Le
mal dans l'histoire et la société
Le
mal ne trouve pas seulement son expression dans la volonté
individuelle, mais se manifeste dans l'ensemble des entreprises
collectives (politiques et historiques) de vie en commun. Peut-être
s'y manifeste-t-il d'ailleurs plus clairement et plus radicalement,
un peu comme la justice de l'âme,
selon Platon, devait être rendue visible dans la justice de la Cité.
C'est
d'abord sous la forme de la violence que le mal entre dans
l'histoire. Certes, la violence n'est pas le mal puisqu'elle n'a pas
d'abord un sens moral (elle est plus un effet qu'une intention). Mais
il n'est pas douteux non plus, qu'au niveau historique, la violence,
en tant qu'elle est un pouvoir que l'homme exerce sur l'homme,
constitue la manifestation par excellence du mal moral. Il convient
avec Freud d'en établir la genèse psychique, mais aussi de se
demander ce qui fait de la sphère politique l'occasion privilégiée
du mal.
L'idée
selon laquelle l'histoire humaine constitue le sol dans lequel
s'enracine et s'exprime le mal, est paradoxalement liée à l'idée
d'un sens
positif
de cette même histoire. Il faut bien, en effet, placer ses
espérances dans le devenir des hommes, supposer un progrès
de l'humanité au cours du temps, pour que le mal historique puisse
être repéré dans ce qui, à chaque fois, remet en cause cette
évolution. C'est ce qu'illustre parfaitement la pensée de Hegel qui
comprend l'histoire comme le développement progressif de la
conscience que prennent les hommes de leur propre liberté.
S'interroger
sur le mal dans l'histoire, c'est donc pour Hegel s'interroger sur
les apparentes discontinuités
dans ce progrès vers le bien. Plus concrètement, le simple fait que
les révolutions faites au nom de la liberté se révèlent
meurtrières devient problématique. Une théodicée historique
consiste donc en la justification de ce qui, dans l'histoire, semble
contredire la puissance de la raison ; elle s'élabore autour d'une
réévaluation du négatif
sans lequel il n'existe aucune dynamique de progrès (pas de
libération sans guerres de libération).
On
comprend, dans ces conditions, que l'histoire ait pu être considérée
comme la religion
moderne
en ce sens que toutes les espérances réservées à l'au-delà ont
été transposées au monde humain. Au nom de l'histoire, comme
précédemment au nom de l'harmonie de l'univers décrétée par
Dieu, le mal doit être justifié et ne pas apparaître comme
absurde.
Malgré
toutes les difficultés d'une telle conception, elle permet au moins
d'inscrire le mal dans une problématique anthropologique
: si le mal apparaît dans l'histoire, c'est qu'il est une réalité
proprement humaine. Cette perspective a été radicalisée par Hobbes
pour qui le mal n'est que le résultat d'une convention.
À l'état de nature, en effet, le droit d'un individu coïncide avec
la puissance de ses désirs ; il est donc impossible qu'il commette
une injustice puisqu'aucune loi admise par tous n'est à même de
distinguer le bien du mal.
Dire
que le mal est conventionnel, c'est dire qu'il n'apparaît que dans
la société, qu'il n'a de sens que juridique.
Le mal ne précède donc pas la loi, il correspond seulement à ce
que la loi interdit (il a fallu, ainsi, attendre le commandement
divin « Tu ne tueras pas » pour que le meurtre soit reconnu comme
une faute). L'homme se révèle être dépendant de l'institution
politique jusque dans l'évaluation individuelle de ses conduites.
Cet aspect nous invite à nous interroger sur le rapport entre
l'institution politique et le mal, non plus en ce sens que la
première définirait le second par la loi, mais plutôt parce
qu'elle peut elle-même être pervertie.
Qu'est-ce
que le mal politique
Pour
savoir s'il existe une forme de mal spécifiquement politique,
il faut d'abord s'interroger sur la nature du politique comme tel. Or
le lien politique se caractérise par l'exigence de rationalité que
les hommes veulent introduire dans leurs rapports. Autrement dit, la
communauté politique (aujourd'hui l'État) constitue une médiation
indispensable à la vie en commun : c'est pour donner sens et
efficacité à leurs conduites collectives que les hommes se
réunissent sous des lois.
Mais,
et c'est ici qu'intervient le problème du mal, ces lois s'appliquent
nécessairement sous la forme de la contrainte.
Le pouvoir (potentiellement violent) est l'auxiliaire inévitable de
la rationalité politique à laquelle il est un peu comme la volonté
à l'entendement, à savoir la force capable de réaliser le droit.
C'est tout le sens du paradoxe
politique
: sur une exigence intrinsèquement bonne — la volonté de
rationaliser les liens humains —, se greffe un risque permanent,
celui de voir la force l'emporter sur le droit pour autant que le
droit, par lui seul, ne peut s'imposer.
L'aliénation
politique désigne donc le processus par lequel l'État perd le sens
de ce qui le définit pour ne plus se réduire qu'a un complexe de
violence et de contrainte. On peut radicaliser une telle conception
en isolant plus précisément encore la spécificité du mal
politique. Au politique est en effet lié un type particulier
d'attente, d'espérance même, celle de réaliser sur
terre
le meilleur des mondes. Dès lors que cette espérance se présente
comme savoir, dès lors que la prétention à améliorer l'homme
devient exigence de le transformer,
le politique adopte le point de vue de la théodicée, c'est-à-dire
qu'il nie en l'homme tout ce qui résiste à cette transformation.
C'est
là une forme d'empiétement de la sphère publique sur la sphère
privée, caractéristique des régimes totalitaires. La liberté de
l'individu est niée au nom d'un idéal de perfection incompatible
avec la finitude humaine. L'État prend en quelque sorte la place de
Dieu : il veut modeler l'homme à son image. Ce type particulier de
perversion
(un idéal qui aboutit à sa négation) nous invite à nous
interroger sur le sens et les limites des diverses ripostes possibles
au mal humain.
Michaël
Foessel