Dans
son livre « Pourquoi j'ai mangé mon père », Roy Lewis
raconte à sa façon le changement de régime alimentaire de
l'homme :
Avant
d'avoir du feu, nous étions des minables. Certes, nous étions
descendus des arbres, nous avions le biface et le coup-de-poing. Mais
quoi de plus ? Et toute griffe, toute dent, toute corne dans la
nature semblait nous être ennemie. Nous voulions nous considérer
comme animaux du sol, mais il nous fallait regrimper dare-dare sur un
arbre dès que nous nous trouvions dans le moindre pétrin. Nous
devions toujours, dans une grande mesure, vivre de légumineuses, de
baies ou de racines ; et, pour arrondir notre ration de protéines,
nous étions bien contents d'une larve ou d'une chenille. Et quoique
pour soutenir notre croissance physique nous eussions désespérément
besoin d'aliments énergétiques, nous souffrions toujours d'une
pénurie chronique à cet égard. C'était pourtant cela qui nous
avait fait quitter la forêt pour la plaine : on y trouvait abondance
de viande. L'ennui, c'était qu'elle était toute sur quatre pattes.
Et d'essayer de chasser la viande sur quatre pattes (bisons, buffles,
impalas, oryx, gnous, bubales, gazelles, pour ne mentionner que
quelques mets dont nous aurions aimé faire notre ordinaire), quand
on essaie de se tenir soi-même difficilement sur deux, c'est
littéralement un jeu d'andouilles. Or nous étions bien obligés de
nous mettre debout, pour regarder par-dessus l'herbe haute de la
savane. Parfois on surprenait un grand ongulé, un zèbre ou un
cheval, mais qu'en pouvait-on faire? Cela vous donnait des coups de
pied. Ou bien on parvenait à mettre aux abois une bête boiteuse,
mais elle vous présentait ses cornes, et il fallait une horde de
pithécanthropes pour la lapider à mort.
Moyennant
une horde, oui, on arrive à forcer le gibier, à l'encercler.
Seulement voilà : si vous voulez garder une horde assemblée, il
vous faut la nourrir, ce qui suppose un approvisionnement
considérable. C'est là le plus ancien cercle vicieux en matière
d'économie. Une équipe de chasseurs est nécessaire pour obtenir le
moindre tableau décent. Mais pour obtenir l'équipe il faut pouvoir
lui assurer un tableau régulier. Tant que ça reste irrégulier,
vous n'arrivez pas à tenir ensemble un groupe qui dépasse trois ou
quatre. Vous voyez le problème.
Il avait
donc fallu commencer tout en bas de l'échelle, et s'escrimer dur
pour grimper. S'attaquer d'abord aux lapins, hyrax, et autres petits
rongeurs que l'on pouvait abattre avec une pierre. Courir après une
tortue, voire une tortue de mer (ça, ça pouvait aller), et quant
aux serpents, aux lézards, si l'on étudiait leurs coutumes avec
assez d'assiduité, on finissait par en attraper. Pas de difficulté
ensuite, une fois tué, pour découper ce petit gibier avec un biface
de silex. Et, bien que les meilleurs morceaux ne soient pas faciles à
déchirer ni à manger quand on n'a qu'une dentition d'herbivore, on
peut auparavant les dépecer et les émietter avec des pierres, et
finir de les mastiquer tant bien que mal avec ces molaires qui
n'étaient destinées à l'origine qu'à écraser des fruits. Les
morceaux de choix de tous ces animaux, c'étaient les parties molles
: non qu'elles fussent très ragoûtantes. Mais quand vous avez passé
la journée à courir affamé sur vos pattes de derrière, et si vous
voulez nourrir votre cerveau, vous ne faites pas le délicat. Ces
morceaux-là étaient l'objet de grandes compétitions. Et nous
avions un goût particulier pour tous les animaux spongieux, qui
soulageaient nos dents et nos estomacs.
C'était
encore ainsi il n'y a pas longtemps ; pourtant je me demande combien
de gens s'en souviennent aujourd'hui. Combien se rappellent ces
indigestions qui nous torturaient jadis. Et même combien y
succombaient. Et cette mauvaise humeur des premiers pionniers
subhumains, constamment aigris par ces dérangements gastriques!
Allez donc arborer un visage ensoleillé quand vous souffrez d'une
colite chronique! Car qu'on n'aille pas croire que de quitter un
régime purement végétarien (et même composé essentiellement de
fruits) pour devenir omnivore, ce soit une opération aisée! Non,
cela demande au contraire une patience et une obstination énormes.
Garder dans l'estomac des choses qui vous dégoûtent, et de plus qui
vous rendent malade, cela exige une discipline de fer. Seule une
ambition farouche d'améliorer votre situation dans la nature pourra
vous soutenir dans une telle transition. Non que vous ne tombiez de
temps en temps, je ne le nie pas, sur quelque friandise ; mais toute
la vie n'est pas ris de veau et limaces. Dès le moment que vous
prenez pour but de devenir omnivore, il faut, comme le mot l'indique,
apprendre à manger de tout. De plus, quand ce que vous avez — ce
qui est de règle —, c'est de la vache enragée, vous ne pourrez
vous permettre d'en rien laisser dans votre assiette. Comme petit
enfant, on m'a encore élevé strictement selon ces principes. Oser
dire à maman qu'on ne voulait pas de ceci ou de cela, de la fourmi
pilée, du crapaud mariné, c'était vouloir s'attirer une bonne
baffe. « Finis-le, c'est bon pour ta santé », voilà la rengaine
de toute mon enfance. Et c'était vrai, bien entendu : car la nature,
en merveilleuse adaptatrice, finissait par durcir nos petits
intestins et par leur faire digérer l'indigeste.
Devenir
carnivore est beaucoup plus pénible que de l'être de naissance, car
n'oubliez pas que les félins, les loups, les chiens, les crocodiles
déchirent seulement leur viande en morceaux et l'avalent tout rond,
sans se soucier si c'est de l'épaule, du romsteck, des tripes ou du
foie ; tandis que nous, nous ne pouvions rien engloutir sans l'avoir
longuement mastiqué. « Mâche trente-deux fois avant d'avaler »,
encore une maxime de mon enfance, sinon c'était un bon mal de
ventre, aussi sûr que deux et deux font quatre. Quelque répugnant
qu'en fût le goût, la langue et le palais devaient donc l'explorer
à fond, et il n'y avait qu'une sauce à tout cela : notre appétit.
Mais cette sauce-là, nous n'en manquions jamais.
Roy
Lewis
Pourquoi
j'ai mangé mon père
Lorsque
mon vieil ami Théodore Monod, que tout le monde a vu au petit écran
traversant le désert (à quatre-vingt-sept ans), géologue,
zoologue, ichtyologiste, entomologiste, anthropologue,
paléontologiste, ethnologue, que sais-je encore, membre de
l'Institut, bref, quand cet homme de science imposant, m'ayant mis ce
livre dans les mains et voulant m'en citer des passages, ne put y
parvenir tant il s'étranglait de rire, je regardai, inquiet, ce
visage qu'il a austère, même ascétique et me demandai si...
Mais
non. Il avait toute sa raison. Du reste, il se reprit bientôt pour
me dire : « Je ris, et tu riras, c'est le livre le plus drôle
de toutes ces années, mais ce n'en est pas moins l'ouvrage le plus
documenté sur l'homme à ses origines. Et si je t'en parle, c'est
qu'il est fait pour toi, tu devrais le traduire, il prolonge ton
livre Les Animaux dénaturés, commence où le tien s'achève,
et presque sur les mêmes mots. Ce sont tes "Tropis" en
action, ces hommes encore à demi singes parvenus au point critique
de l'évolution, sur le seuil de l'humain, et s'efforçant de le
franchir. Efforts contés ici avec le plus haut comique, mais
pathétiques aussi quand on songe au dénuement de ces êtres nus et
fragiles, face à une nature hostile et sous la griffe d'une foule
d'animaux prédateurs. Un maître livre. Tu dois le lire. »
Vercors
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