mercredi, mai 02, 2012

L'institution du mal





Le mal dans l'histoire et la société

Le mal ne trouve pas seulement son expression dans la volonté individuelle, mais se manifeste dans l'ensemble des entreprises collectives (politiques et historiques) de vie en commun. Peut-être s'y manifeste-t-il d'ailleurs plus clairement et plus radicalement, un peu comme la justice de l'âme, selon Platon, devait être rendue visible dans la justice de la Cité.

C'est d'abord sous la forme de la violence que le mal entre dans l'histoire. Certes, la violence n'est pas le mal puisqu'elle n'a pas d'abord un sens moral (elle est plus un effet qu'une intention). Mais il n'est pas douteux non plus, qu'au niveau historique, la violence, en tant qu'elle est un pouvoir que l'homme exerce sur l'homme, constitue la manifestation par excellence du mal moral. Il convient avec Freud d'en établir la genèse psychique, mais aussi de se demander ce qui fait de la sphère politique l'occasion privilégiée du mal.

L'idée selon laquelle l'histoire humaine constitue le sol dans lequel s'enracine et s'exprime le mal, est paradoxalement liée à l'idée d'un sens positif de cette même histoire. Il faut bien, en effet, placer ses espérances dans le devenir des hommes, supposer un progrès de l'humanité au cours du temps, pour que le mal historique puisse être repéré dans ce qui, à chaque fois, remet en cause cette évolution. C'est ce qu'illustre parfaitement la pensée de Hegel qui comprend l'histoire comme le développement progressif de la conscience que prennent les hommes de leur propre liberté.

S'interroger sur le mal dans l'histoire, c'est donc pour Hegel s'interroger sur les apparentes discontinuités dans ce progrès vers le bien. Plus concrètement, le simple fait que les révolutions faites au nom de la liberté se révèlent meurtrières devient problématique. Une théodicée historique consiste donc en la justification de ce qui, dans l'histoire, semble contredire la puissance de la raison ; elle s'élabore autour d'une réévaluation du négatif sans lequel il n'existe aucune dynamique de progrès (pas de libération sans guerres de libération).

On comprend, dans ces conditions, que l'histoire ait pu être considérée comme la religion moderne en ce sens que toutes les espérances réservées à l'au-delà ont été transposées au monde humain. Au nom de l'histoire, comme précédemment au nom de l'harmonie de l'univers décrétée par Dieu, le mal doit être justifié et ne pas apparaître comme absurde.

Malgré toutes les difficultés d'une telle conception, elle permet au moins d'inscrire le mal dans une problématique anthropologique : si le mal apparaît dans l'histoire, c'est qu'il est une réalité proprement humaine. Cette perspective a été radicalisée par Hobbes pour qui le mal n'est que le résultat d'une convention. À l'état de nature, en effet, le droit d'un individu coïncide avec la puissance de ses désirs ; il est donc impossible qu'il commette une injustice puisqu'aucune loi admise par tous n'est à même de distinguer le bien du mal.

Dire que le mal est conventionnel, c'est dire qu'il n'apparaît que dans la société, qu'il n'a de sens que juridique. Le mal ne précède donc pas la loi, il correspond seulement à ce que la loi interdit (il a fallu, ainsi, attendre le commandement divin « Tu ne tueras pas » pour que le meurtre soit reconnu comme une faute). L'homme se révèle être dépendant de l'institution politique jusque dans l'évaluation individuelle de ses conduites. Cet aspect nous invite à nous interroger sur le rapport entre l'institution politique et le mal, non plus en ce sens que la première définirait le second par la loi, mais plutôt parce qu'elle peut elle-même être pervertie.

Qu'est-ce que le mal politique

Pour savoir s'il existe une forme de mal spécifiquement politique, il faut d'abord s'interroger sur la nature du politique comme tel. Or le lien politique se caractérise par l'exigence de rationalité que les hommes veulent introduire dans leurs rapports. Autrement dit, la communauté politique (aujourd'hui l'État) constitue une médiation indispensable à la vie en commun : c'est pour donner sens et efficacité à leurs conduites collectives que les hommes se réunissent sous des lois.

Mais, et c'est ici qu'intervient le problème du mal, ces lois s'appliquent nécessairement sous la forme de la contrainte. Le pouvoir (potentiellement violent) est l'auxiliaire inévitable de la rationalité politique à laquelle il est un peu comme la volonté à l'entendement, à savoir la force capable de réaliser le droit. C'est tout le sens du paradoxe politique : sur une exigence intrinsèquement bonne — la volonté de rationaliser les liens humains —, se greffe un risque permanent, celui de voir la force l'emporter sur le droit pour autant que le droit, par lui seul, ne peut s'imposer.

L'aliénation politique désigne donc le processus par lequel l'État perd le sens de ce qui le définit pour ne plus se réduire qu'a un complexe de violence et de contrainte. On peut radicaliser une telle conception en isolant plus précisément encore la spécificité du mal politique. Au politique est en effet lié un type particulier d'attente, d'espérance même, celle de réaliser sur terre le meilleur des mondes. Dès lors que cette espérance se présente comme savoir, dès lors que la prétention à améliorer l'homme devient exigence de le transformer, le politique adopte le point de vue de la théodicée, c'est-à-dire qu'il nie en l'homme tout ce qui résiste à cette transformation.

C'est là une forme d'empiétement de la sphère publique sur la sphère privée, caractéristique des régimes totalitaires. La liberté de l'individu est niée au nom d'un idéal de perfection incompatible avec la finitude humaine. L'État prend en quelque sorte la place de Dieu : il veut modeler l'homme à son image. Ce type particulier de perversion (un idéal qui aboutit à sa négation) nous invite à nous interroger sur le sens et les limites des diverses ripostes possibles au mal humain.

Michaël Foessel





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