La
crise sociale, morale, économique, environnementale... aboutira-t-elle à un gouvernement mondial ?
Une oligarchie instaurera-t-elle un nouvel ordre hiérarchique fondé sur une
inquiétante conception sacrale de l'histoire ?
En 1929,
René Guénon fit paraître aux éditions Véga, à Paris, un ouvrage
dont le titre, à lui seul, était tout un programme : Autorité
spirituelle et Pouvoir temporel. Par ce livre, l'illustre
traditionaliste prenait position dans le débat politique qui
opposait son ami Léon Daudet au Saint-Siège.
En fait,
ce n'était là que la raison externe ; le débat était plus profond
et plus puissantes les sources de ce livre. Car il s'agissait bien de
repenser, au XXe siècle, en des termes radicalement nouveaux, le
problème de la gestion politique des hommes et des États.
Un
ordre hiérarchique qui garantit l'équilibre social
Autorité
spirituelle et Pouvoir temporel soulevait le problème de la
hiérarchie des pouvoirs, de la dégradation des structures sociales
au cours de l'histoire. Ainsi, René Guénon rendait vie et
actualisait une des plus troublantes idées politiques, celle que,
communément, on nomme synarchie, sans que, pour autant, il
utilise explicitement ce mot dans l'ouvrage cité.
Face à
une conception historiciste et matérialiste des rapports sociaux
devant la montée du matérialisme marxiste, ce livre permettait aux
Occidentaux de repenser toute l'organisation politique du monde
moderne. « L'histoire montre clairement, écrit Guénon dans cet
ouvrage, que la méconnaissance de cet ordre hiérarchique (fondé
sur la suprématie du spirituel face au » temporel) entraîne
partout et toujours les mêmes conséquences : déséquilibre social,
confusion des fonctions, domination des éléments de plus en plus
inférieurs, et aussi dégénérescence intellectuelle, oubli des
principes transcendants d'abord, puis, de chute en chute, on en
arrive à la négation de toute véritable connaissance (...).
«
Cependant, tant qu'il subsistera une autorité spirituelle
régulièrement constituée, fût-elle méconnue de presque tout le
monde et même de ses propres représentants, fût-elle réduite à
n'être plus que l'ombre d'elle-même, cette autorité aura toujours
la meilleure part... Parce que, même affaiblie ou endormie, elle
incarne encore la seule chose nécessaire, la seule qui ne
passe point », c'est-à-dire la répartition des pouvoirs dans la
société, le respect de l'ordre traditionnel fondé sur l'autorité
sacerdotale destinée à soutenir et à diriger le pouvoir
gouvernemental quelle qu'en soit la forme. Partant de cette idée
maîtresse, Guénon nous amène à reconnaître que seule l'autorité
spirituelle peut maintenir l'équilibre des fonctions sans lequel il
n'y a que désordres, iniquités, chaos.
Les
classes sociales sont soumises au changement
Déjà,
quelques années auparavant, le sociologue allemand Max Weber
(1864-1920), soulignait dans Écrits de sociologie et de politique
sociale que « les facteurs idéologiques ne sont pas un simple
reflet des conditions économiques ; ils possèdent une réalité
propre et peuvent orienter d'une manière décisive le devenir
historique ».
Ce que
Max Weber pressentait en termes de sociologue empiriste, Guénon le
démontrait sur le plan métaphysique.
L'idée
synarchique des pouvoirs va être constamment l'objet de ces deux
types de réflexion. Antérieure à la théorie de la « lutte des
classes » (dont l'idée de base apparaîtra dans le « Manifeste du
parti communiste » de Karl Marx en 1848), la conception synarchique
de la société sera appelée à réanimer toute vision non
essentiellement économique de la société et de la politique. Les
sciences humaines du XXe siècle lui apporteront d'inattendus
développements qui autoriseront une revalorisation des structures de
castes qui s'opposent radicalement à toute perception économiste
des classes sociales.
Les
castes, elles, sont un garant de stabilité
Les
classes sont le fruit des fluctuations économiques, des « hasards »
de l'offre et de la demande dans une société donnée ; une classe
peut toujours en supplanter une autre. Dans ce concept, rien n'est
fixe, rien n'est achevé. Les castes, en revanche, répondent à une
idée naturelle de la société, idée établie sur la nécessité
organique du respect de la fonction spécifique de chacun. Cette
stabilité, ou mieux, cette immuabilité, des fonctions et de leur
transmission, par voie héréditaire ou de corporation, n'est
concevable que dans un respect permanent et naturel du rôle de
chacun dans la société.
L'inutilité
de la lutte des classes
Cette
conception sociopolitique exclut dès l'abord toute idée de
compétition sociale, partant de « lutte de classes » ; chacun
étant, socialement et sacralement, à sa place dans l'ordre de la
cité, et le travail de chacun signifiant une indispensable réalité
profitant à l'équilibre général. Le concept même d’État en
est singulièrement relativisé ; l’État n'étant lui-même que la
représentation, non plus abstraite mais concrète, de la totalité
des membres de la société dans l'exercice de leurs fonctions
hiérarchiques.
Dans ce
sens, les sages de l'Inde ancienne présentaient souvent une image
allégorique : la société est comme un corps parfaitement organisé
; chacun y est à sa place comme dans le corps chaque organe est à
sa place. On ne peut imaginer que le foie soit à la place des reins,
qu'une main remplisse la fonction de la bouche, etc. La société non
hiérarchique est précisément à l'image d'un corps aberrant : les
organes y sont sans cesse déplacés nul n'y est plus à sa place.
Grand est le déséquilibre, et profond le désarroi quand les hommes
quittent leurs fonctions traditionnelles pour errer de classe en
classe, de métier en métier. Celui qui a reçu le dépôt d'une
fonction ne peut se substituer à un membre d'une autre caste.
L'autorité
émane d'un principe d'harmonie
Au
départ est posé le postulat suivant : l'autorité spirituelle, qui
est le régulateur de toutes les fonctions, peut seule régir le
monde. Elle est, par essence, la véritable « synarchie »,
c'est-à-dire le « Pouvoir », synarchie signifiant en effet « avec
le Principe », ou « dans le Principe » ; ce qui revient à écrire
que l'autorité synarchique est censée représenter parmi les hommes
la réalité matérielle d'un principe d'harmonie universelle
celui-là même qui doit donner à la société une stabilité
hiératique radicalement étrangère aux tribulations et crises
incessantes que ne peuvent manquer de traverser les États politiques
régis par des impératifs économiques (ces derniers étant par
nature instables et générateurs de tous les désordres et de tous
les mécontentements sociaux).
L'analyse
du monde contemporain par Ortega y Gasset
Trois
ans avant que René Guénon ne se penche sur le problème de
l'autorité spirituelle dans ses rapports avec le pouvoir temporel,
le sociologue et philosophe espagnol José Ortega y Gasset
(1883-1955) commençait, sous la forme d'articles, la publication
d'une remise en question fondamentale de la société moderne non
régie par l'idée synarchique : la Révolte des masses (1926-
1928). Par cet ouvrage, Ortega y Gasset essayait d'évaluer les
rapports existant entre le monde contemporain, son économie
industrielle et l'ordre traditionnel du monde tel qu'il avait été
envisagé dans des sociétés gouvernées par l'autorité spirituelle
soumise au pouvoir temporel. Il s'agissait d'expliciter, face au
postulat marxiste de l'absolue souveraineté de l'économie, l'idée
que seul un ordre synarchique peut sauver la civilisation occidentale
en crise.
Le
courant illustré par le sociologue espagnol n'était certes pas
nouveau ; il avait eu, depuis Dante et son De Monarchia, bien
des défenseurs dont le génie politique ne fut pas toujours compris
dans le siècle.
Pourtant
Gasset rénovait la question, fondait une épistémologie sociale des
fonctions, analysait le mal qui ronge l'Occident ; il était de ceux
qui allaient susciter dans notre siècle la grande philosophie
politique opposée au marxisme, celle-là même qui, occultée
longtemps, pourrait aujourd'hui réapparaître comme absolument neuve
et seule capable d'apporter aux sollicitations sociales de notre
siècle des solutions que le marxisme, idéologie fermée et
sécularisée, ne pouvait prétendre apporter.
L'avènement
politique des masses
Ortega y
Gasset souligne que l'irruption au plein pouvoir social des masses
dans le monde moderne est un fait sans précédent dans l'histoire,
qui nous suggère une révision globale des structures politiques,
économiques et sociales, mais que cette révision doit se faire
selon des lignes de faîte organiques qui, en rien, ne doivent se
différencier des structures sociales traditionnelles. L'avènement
politique des masses est un fait en soi, produit de la révolution
industrielle ; tel quel, il doit être reconsidéré dans les limites
de l'ordre synarchique des castes. La prolétarisation du monde est
une aberration pouvant entraîner l'écroulement de la civilisation
présente ; la mécanisation ayant fait perdre aux hommes le sens
même de leurs fonctions hiérarchiques, il convient, avant tout, de
replacer, de re-situer l'homme non dans un cadre de classes, illusion
marxiste n'utilisant que des vues économiques à court terme, mais
bien dans celui des fonctions sociales, lesquelles, par leur
hiératisme, sont seules susceptibles d'apporter à chacun le sens de
son rôle dans la société, le sens de son rôle dans une caste ;
l'assemblage des castes étant susceptible de rénover la conscience
politique européenne tout d'abord, mondiale ensuite.
Il
faut refaire l'homme noble
Ortega y
Gasset nous convie à une formidable conversion : faire sortir
l'homme de la masse, lui rendre sa dignité, tout en ne détruisant
pas les victoires techniques et sociales du monde moderne. Il faut
rendre à l'homme le sens de la noblesse, non celui de la noblesse
héréditaire, mais celui de la noblesse de volonté. L'homme noble
est celui qui s'efforce, qui s'accomplit et porte témoignage. En
cela est le germe du renouveau : « Pour moi, noblesse est synonyme
d'une vie vouée à l'effort ; elle doit toujours être préoccupée
à se dépasser elle-même, à hausser ce qu'elle est déjà vers ce
qu'elle se propose comme devoir et comme exigence. De cette manière,
la vie noble reste opposée à la vie médiocre ou inerte, qui,
statistiquement, se referme sur elle-même, se condamne à une
perpétuelle immanence tant qu'une force extérieure ne l'oblige à
sortir d'elle-même. C'est pourquoi nous appelons masse ce type
d'homme, non pas tant parce qu'il est multitudinaire que parce qu'il
est inerte. »
Un
nouveau sens à la révolution
Un fait
est à remarquer : il faut anéantir toute une conception
unilatéralement économique du monde afin de rendre à l'homme sa
dignité, sa situation dans le monde et le sens de sa volonté. La
volonté étant une volonté au monde, un avènement, une naissance
mystique. Il s'agit, sur des bases neuves, d'être le vrai
révolutionnaire, non d'hier ni de demain, mais du moment présent.
Toute fatalité messianique doit être rejetée : demain n'est pas
l'aube des « lendemains qui chantent », hier n'est pas l'abîme
monstrueux dont, à grand-peine, l'humanité s'est évadée.
Aujourd'hui seul existe ; cette perception implique de faire sortir
tout ce qu'il y a d'humain de la masse indifférenciée afin de lui
rendre énergie, volonté et dignité. Partant, l'homme ainsi
reconstruit pourra reprendre sa place dans un cadre synarchique, le
seul authentique, celui des fonctions humaines, correspondant aux
structures organiques des castes ancestrales.
Le
grand danger : l'emprise de l’État
Architecture
utopique ? Non, pragmatisme adapté aux circonstances du siècle ;
synarchie traditionnelle et approche scientifique des données
sociales du monde moderne qu'il faut adapter aux lois fondamentales
des castes seules capables de rendre à l'homme son individualité.
Sinon, l'homme, devenu « animal-masse », oublie son être propre,
perd sa situation spécifique et se dilue dans l'illusion de l’État.
« Le
plus grand danger qui menace aujourd'hui la civilisation :
l'étatisation de la vie et l'"interventionnisme" de
l’État, l'absorption de toute spontanéité sociale par » l’État,
c'est-à-dire l'annulation de la spontanéité historique qui, en
définitive, soutient, nourrit et entraîne les destins humains.
(...) L’État contemporain et la masse coïncident seulement en ce
qu'ils sont anonymes... »
Le
grand vide : la perte de la morale traditionnelle
Enfin,
Ortega y Gasset nous indique où, selon lui, réside la « vraie
question » : c'est une question de morale. L'homme-masse occidental
croit avoir perdu sa morale traditionnelle ; en vain il en cherche
une nouvelle, mais il la cherche dans le plus total désarroi.
Refusant les fondements ancestraux de la société, s'attachant
éperdument à l'idée d'« État », se dépersonnalisant selon les
normes de l'économie marxiste, il sent pourtant, mais très
confusément, qu'il ne peut vivre sans l'assise morale, celle-là
même qui fut le ciment des antiques castes.
«
L'homme-masse manque tout simplement de morale, laquelle est
toujours, par essence, un sentiment de soumission à quelque chose,
la conscience de servir et d'avoir des obligations.
« (...)
L'Europe subit aujourd'hui les pénibles conséquences de sa conduite
spirituelle. Elle s'est enthousiasmée sans réserve pour une culture
d'aspect magnifique mais sans racines... »
L'harmonie
des fonctions au sein de la société
L'idée
synarchique apparaît donc comme étroitement liée à l'éthique des
pouvoirs dans la tradition occidentale. Actualisée au XXe siècle
par des sociologues, elle a été définie par des historiens et des
traditionalistes, dans les limites organiques de son existence, dans
les grandes civilisations passées. Certains, comme Rudolf Steiner,
le fondateur de l'anthroposophie, ont même essayé de lui donner son
exacte correspondance au sein de l'économie moderne des pouvoirs.
Simple
dans ses structures, cette idée apparaît comme une harmonie des
fonctions, chacune étant soumise à celle qui la précède tout en
gardant une entière liberté à l'intérieur de son cadre spécifique
: le prêtre — autorité spirituelle — régissant l'action du
prince politique — pouvoir temporel —, ce dernier gouvernant
l'ensemble des populations agricoles, industrielles et commerçantes
suivant les directives sacerdotales. Au-dessous de ces trois castes
fixes s'agite la masse indifférenciée, celle-là que l'on nomme
communément la « quatrième caste » : c'est la représentation
traditionnelle de l'homme-masse dont parle Ortega y Gasset. Ces
castes synarchiques sont souvent définies par leurs noms hindous :
brahmanes (les prêtres) ; kshattryas et rajas (les guerriers et les
rois) ; vaisyas (les agriculteurs et les commerçants) soudras (la
masse indifférenciée ).
Fonction
sacerdotale et fonction royale
Le chef
politique, roi, prince, empereur, appartenant à la seconde caste,
est le sujet du chef religieux ; il s'agit bien de l'absolue
dépendance de la royauté face au sacerdoce. Il ne peut même, à la
limite, y avoir d'opposition entre sacerdoce et royauté, le second
terme n'existant que par le premier, duquel il est émané. Il
s'agit d'une dialectique des fonctions et non des hommes.
Le
souverain et le prêtre ne valent que par la fonction qu'ils
incarnent : leur personne physique importe peu. Ainsi, dans certaines
civilisations anciennes, le prêtre et le roi sont dissimulés au
peuple, et, dans les rares occasions où ils apparaissent, leurs
traits sont masqués. Un roi ou un prêtre ne meurt jamais : seul le
corps d'un mandaté disparaît ; il est alors immédiatement remplacé
par un autre substitut humain qui incarne une fonction d'origine
divine. Le continuum des pouvoirs et de l'autorité spirituelle ne
peut avoir de fin. Il ne peut, dans cet ordre d'idée, y avoir ni
rupture ni révolution. Et quand, après bien d'autres, René Guénon
parle d'une autorité spirituelle permanente, même si, à certaines
époques, elle est occultée, c'est précisément ce qu'il entend. La
« Révolution française » n'a pas supprimé le pouvoir royal en
France, elle a seulement transformé l'économie politique d'un État
en proie à une grave crise interne. Le pouvoir royal n'est pas mort
avec Louis XVI sur l'échafaud, ou, au mieux, lors du départ de
Louis-Philippe pour l'exil (1848), il est resté permanent, occulté
seulement pour réapparaître au moment opportun ; car, dans cette
conception, les pouvoirs monarchiques et sacerdotaux sont doués
d'une existence propre qui échappe à la volonté des hommes.
Fonction sacerdotale et fonction royale sont des réalités d'ordre
divin ; mises en dépôt chez les hommes, afin que l'humanité ne
s'écarte pas de son principe (archê), elles ne sont jamais
des biens dont les humains peuvent librement disposer.
Une
conception sociale de l'histoire
Dans cet
ordre d'idée, on notera que, pour les philosophes de la tradition,
cet équilibre entre l'autorité spirituelle et le pouvoir temporel
s'est trouvé rompu à un moment donné. Il y a eu « rupture du
pacte entre les hommes et le Principe ». L'état antérieur, celui
qui vit l'homme assumer la tradition authentique, est appelé «
Tradition primordiale » ; il est situé en un temps aléatoire, pour
ainsi dire « hors du temps ». Tout ce qui vient ensuite, et qui
possède une réalité dans le temps historique tel que nous le
concevons, est appelé « Age sombre », ou, selon son nom hindou
cher aux traditionalistes, « Kâli-Yuga ». Cette conception sacrale
de l'histoire et de la société, qui, au niveau métaphysique, reçut
sa pleine mesure avec la pensée de René Guénon en France et de
Julius Evola en Italie.
Jean-Claude
Frère