jeudi, décembre 22, 2011

De l'argent





Par Raoul Vaneigem

Je n'ai rien éprouvé de plus indigne et de plus éloigné des préoccupations humaines que la quête incessante de l'argent, érigée en impératif catégorique par la nécessité de survivre. De la garantie d'en être pourvu, je n'ai tiré qu'amertume comme je n'ai ressenti qu'angoisse et rage à la perspective d'en manquer.

Il s'est installé dans mon rapport à l'argent une gêne constante, une hostilité qui ne rendaient que plus malséantes les petites compromissions auxquelles je cédais par à-coups. Ma consolation éthique tenait à n'accepter de travaux de tâcheron, qu'à la condition d'y prendre plaisir ou d'y trouver matière à divertissement. Au moins n'ai-je pas fourni de gages à mon infortune en m'abaissant à exploiter les autres, à vivre à leurs crochets, à les mettre au travail pour m'autoriser de ne travailler jamais.

Avoir accepté un prix de la Communauté française de Belgique, que je n'avais pas sollicité, pour L'Adresse au vivant, m'a longtemps tarabusté. Je souffrais moins du sentiment d'avoir dérogé à mes principes que du cynisme qui m'autorisait à profiter de l'aubaine et d'apurer, en évacuant mes angoisses, une dette dont la somme atteignait, à peu de choses près, le montant de la récompense décernée.

J'ai fini par cracher sur ma culpabilité et tordre le cou aux reproches, jurant de ne jamais récidiver, non par souci moral mais pour l'inconfort où m'avait plongé la sensation de me trouver en porte-à-faux avec moi-même.


Sinécures et expédients assuraient tant bien que mal la survie des situationnistes. La cueillette de dotations, de bourses d'études, de postes assurés par de faux diplômes, d'allocations de chômage perçues à la limite de la légalité, entrait dans la logique irréfragable de la récupération individuelle.

L'arnaque était jugée recommandable en ce sens qu'elle grugeait les institutions. Nous estimions légitime de reprendre à l'État l'argent dont il nous spoliait au nom d'un bien public, qu'il s'employait à parasiter.

Cette prédation vengeresse garda à mes yeux toute sa pertinence jusqu'au jour où il m'apparut peu compatible de vitupérer la corruption générale du système marchand et de recourir, à son encontre, à des méthodes identiques. Au reste, il y avait beau temps que le vol dans les grands magasins, les astuces d'une rentabilité aléatoire et les laborieux magouillages réclamés par notre refus de travailler s'apparentaient de plus en plus nettement à un travail aussi ennuyeux et aussi harassant que les autres.

Il n'empêche, je n'ai jamais cessé de me trouver sous la menace de l'argent, ne sachant sur quel pied danser pour le gagner sans m'avilir. Je le prends avec des pincettes et il me le rend bien. Je passe de la mesquinerie, qui m'enjoint de parcourir dix kilomètres pour acheter le litre d'essence trois sous moins cher qu'à la station voisine, à une frénésie dépensière, comme s'il me fallait brûler en virées de gargotes et de bistrots les impuretés qui souillent mes poches.

Cette danse grotesque de l'ours, sur une plaque de fer chauffée cupidement, ranime en moi une haine incommensurable pour l'économie et pour ses séides, un goût de saccager les banques et de briser les vitrines de la consommation. C'est pourtant là un comportement que je critique et qu'entend dépasser ma volonté d'abolir la société marchande. Sans doute est-ce le seul domaine où je régresse, de façon épidermique, à ce stade de trépignement terroriste, où, disait à peu près Chesterton, « on commence par lancer des bombes, puis on devient un esthète. »

J'ai assurément versé dans l'esthétisme en calquant ma conduite sur la sage et folle conduite de mon père qui, sans nous mettre sur la paille, avait, proclamait ma mère avec une tendre indignation, « bu trois maisons ».

Il fut un temps où je nourrissais de la sympathie à l'endroit du potlatch. C'était une cérémonie au cours de laquelle, écrit Bruce Chatwin, « les riches tuaient délibérément leurs biens. Le plus grand dédain de la propriété qu'un homme pouvait montrer consistait à fracasser le crâne d'un de ses esclaves d'un coup de casse-tête rituel en os de caribou. » La forfanterie et la pulsion suicidaire qui s'y attachent ont fini par me le rendre odieux. Il n'a que le mérite d'éclairer, par le sacrifice que le don « offre » à l'échange, la machine à éradiquer le vivant.

La philosophie de la dèche est une philosophie de l'honneur. Eh bien, je n'en ai plus rien à foutre ! J'exècre pareillement l'honneur d'être pauvre et le déshonneur d'être riche. L'argent excédentaire et l'argent déficitaire sont un désert où rien ne pousse, où la vie dépérit.

J'aime trop le regard des bêtes, même l'œil froid du reptile, pour ne pas éprouver une indicible répugnance devant le regard calculateur du prédateur à visage humain, escomptant ses pertes et ses profits. La quête de l'argent est pour chacun comme la course d'un tueur fou. Un parcours harassant et plein d'embûches nous arrache à la véritable humanité qui est faite d'amour, de création, de jouissances. Gagner, c'est prendre au piège, duper, tromper. Notre morale est ainsi faite qu'elle admire l'escroc et s'apitoie sur le « pigeon », avec le mépris dont elle accable quiconque se perd en perdant de l'argent.

Un éditeur — non de ceux qui préfèrent le chiffre d'affaires au talent — me racontait que, ayant un jour à rendre des comptes à je ne sais quel magnat finançant l'entreprise, il avait présenté un bilan positif des revenus. L'autre avait pointé du doigt un secteur en légère baisse et comme l'éditeur soulignait le peu d'importance des pertes enregistrées, le bouffre avait déclaré, péremptoire: « Perdre ne serait-ce que trois sous est un acte immoral. »

Le même raisonnement est cause que les services publics se délabrent, que la métallurgie, le textile, les industries prioritaires sont sacrifiés à la production d'inutilités rentables, que l'élevage concentrationnaire et l'agriculture chimique font naître des pandémies, que les enfants sont condamnés à des classes surpeuplées, à la violence grégaire, à la lâcheté du plus fort, à la dégradation du savoir, que le malfrat de la jungle urbaine tue pour trois sous et que le malfrat d'État brûle une population pour une poignée de dollars de plus. Le fétichisme de l'argent fait la loi, celle qui s'arroge le droit de transgresser toutes les autres.

Les amoureux se moquent de l'argent, il ne participe pas de leurs caresses. Mais l'argent les attend à la sortie. Il n'y a ni fraternité, ni solidarité qui tiennent devant un livre de comptes. Ni la rage, ni l'humour d'Achille Chavée, qui pisse sur cent mètres de banque, et constate: « On fait de terribles économies sur le néant. »

La nature a fait du tigre un prédateur. L'argent a fait de l'homme un prédateur dénaturé. L'argent est la peste qui propage toutes les autres. Entre l'esclavage fonctionnarisé et la liberté toujours menacée par quelque complaisance lucrative, il n'y a guère de place pour l'être humain. Ah, descendre dans l'arène le moins souvent possible, briser les rames de la galère dès que l'on peut la quitter !


Le métier de professeur me garantissait un salaire, mais à quel prix ! Le plaisir pris, en compagnie de mes élèves, à aiguiser de conserve une insatiable curiosité, se trouvait corrompu par des obligations horaires, une bureaucratie tatillonne, une autorité despotique, conditions que la nécessité économique de rentabiliser la culture en la supprimant n'ont fait qu'aggraver.

Licencié pour une aventure amoureuse avec une étudiante de vingt ans, j'ai vécu dès lors d'expédients.

J'ai fourni quelques idées. On me les a rétribuées sans que j'eusse le sentiment de mendier. Parfois de justesse. La vogue du Traité de savoir-vivre a joué en ma faveur. C'est un texte, m'avouait un ami, que personne ne prendrait aujourd'hui le risque de publier. Je n'y vois rien d'étonnant. À l'époque déjà, tous les éditeurs l'avaient refusé, y compris Gallimard, chez qui seule l'obstination de Raymond Queneau et de Louis-René des Forets réussit à l'imposer.

Bien que je n'aie jamais, en livrant mes livres à la criée médiatique, gâté mon plaisir d'écrire par l'obligation de me vendre, j'ai rencontré des amis éditeurs qui m'ont payé en à-valoir au-delà des bénéfices escomptés.

J'ai assumé le rôle de « nègre » pour des réécritures dont les commanditaires, le plus souvent, s'en remettaient à mon agrément et ne se montraient pas chiches en matière d'émoluments. André Fougerousse, pour qui je rédigeais, avec quelques amis, des notices encyclopédiques, se faisait un devoir de signer nos notes de frais sans les consulter. Les comités de rédaction se déroulaient dans un petit troquet des bords de Marne, où nous passions l'après-midi à cuver en canotant. Comme j'évoquais en sa compagnie le souvenir de nos beuveries et le plaisir que chacun prenait à livrer ses notices ou son article dans les délais impartis, il haussa les épaules et grogna: « Il était déjà assez difficile d'être un patron, s'il avait fallu en plus que je m'emmerde en emmerdant les autres...! »


Admirable civilisation que celle qui fait de l'homme une marchandise, une valeur d'échange ! Comment n'être pas atteint, comme d'une maladie contagieuse, par l'ignominie d'avoir à quémander le droit de survivre ? Comment pourrais-je accorder de l'affection à celui qui me paie, dès l'instant qu'il exige en retour une création dont il doit savoir que je la lui confierai, puisqu'il m'en a offert le prétexte ? Où le don ne prime pas, le poison de l'échange ne tarde pas à faire son effet.

Je récuse le monde où tout se paie. En amour, rien ne se paie, tout se donne. Seuls la haine et le ressentiment paient et se font payer. Où l'échange apparaît, l'amour se retire pas à pas.


Je me suis mis — sans y réussir toujours — en condition de ne rendre de compte à personne, de ne devoir rien à qui que ce soit, d'être en offre et non en demande. Je ne me soucie ni de plaire ni de déplaire. Tel est mon luxe.

Que mes lecteurs prennent dans mes livres ce qui leur agrée et jettent le reste, c'est tout le bien que je leur souhaite. Je n'attends rien en retour. Je livre aux flots de l'océan des bouteilles dont j'ai bu le nectar et auxquelles j'ai confié mes propos de table. Il arrive à quelques-unes, je le sais, d'être recueillies, délavées de leurs mots épars, emplies d'une nouvelle vendange, pour le régal d'un seul ou de plusieurs. La passion du bonheur est éminemment transmissible.


«Tout, plutôt que travailler», a été le propos des maquereaux, des escrocs, des ci-devant, de ceux qui font travailler les autres et vivent à leur crochet, avant que le prolétariat en fasse le principe de son émancipation. Depuis lors, le fétichisme de l'argent a bricolé une religion œcuménique et consacré le culte d'un nouveau Dieu unique, par qui et pour qui tout se fait. Combien de temps faudra-t-il pour que « tout, plutôt que travailler » signifie vivre et non gagner de l'argent ?

Je ne réclame pas une prime à la créativité. En attendant que soit éradiqué le tout-à-l'égout du profit, je souhaite que soit accordée, dès l'adolescence, une allocation mensuelle qui garantisse à chacun le confort d'un toit, le droit de se nourrir, la liberté de se déplacer, le charme des rencontres, la permission de se garder en santé et le temps d'offrir à l'humanité ce que l'on possède en soi de plus passionnel, de plus ludique, de plus créatif, et qu'a écrasé, broyé, écaché, pourri jusqu'à la moelle le grand pressoir où le vivant se transforme en argent.


Raoul Vaneigem, Le chevalier, la dame, le diable et la mort.


Le chevalier, la dame, le diable et la mort

« Je souscris à la résolution de Lautréamont : "Je n'écrirai pas des mémoires". Je n'ai pas le goût des confessions, elles offrent trop de gages à un spectacle où ma démarche même renierait son propos. Je n'ai en revanche aucune raison de dissimuler l'attrait qu'a toujours exercé sur moi la tentative de Montaigne de se peindre sur le vif en dépit des couleurs que le monde lui imposait. N'ayant écrit qu'un seul livre, sans cesse récrit, complété, corrigé selon la facture qu'empruntaient les bouleversements de la société et, inséparablement, les variations de mon existence, je me sens en narquoise familiarité avec lui. Chacun de mes livres traduit le progrès, si incertain qu'il soit, d'une conscience en peine de dénouer les fils enchevêtrés d'une destinée, dont j'aspire à régler le cours. Si mon analyse se fonde sur des éléments personnels, ce n'est pas pour en tirer valeur d'exemple, c'est pour tenter d'éclairer un dernier voyage comme s'il dût, envers et contre tout, être encore le premier; c'est pour aviver, dans un refus de ce qui doit finir, une volonté, sinon de tout recommencer, du moins d'ouvrir des portes demeurées fermées ou entrouvertes par crainte. Ce désordre d'émotions et de pensées, j'ai choisi de l'aborder par le biais des passions auxquelles je demeure le plus attaché l'amour, l'amitié, la volonté de vivre, l'aventure labyrinthique de la destinée, l'alchimie du désir, la sensibilité, l'animalité, le bonheur, la poésie; et à travers ce qui les corrompt: la peur, l'argent, la présomption de l'esprit. Mon questionnement est sans réponses, mais j'ai, au plus profond de mes doutes, quelques certitudes. Peut-être est-ce suffisant au cœur d'une époque qui, présentant comme nulle autre pareille les symptômes d'un pourrissement universel, cherche, au crible de ses désillusions, les signes d'une civilisation humaine qui tente maladroitement et naïvement de s'instaurer. »




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Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...