La campagne de lancement de la puce électronique sous-cutanée VeriChip vient de démarrer aux USA. Cette puce, qui est implantée très rapidement sous anesthésie, permet la radio-identification (RFID de l'anglais radio frequency identification) du porteur, même par satellite.
Vidéosurveillance,
fichage, empreintes génétiques, écoutes, puces RFID... les
différentes techniques d'intrusion dans la vie quotidienne des
individus se multiplient.
A
l'époque où Gilles Deleuze proposait le concept de « sociétés de
contrôle », en 1990, la configuration sociopolitique qui prévalait
dans les années 1970, lorsque Foucault tentait son archéologie de
la société de sécurité comme émanation de la société libérale,
avait déjà changé. Au seuil du millénaire, cette configuration a
de nouveau subi une mue importante. La sécurité s'est muée en
obsession sécuritaire. Et la société globale a laissé
transparaître sa face globalitaire, à force de vouloir s'immiscer
dans tous les espaces de la vie collective et individuelle. Les
sociétés de contrôle articulées sur le mode de gestion managérial
sont toujours bien en place, confortées qu'elles sont par les
impératifs du capital financier. L'autonomie, la créativité, la
réactivité, l'adaptabilité se sont installées comme éléments
cardinaux du nouveau régime de vérité. Son envers : la grille des
objectifs et la culture du résultat, l'intensification du travail,
l'implication contrainte ou la servitude volontaire, la précarité,
la propension à la culpabilisation du salarié puisque intégrant
lui-même l'objectif qu'il se propose d'atteindre. Une sorte
d'autocontrainte qui se combine avec les nouveaux systèmes de
surveillance en permanence et à distance basés sur la puissance
d'inquisition de l'informatique. Ce qui a changé dans la dernière
décennie, c'est que désormais ces sociétés de contrôle se
doublent de sociétés de suspicion. Des sociétés qui se
prémunissent structurellement contre l'« insurgent ». Un terme qui
permet d'échapper à l'histoire de haine charriée par la langue
contre-insurrectionnelle, mais qui, à la différence de l'anglais et
d'autres langues latines, n'est plus usité en français.
L'exception
a éclairé la normalité. Les attentats ont distillé leurs effets.
Les zones grises, hostiles, espaces de non-sécurité et de
non-stabilité, se sont accrues, parasitant l'économie globale. Le
projet ultralibéral de nouvel ordre mondial par l'entremise de la
technologie informationnelle a basculé des stratégies du soft
power vers la guerre sans quartier comme « guerre juste », au
mépris des acquis du droit international et de l'idée même de
civilisation. La logique d'intégration des sociétés singulières
au tout mondial, que l'euphorie post-Guerre froide avait refoulée à
grand renfort de mythes comme celui de la fin de l'histoire, s'est
donnée d'évidence. Son accomplissement est indissociable de
l'exercice des stratégies de force et de contrainte. Le mirage de la
décomposition de l'État-nation s'est estompé en même temps que la
croyance en la fin inexorable des logiques d'empire, au bénéfice
d'acteurs privés voyant croître leur capacité d'autonomisation.
Devant
l'incapacité du capitalisme sauvage, discriminant et destructeur de
vie à remplir ses promesses d'un nouvel universalisme, les vents
rebelles se sont remis à souffler en ce début de XXIe siècle,
après plus d'une décennie de retrait de la mobilisation sociale et
de la réflexion critique sur le pouvoir. Révoltes du désespoir,
émeutes, frondes, contestations, pacifiques ou violentes, dans les
urnes ou dans la rue, à l'échelle locale, nationale comme
planétaire. Des contre-feux se sont allumés, vacillants,
tâtonnants, mais suffisants pour troubler le projet de globalisation
trop vite auto-institué horizon indépassable. La propension à les
criminaliser s'est amplifiée à mesure qu'ils gagnaient en
visibilité. Symptomatique est la décision prise lors du sommet de
Gênes, deux mois avant les attentats du 11 septembre 2001, par le
groupe des pays les plus industrialisés (G7) de convertir en camp
retranché ses réunions annuelles. Une décision prise alors que,
dans la rue, les forces de l'ordre réprimaient violemment les
manifestants altermondialistes qui protestaient contre la prétention
des pays riches à régenter les affaires de la planète.
Au
regard de l'évolution de la démocratie, si débat il y a autour de
la problématique singulière des nouveaux dispositifs de contrôle,
celle-ci est toutefois encore loin de faire l'objet d'une
appropriation massive de la part des citoyens. Les initiatives qui
cherchent à relever ces défis doivent le plus souvent aller à
contre-courant. Dispositif acquis en 1978 grâce à la mobilisation
des organisations citoyennes et considéré comme un parangon au
niveau international, la loi française « Informatique, fichiers et
libertés » s'est vu restreindre ses compétences en 2004, et cette
modification est passée inaperçue, au dire même des collectifs qui
ont donné de la voix. « Du fait du paradoxe soulevé entre
protection de la vie privée et atteinte à la vie privée, relève
le Comité consultatif national d'éthique, on assiste à une sorte
de confiscation consentie de liberté. Subrepticement, notre société,
au nom du paradigme sécuritaire, s'habitue à l'usage de ces
marqueurs biométriques et chacun accepte finalement et même avec
quelque indifférence d'être fiché, observé, repéré, tracé. »
Au niveau des mentalités collectives, une sorte d'accoutumance s'est
créée qui a élargi les seuils de tolérance et a fait que beaucoup
consentent, sans même parfois s'en apercevoir, des abandons
importants de leur sphère privée et de leurs droits fondamentaux.
Et ce non seulement à l'égard des techniques de surveillance et de
fichage mais aussi des instruments de mesure et de captation des
savoir-vivre individuels par le complexe médiatique et publicitaire.
Au sein même des secteurs démocratiques et progressistes, la
prégnance reste forte des visions instramentalistes de
l'information, de la communication et de la culture. Un retour à l'«
âge de la pédagogie », souhaité par Deleuze et Guattari, serait
d'autant plus pertinent que la culture du Réseau des réseaux tend à
cultiver la croyance prométhéenne en l'avènement de l'ère non
seulement de la science infuse mais aussi de la résistance, devenue
seconde nature de l'internaute. C'est là l'effet pervers de son
offre encyclopédique. Or les technologies, fussent-elles
interactives, ne sont pas en soi démocratiques. Seul leur mode
d'agencement social les fait entrer dans un projet d'« insurgence »
face aux « règles établies ». L'effervescence de la navigation
dans le cyberespace ne peut occulter le fait que les comportements
individualistes sont au fondement du Réseau et que sa contribution à
une culture de l'espace public est loin d'être un donné.
Les
actions contre les dérèglements de l'ordre sécuritaire demeurent
le fait majoritaire des syndicats de magistrats, d'avocats et de
juristes démocrates ; des ligues de défense des droits humains ;
des collectifs de défense des droits et des libertés face à
l'informatisation de la
société ; des acteurs de l'Internet militant ; des médias libres
et indépendants ainsi que de la critique et de l'observation des
médias ; des groupes d'intervention qui dénoncent le développement
liberticide de la biométrie ou des nanotechnogies. La
diversification de l'espace public international depuis les débuts
du millénaire a fort heureusement contribué à la mise en commun de
ces thématiques. On en veut pour preuve la création de réseaux
transnationaux d'études et de recherches sur la tension entre
sécurité et retrait des libertés, l'essor de réseaux militants
multinationaux comme Indy-media, ICAMS (International Campaign
Against Mass Surveillance) ou CRIS (sigle anglais de la Campagne pour
le droit à la communication dans la société de l'information), la
mobilisation des acteurs sociaux et professionnels lors des sommets
de la société de l'information organisés par l'Union
internationale des télécommunications en 2003 et 2005, à Genève
puis à Tunis, ou lors des débats qui ont abouti à l'adoption, en
2005) par l'Assemblée générale de l'Unesco, de la Convention sur
la protection et la promotion de la diversité des expressions
culturelles. Cette nouvelle configuration bigarrée de collectifs
s'est ainsi exprimée d'une seule voix, sans limer toutefois les
différences. Des questions structurelles ont été soulevées sur le
caractère ségrégatif du projet de « Nouvel ordre mondial de
l'information », annoncé en grande pompe par le G7 en 1995. Une
réflexion de caractère juridique s'est amorcée sur les droits à
la communication qui, garantissant la liberté, l'accès, la
diversité et la participation à l'espace public, prémuniraient les
citoyens contre la raison d'État et la concentration des industries
médiatiques et informationnelles. La décentration d'un débat
formaté à l'origine par la problématique de la « fracture
numérique » vers ce qui l'explique, les fractures socio-économiques,
a donné à voir ce que la perception sécuritaire des réseaux
évacue d'emblée.
Les
gouvernements résistent à prendre acte de l'émergence de ces
nouveaux acteurs citoyens et se refusent à élargir la composition
des instances (quand elles existent) chargées de veiller à
l'équilibre entre les avancées de l'informatique et la préservation
du droit à la vie privée et des libertés, et à leur allouer les
moyens pour remplir leur mission de médiation publique. Or, ou bien
va s'accomplir un saut qualitatif dans la participation des citoyens
à la gestion de la société, ou bien on va vers un exercice chaque
fois plus autoritaire du pouvoir et vers une négation des droits.
Un
triple constat s'est progressivement imposé qui donne sens à
l'impératif de la vigilance démocratique à l'égard des
dispositifs d'intrusion. Tout d'abord, le capitalisme dit
post-industriel ou de l'immatériel, en valorisant à des fins
d'exploitation marchande les structures de subjectivation, de
production de connaissance, de culture et de socialité, a ouvert un
nouveau champ de luttes tout à la fois culturelles, sociales et
économiques. Ensuite, il importe de tenir les deux bouts de la
chaîne : le quotidien et la structure, le local et le global. La
critique de l'ordre sécuritaire n'est intelligible qu'à travers la
contestation des dogmes sur lesquels se fonde le projet hégémonique
de nouvel ordre informationnel : la gouvernance unilatérale du
Réseau, les logiques d'appropriation privée ou de
patrimonialisation de l'information, de la connaissance et du savoir
de la part les grandes unités de l'économie globale, le pouvoir des
seuls opérateurs du marché à définir des normes techniques.
Enfin, une des façons de soustraire la problématique de la «
culture de la sécurité » à la seule vision de la statistique
policière est d'intégrer le droit à la sécurité au nombre des
droits sociaux qui conditionnent sa réalisation : le droit au
travail, à l'éducation, au logement, à la santé, à la
communication. Tous droits en l'absence desquels il ne peut y avoir
de dignité humaine.
Armand
Mattelart
Armand
Mattelart