vendredi, janvier 20, 2012

Une cartographie de la misère






La logique impériale libérale.

Deux siècles après la Révolution française, en guise de singulier bicentenaire, le Mur de Berlin s'effondre, sapé de part et d'autre par l'Ouest et l'Est. Le Pape y compte pour rien, les dirigeants occidentaux non plus, encore moins les intellectuels européens, car l'impulsion ne vint pas de l'extérieur, mais de l'intérieur. Il n'y eut pas explosion du système soviétique, mais implosion d'une machine viciée par ses mécanismes internes. Faussement révolutionnaire, socialiste et communiste, vraiment totalitaire et bureaucratique, l'Union soviétique avec son Empire s'écroule faute d'avoir été dialectique, c'est-à-dire à l'écoute plastique des leçons données par l'Histoire.

Cette date compte à égalité avec celles qui marquent la chute des pouvoirs policiers, militaires et fascistes du XXe siècle. Au nom du peuple et des idées de gauche, ce régime fut semblable en de trop nombreux points aux dictatures militaires nazies et mussoliniennes pendant plus de soixante-dix ans. Après tant d'années au pouvoir, que restait-il ? Rien... Un pays en déshérence, perclus de misères généralisées, profondément traumatisé, marqué pour de longues générations, saigné à blanc. Aucune production littéraire, philosophique, culturelle, artistique, scientifique digne de ce nom une catastrophe intégrale.

L'adversaire libéral gagne sans même avoir mené le combat. Bilan de cette guerre froide ? Un vainqueur décidé à remplacer la misère soviétique par la misère libérale. Disparition des camps, certes, ouverture du marché, bien sûr, mais aussi, et surtout, généralisation de la prostitution, règne sans partage de l'argent sale, des pouvoirs de la mafia, apparition de la faim, clochardisation massive, réduction de la consommation aux seules élites générées par le marché, logiques consuméristes, trafics internationaux de matières fissiles, guerres ethniques, terrorisme brutalement réprimé, recyclage au pouvoir de spécialistes en services secrets, questions militaires et autres spécialités policières. Marx passait pour une peste planétaire, Tocqueville devint le choléra généralisé.

Le libéralisme semble l'horizon indépassable de notre époque. Et, comme jadis à l'époque florissante des succès soviétiques, il dispose d'intellectuels, de chiens de garde appointés et d'idiots utiles. On ne compte plus, parmi les penseurs dits médiatiques, les soutiens à l'Amérique, même quand elle viole le droit international, bafoue le droit de la guerre, ignore le droit des gens, méprise les conventions juridiques planétaires, inonde le monde d'exactions passibles de haute cour de justice, soutient des régimes condamnés par les associations des Droits de l'Homme.

Outre-Atlantique, d'aucuns en viennent même à déclarer la fin de l'Histoire ! Rien moins... Avec le triomphe planétaire du libéralisme américain, quel besoin d'imaginer un après ? Le monde devenu Un, plus aucune alternative politique crédible ne vient désormais demander des comptes au triomphateur. Quand la réalisation de l'Histoire arrête l'Histoire, reste à contempler le vainqueur, lui élever des temples, célébrer sa gloire et, collaborer.

Et puis, et puis... Vint le 11 septembre comme preuve que l'Histoire continue. A la manière d'une réponse de Diogène à Zénon — marcher pour démontrer l'inanité de la thèse niant l'existence du mouvement —, la destruction d'un symbole — le Centre du Monde des Affaires — atteste la suite. Et quelle suite ! On n'allait pas tarder à comprendre de quelle manière l'Histoire continue avec le dessin aux contours nets du nouvel adversaire de l'Occident libéral : l'Islam politique qui, à sa manière, fédère les victimes de l'arrogance du marché occidental. Avec pareil ennemi qui dispose de Dieu dans sa besace et croit que toute mort au combat ouvre illico les portes d'un Paradis sucré, mielleux et définitif, le combat promet d'être rude.

L'Europe a choisi son camp depuis bien longtemps. La gauche socialiste et gouvernementale a idéologiquement rallié les troupes du vainqueur libéral, en jouant d'arrogance pour masquer sa collaboration de fait par une résistance verbale sur le mode de la posture de principe. La droite n'a aucun mal à célébrer son territoire naturel. La démocratie a fait long feu. On ne trouve plus, en France et en Europe, qu'une oligarchie au sens premier du terme : le pouvoir d'une minorité qui, droite et gauche confondues, communie dans les mêmes dogmes du marché libre et de l'excellence libérale. Ainsi, l'Europe actuelle représente un maillon utile dans la chaîne d'un gouvernement planétaire à venir.

En France, les ralliements ne se comptent plus : un bottin (mondain) d'anciens maoïstes, trotskistes, situationnistes, althussériens, marxistes-léninistes, et autres activistes de Mai 68 ne suffit pas pour enregistrer les reniements, les passages à l'ennemi et les mises au service du libéralisme dans ses secteurs les plus stratégiques — affaires, journalisme, médias, édition, politique évidemment, banque, etc. Chacun connaît les noms et les carrières, tout le monde sait les trajets et la suffisance, l'arrogance de cette poignée qui donne des leçons aujourd'hui avec l'aplomb inchangé de leurs trente ans. La différence? Ils vantent aujourd'hui ce qu'ils moquaient jadis dans la bouche de leurs géniteurs !

Or il existe encore et toujours une gauche qui n'a pas trahi et reste fidèle aux idéaux d'avant l'exercice du pouvoir. Elle croit encore que les idées défendues par les socialistes avant le 10 mai 1981 demeurent d'actualité, au même titre que celles de Jaurès, Guesde, Allemane ou Louise Michel. Certes, il faudrait les reformuler, les repréciser, les passer au crible de la postmodernité, mais pour les rendre plus actives, mieux opérantes, et non pour leur enlever leur substance. La souveraineté populaire, la défense des miséreux et des sans-grades, le souci du bien public, l'aspiration à la justice sociale, la protection des minorités, restent des idéaux défendables.

A l'évidence, cette gauche qui reste de gauche n'a pas été dite par ses adversaires gauche de gauche, mais gauche de la gauche, ou, disons-le autrement, gauchiste. On s'en doute, le glissement sémantique est organisé par les libéraux soucieux de décrédibiliser cette pensée et de la renvoyer aux utopies de cerveaux immatures et irresponsables. Ceux-là pensent à droite, défendent des idées de droite — la loi du marché comme horizon indépassable —, vivent à droite, fréquentent le monde de droite et parlent à gauche, avec un vocabulaire permettant à leur reniement de ne pas (leur) paraître trop radical : ils ne peuvent avoir changé tant que cela, la preuve, ils votent encore à gauche ! Certes, mais quelle gauche... Dans les boutiques de ces gens-là, quiconque parle du Peuple devient Populiste et en appeler à la Démocratie définit désormais le Démagogue.

Quand dira-t-on que ces reniements, ce passage de la gauche gouvernementale à l'ennemi libéral, cette oligarchie qui dispose de la visibilité médiatique terrorise intellectuellement tout défenseur d'une réelle idée de gauche, cet abandon de souveraineté suivie d'une mise à disposition d'une autorité tierce — États-Unis ou Europe —, ce refus des élites aux commandes de bon nombre de valeurs cardinales héritées de 1789 — la Nation, l’État, la République, la France, comme autant de logos vichystes, pétainistes, fascistes, etc. —, quand dira-t-on que ces renoncements créent un désespoir national, puis fondent et légitiment le vote d'extrême droite depuis un quart de siècle?

Misère sale contre misère propre.

Les intellectuels français méprisent Billancourt. Billancourt, c'est-à-dire? Pas seulement la classe ouvrière qui n'existe plus comme jadis. Celle de Simone Weil écrivant La condition ouvrière, celle de Sartre lui consacrant des pages denses de la Critique de la raison dialectique, celle de Camus signant les chroniques d'Actuelles. Mais cette nouvelle version des misérables analysée, montrée, décortiquée par Pierre Bourdieu et les siens dans La misère du monde. Secrétaires et gardiens d'immeuble, agriculteurs et chômeurs, petits commerçants et enseignants en ZEP, banlieusards et immigrés, mères célibataires et travailleurs précaires, videurs de boîte et intermittents du spectacle, ouvriers métallos licenciés et fin de droit à la rue, îlotiers en uniforme et intérimaires, tous ces oubliés de la politique politicienne toutes ces victimes de la violence libérale, tous ces laissés-pour-compte de la société consumériste.

Faut-il que Bourdieu découvre le pot aux roses en montrant cette misère-là, qu'on fasse tout de suite de cet homme qui donne la parole à ces oubliés un bouc émissaire contre lequel se déchaînent la quasi-totalité des journalistes, copains comme cochon avec la presque entièreté des intellectuels qui ont traîné son nom, son travail, son honneur, ses méthodes, sa carrière, sa réputation dans la boue. Et ce jusques et y compris dans les heures suivant sa mort. J'ai épinglé ces pages immondes et dit ce que j'en pensais dans un Tombeau pour Pierre Bourdieu intitulé Célébration du génie colérique.

Haro sur celui qui tend le miroir ! On n'en veut pas aux responsables de l'état de fait, aux coupables de cette misère généralisée. Mieux : on les épargne, on évite de les citer et de les désigner. Puis l'on crie sur celui qui effectue son travail d'intellectuel, de philosophe, de penseur engagé, de sociologue et raconte le malaise, lui donne une identité, le met en formule, en appelle aux témoignages de ces victimes sans visages et sans nom. Malheur à celui qui ne collabore pas et résiste : on lâche contre lui les chiens qui ne reculent devant aucun moyen pour discréditer, falsifier, mentir — comme aux plus belles heures du magistère de Jean Kanapa.

Laissons donc de côté les manants qui puent, vendent de pitoyables journaux ou qu'on enjambe dans la rue, en sortant de chez soi, pour prendre l'avion de Téhéran, Kigali, Sarajevo, Alger, Bagdad ou Grozny, ces empyrées de la misère propre où, entre deux hôtels de luxe, on effectue un reportage qui permet, quelque trois jours plus tard, de donner des leçons d'humanisme, de droit de l'homme, de politique étrangère dans les colonnes de journaux qui ouvrent leurs pages comme d'autres leurs cuisses, par habitude professionnelle. Billancourt? Trop peuple, trop trivial, trop provincial...

Avec la misère lointaine, cosmopolite, mondiale et planétaire, quand elle permet la mise en scène de soi sur le mode malrucien, alors on peut lui donner sa personne, son talent et son énergie : on en récolte les bénéfices sonnants et trébuchants après constitution de soi en valeur monnayable sur le marché de l'édition, de la publication, de l'intelligence mondaine, spectaculaire et médiatique. Marx prévenait pourtant les béjaunes que l'histoire se rejoue toujours selon une impitoyable loi : la tragédie se reformule plus tard, certes, mais sur le mode comique... N'est pas René Char ou Georges Orwell qui veut !

Dans Politique du rebelle, j'ai décrit ce nouvel enfer en réactivant les bolges de La divine comédie : privés d'activités et corps improductifs : les vieux, les fous, les malades, les délinquants ; forces improductives : immigrés, clandestins, réfugiés politiques, chômeurs, Rmistes, intérimaires ; forces exploitées du corps social : nomades et privées de sûreté : contractuels, apprentis ; ou sédentaires et privées de liberté : adolescents, salariés, prostitués, prolétaires, précaires. Des millions de personnes exclues du corps social, éjectées de la logique dite démocratique.

Jamais représentées, nulle part évoquées, sans cesse écartées, invisibles dans les mondes de la culture, de la politique, de la littérature, de la télévision, des médias, de la publicité, du cinéma, des reportages, de l'université, de l'édition, interdites de visibilité, ces preuves par le déchet que le système fonctionne bien et à plein régime, les oligarques ne veulent pas le rappel de leur existence. Tout retour de ce refoulé les met en rage, et ils s'autorisent tout pour l'anéantir, l'empêcher et le décomposer. Y compris, bien sûr, en recourant à des solutions radicalement immorales.

La négation de cette partie souffrante de la population, le braquage des projecteurs sur les misères planétaires propres, la rupture du lien entre l'intellectuel et la société, le déni de la misère sale, la décomposition de la gauche gouvernementale, le produit frelaté d'une tendance libérale libertaire — dont on voit bien le libéralisme, mais dont la partie libertaire demeure franchement cachée... —, tout cela crée soit de l'abstentionnisme politique lors des consultations électorales, soit un vote refuge dans le protestataire pur, soit encore un engrossement de la nébuleuse d'extrême droite. Le déni de la misère sale produit un retour du refoulé nihiliste.

Michel Onfray, La puissance d'exister.


La puissance d'exister





Dessin :

Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...