Jean-Baptiste
André Godin naît en 1817 dans une famille très modeste à
Esquéhéries (Aisne). C'est en parcourant la France pour
perfectionner son métier de serrurier qu'il se met en quête d'un
idéal pratique de justice sociale. Cet ouvrier inventif crée en
1840 un petit atelier de fabrication de poêles en fonte de fer,
matériau ductile, plus résistant et plus calorifique que la tôle
de fer alors communément employée. Il adhère peu après à la
doctrine du philosophe et réformateur socialiste Charles Fourier.
Une vingtaine d'années plus tard, Godin est devenu un remarquable
capitaine d'industrie, à la tête d'importantes fonderies et
manufactures d'appareils de chauffage et de cuisson à Guise (Aisne)
et à Bruxelles. L'industriel autodidacte se révèle aussi un
ingénieur social de premier plan, plus déterminé que le
polytechnicien Victor Considerant dont il a soutenu en 1853 l'essai
de colonie fouriériste au Texas. De 1859 à 1884, Godin bâtit à
proximité de son usine de Guise une cité de 2 000 habitants, le
Familistère ou Palais Social, la plus ambitieuse expérimentation de
l'association du travail, du capital et du talent qui ait été
conduite. Le Familistère est une interprétation critique originale
du Phalanstère de Fourier, une utopie réaliste.
Pendant
trente ans, Godin se consacre entièrement à sa mission
réformatrice. Il surmonte toutes les oppositions : du Second Empire
puis de la République conservatrice, de ses concurrents en
industrie, des fouriéristes, des habitants de la ville, de sa femme,
de son fils, des employés et ouvriers de ses usines. Il a cependant
des correspondants dans le monde entier et reçoit au Familistère
des centaines de visiteurs curieux de l'expérience de Guise.
Godin
meurt en 1888. Il laisse un patrimoine bâti d'une ampleur
exceptionnelle, plusieurs ouvrages importants sur la question sociale
et, surtout, l'exemple d'une organisation profondément réformatrice.
Jusqu'en 1968, le Palais Social et l'usine ont été la propriété
collective de ses travailleurs-habitants, réunis dans l'Association
coopérative du Capital et du Travail du Familistère de Guise,
fondée en 1888. Longtemps méconnu, Jean-Baptiste André Godin est
considéré aujourd'hui comme un des pères de l'économie sociale.
Guise
Familistère, 19 janvier 1886
À
Monsieur le Directeur du Courrier de Londres
Monsieur,
Votre
journal du 16 courant reproduit ma lettre au Times en réponse
à l'imputation de matérialisme faite à mon sujet dans les articles
publiés par le Times sur l'Association du Familistère fondée
par moi à Guise, articles qui, du reste, étaient sérieusement
étudiés et inspirés d'un excellent esprit.
The
Spectator du 9 courant s'occupe, à son tour, de l'Association du
Familistère dans un article qui n'a pas le même mérite. Tout en
reconnaissant les avantages dont jouissent les 1800 personnes
habitant les palais de l'Association et ceux assurés même aux
ouvriers résidant au dehors, il en conclut que tout cela n'est rien
et que je n'ai même pas abordé la question sociale.
Permettez-moi
de profiter des colonnes de votre journal pour examiner comment The
Spectator pose la question sociale, au cours de l'énumération
qu'il fait des conséquences de l'Association du Familistère.
Mais,
d'abord, un mot sur les considérations préliminaires auxquelles se
livre l'auteur de l'article à propos de l'habitation en général et
de ce qu'il prétend être l'état de l'opinion publique en
Angleterre au sujet des palais donnant tout le confort que
l'habitation isolée ne peut offrir.
Jetant
quelque peu d'encens à la routine et surtout à la parcimonie des
spéculateurs, il dit que beaucoup de personnes pensent toujours que
les maisons du peuple doivent être renouvelées, mais que ces
personnes « envisagent de meilleurs bâtiments, des dispositions
plus scientifiques, des loyers plus légers plutôt qu'un plan de vie
en commun ».
Je le
demande au Spectator : Où sont les dispositions les plus
scientifiques ? Est-ce dans le palais édifié pour 400 familles et
réunissant tous les bienfaits de l'Association ? Ou bien dans
l'habitation isolée où chacun ne peut compter sur l'aide de
personne ?
D'après
The Spectator, « les philanthropes disent que l'Anglais
préfère une pauvre chambre dans un cottage à lui à la meilleure
chambre dans un Palais dont il partageait la jouissance avec un
millier d'autres ».
Singulière
contradiction ! On voit tous les Anglais riches lorsqu'ils viennent à
Paris, au lieu de rechercher de petits cottages descendre au Grand
Hôtel boulevard des Capucines, à l'Hôtel du Louvre, à l'Hôtel
Continental ; tous les grands hôtels de Paris ne sont pas assez
grands pour eux et ils vivent là au milieu de centaines d'autres
habitant les mêmes édifices ? Montrer ces inconséquences est la
meilleure réponse à faire au prétendu amour de l'isolement.
Passant
à l'Association du Familistère, The Spectator constate : «
Que tous les ouvriers y sont admis à participer aux bénéfices,
suivant leurs capacités et qu'ils accumulent ces profits pour
rembourser le capital de fondation :
« Que
j'ai construit pour le personnel des travailleurs des palais
d'habitation offrant des conditions d'existence comparativement
confortables ;
« Que
400 familles sont ainsi logées dans des appartements aussi
indépendants que s'ils constituaient autant de maisons ;
« Que
l'établissement possède, en outre, des nourriceries où, en
l'absence de la mère, aucun soin ne fait défaut aux enfants ;
« Des
écoles où les enfants reçoivent une instruction exceptionnellement
bonne ;
« Des
magasins coopératifs où toute la communauté peut facilement
s'approvisionner ;
« Des
salles de bains, lavoirs, buanderies, étendoirs, etc. ;
« Une
bibliothèque avec une salle de lecture ;
« Un
café, un théâtre, des jardins, le tout ouvert à toute la
communauté ;
« Dans
ce palais , dit-il, vivent les ouvriers et leurs familles et ce sont
eux qui, sous la gérance de M. Godin, administrent les affaires de
l'Association ;
« Ils
élisent les membres de leur comité gouvernant. »
The
Spectator rappelle que les enfants y sont dans de bonnes
conditions ; il aurait pu affirmer qu'aucun bourgeois de Londres n'a
les siens mieux soignés que ne le sont les enfants les plus pauvres
de cette population de 1 800 personnes.
Il
termine son énumération en disant : « Les ouvriers et leurs
femmes sont évidemment contents puisqu'ils restent là jusqu'à la
vieillesse ; en toute apparence, le paupérisme est vaincu. »
Il
aurait pu dire, en outre, que des assurances de secours mutuels sont
constituées de telle sorte qu'elles possèdent, aujourd'hui, un
capital de sept cent mille francs avec lequel elles garantissent les
subsides nécessaires à la famille pendant la maladie, les soins du
médecin et les remèdes, des pensions de retraite à tous les
travailleurs en cas de vieillesse ou d'incapacité de travail ; que
ces caisses d'assurance sont administrées par les ouvriers eux-mêmes
et que les comités de direction en sont élus par moitié tous les
six mois.
Voyons
maintenant la conclusion du Spectator. Voici comment il
s'exprime : « La question sociale n'est-elle pas résolue ?
Malheureusement non, elle est à peine touchée. M. Godin n'a pas
véritablement abordé même la grande difficulté sociale... Le
problème est de savoir si une société où la paresse est tolérée,
où l'ivrognerie est possible, où l'impulsion humaine accumule
graduellement ses effets et où il n'y a aucune discipline directe
supérieure peut être aussi confortable; or, ce problème n'a pas
encore été résolu. »
Cette
manière de poser le problème de l'amélioration du sort des classes
ouvrières sera trouvée au moins étrange par tous les hommes de bon
vouloir qui s'occupent des moyens de cette amélioration.
Quoi !
Rien ne serait fait parce qu'il reste quelque chose à faire ! Le
bien-être organisé pour 1 800 personnes, sous le régime absolu de
la liberté du travail et de la liberté des familles, les bienfaits
de la mutualité s'étendant à 4 000 personnes par le fait de
l'Association, tout cela ne serait rien parce que cette association
n'aurait pas commencé par se recruter de voleurs, d'assassins,
d'ivrognes et de fainéants ! Certainement, c'est là une étrange
manière de voir.
Donnons
à chacun son rôle les chefs d'industrie ne peuvent agir que sur les
groupes d'ouvriers qui les entourent ; ils n'ont pas les pouvoirs du
gouvernement pour appliquer les lois ; la société a son rôle à
remplir à l'égard des réfractaires ; les industriels et les
détenteurs de la richesse n'ont de devoirs qu'à l'égard des
classes laborieuses.
Je
serais heureux si tous les capitalistes et chefs d'industrie
d'Angleterre et d'ailleurs me tendaient la main pour associer les
ouvriers aux bénéfices de l'industrie, comme je l'ai fait afin de
réaliser au profit des travailleurs toute la somme de bien-être que
les progrès de la production moderne permet de leur donner ! Alors
l'industrie et la richesse feraient cause commune avec les
gouvernants pour les mesures législatives à faire intervenir, afin
de prendre la question d'aussi haut que l'entrevoit le rédacteur du
Spectator.
Mais, en
attendant que les Gouvernants et que les hommes chargés des
destinées des nations s'élèvent à la hauteur de leur rôle, ne
serait-il pas heureux que ceux qui possèdent la richesse comprissent
qu'il y a des déshérités en ce monde et qu'il est de notre devoir
de reconnaître leurs droits ? Que des industriels commencent par
introduire dans leurs usines et manufactures le genre de despotisme
que le Spectator m'attribue en associant leurs ouvriers à
leur industrie, alors sera grande la surprise du Spectator de
voir que, sous cette communauté d'efforts, la classe ouvrière
s'élevant à l'aisance, au bien-être, à l'amour de la famille par
un chez-soi confortable, à la moralité par l'instruction, les
fainéants, les paresseux et les ivrognes se confondront dans la
masse commune des ouvriers rangés. Ce qu'il en restera sera
l'affaire de la société ; elle devra toujours avoir des hospices
pour soigner les gens malades, voire même des maisons de réclusion
pour les voleurs et les assassins. Ce n'est pas avec ceux-là que
l'industrie doit commencer par aborder les améliorations sociales.
Le
rédacteur du Spectator trouve que je n'ai pas abordé la
question sociale ; je voudrais bien que cet écrivain me fit toucher
cette question. Je croyais la connaître, je croyais l'avoir très
sérieusement développée dans mes écrits et dans mes actes. Si je
me suis trompé, je voudrais revenir de cette erreur. J'ai toujours
cru que la question sociale consistait dans l'amélioration du sort
des classes ouvrières, et je crois encore que lorsqu'un chef
d'industrie a par l'association doté une population ouvrière
d'environ 2 000 personnes de l'aisance, du bien-être et d'un confort
relatif, quand par cette association, il a étendu les bienfaits de
la mutualité, les soins et subsides pendant la maladie, la retraite
pour la vieillesse à tous les autres ouvriers auxiliaires de
l'établissement, quand il a supprimé la misère autour de lui, je
crois qu'il a fait un grand pas vers la solution du problème social,
puisqu'il a fourni un exemple qu'il suffit d'imiter et de
généraliser.
Certainement,
il reste beaucoup à faire. D'abord, il faut des imitateurs et il
faut surtout que les gouvernants aident à la solution du problème
en faisant des lois favorables à une plus juste répartition de la
richesse. Mais quelle est donc l’œuvre qui arrive à sa perfection
tout d'un coup ?
Godin
Fondateur
du Familistère
Ancien
député
Lettres
du Familistère
Nombre
d'ouvrages sont parus à propos du fondateur du Familistère et de
son œuvre. Mais avec les Lettres
du Familistère,
le lecteur est en prise direct avec l'homme privé, dépouillé des
analyses. Les visiteurs découvrant le site du Familistère nous
demandent fréquemment : « Mais quand cet homme trouvait-il le temps
de dormir ? » Et à la lecture de ses lettres, nous nous posons la
même question ! On y trouve se juxtaposant les remontrances au papa
du petit Jules qui se comporte mal à l'école, ses soucis de
constructeur, le schéma d'une machine à vapeur griffonnée à la
va-vite dans la marge d'une lettre adressée à son fils, ses
préoccupations dans sa maîtrise d'une usine en plein essor et de
son système économique innovant, ses déboires conjugaux, sa
défense zélée de son projet social, ses contacts parfois critiques
avec les fouriéristes. Ces documents dévoilent Jean-Baptiste-André
Godin, sa dimension personnelle, sa dimension de capitaine
d'industrie, d'architecte, mais aussi de novateur dans le domaine des
idées et dans sa volonté acharnée de les diffuser. Parallèlement,
au fil des pages, le lecteur découvre ou redécouvre le Familistère
d'aujourd'hui au travers des photos d'Hugues Fontaine. Quand on
croise celui-ci en plein travail, on imaginerait plutôt un reporter
baroudeur couvrant les points chauds de la planète qu'un photographe
cherchant à fixer des images du patrimoine national. Son objectif
débusque des détails, des angles, des perspectives, des couleurs
chaudes et veloutées qui surprennent même les gens habitués à
arpenter le Familistère en tout sens. Chacun de ses clichés
restitue l'âme des lieux en captant sa lumière et ses personnages.
Cette mise en perspective d'une vision artistique du Familistère au XXI siècle et des mots pensés et écrits par Godin rend l'ouvrage réellement original, authentique et passionnant.
Phtographie :
Palais
social de Godin.
Sur le
fouriérisme :