus résistantes, tombèrent les dernières dans un bruit sourd.

L'orchestre alors se tut et le contrebassiste contempla le champ de carnage d'un air triomphant. On aurait pu croire que le plancher était jonché de cadavres.

Après un moment de silence et d'immobilité, les musiciens entamèrent un hymne lent et toute l'assistance se mit à genoux devant le crucifix en chantant d'une même voix éraillée. Plusieurs eurent une crise de larmes, puis l'apaisement naquit, de la musique ou bien des courbatures.

Profitant de l'émotion générale, je me sauvai.

Dehors, c'était l'aube. Les camions remontaient le boulevard Sébastopol et les arroseuses municipales tentaient de vaincre l'ordure.

Guy de Wargny, La France des sorciers.


La France des sorciers

Au fond des campagnes, comme au centre des villes, ils organisent des conciliations, tiennent des assemblées, pratiquent des rites étranges, saugrenus ou lubriques.

Guy de Wargny nous conte les étapes d'un petit tour de France de la magie contemporaine.






Dessin :

Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...