« Qu'est-ce
que je serais heureux si j'étais heureux ! »
Woody
Allen
Il y a
une formule de Spinoza qui m'a laissé perplexe pendant des années.
Dans l'Éthique on peut lire que la béatitude est éternelle
et donc ne peut être dite commencer que « fictivement ». La
béatitude ne commence pas, puisqu'elle est éternelle. Mais alors,
me disais-je, pour moi qui ne l'ai pas, c'est raté définitivement...
C'est une autre phrase, historiquement et géographiquement très
éloignée de Spinoza, qui m'a aidé à sortir de cette difficulté —
une phrase de Nâgârjuna, grand penseur et mystique bouddhiste. Vous
savez que l'équivalent de la béatitude chez Spinoza, c'est ce que
les bouddhistes appellent le nirvâna, le salut, l'éveil. Et
le contraire du nirvâna, c'est-à-dire notre vie telle qu'elle est,
ratée, gâchée, manquée (comme dit Alain à propos de George Sand,
qu'il admire), bref la vie quotidienne dans sa dureté, dans sa
finitude, dans ses échecs, c'est ce qu'ils appellent le samsâra,
le cycle de la naissance, de la souffrance et de la mort. Or,
Nâgârjuna écrit : « Tant que tu fais une différence
entre le nirvâna et le samsâra, tu es dans le samsâra. »
Tant que vous faites une différence entre le salut et votre vie
réelle, entre la sagesse et votre vie telle qu'elle est, ratée,
gâchée, manquée, vous êtes dans votre vie telle qu'elle est. La
sagesse n'est pas une autre vie, où soudain tout irait bien dans
votre couple, dans votre travail, dans la société, mais une autre
façon de vivre cette vie-ci, telle qu'elle est. Il ne s'agit pas
d'espérer la sagesse comme une autre vie ; il s'agit d'apprendre à
aimer cette vie comme elle est — y compris, j'y insiste, en se
donnant les moyens, pour la part qui dépend de nous, de la
transformer. Le réel est à prendre ou à laisser, disais-je. La
sagesse, c'est de le prendre. Le sage est partie prenante et
agissante de l'univers.
Cela me
fait penser (quoique dans l'instant je ne perçoive pas le rapport,
mais peut-être que cela viendra en l'exposant...) à une histoire
orientale, qui me fascine depuis longtemps. C'est l'histoire d'un
moine, taoïste ou bouddhiste, je ne sais plus et cela n'a pas
d'importance, qui chemine dans la montagne... Ce n'est pas un sage,
pas un éveillé, pas un libéré vivant, comme on dit là-bas, mais
un moine tout à fait ordinaire. Il est perturbé, soucieux. Pourquoi
? Parce qu'il a appris que son maître, le vénérable Untel, qui,
lui, était un sage, un éveillé, un libéré vivant, qui
avait connu l'illumination, etc., que son maître, donc, était mort.
Ce n'est pas cela qui le perturbe ; sans être un sage, notre moine
sait bien qu'il faut mourir un jour. Un témoin, qui a assisté à la
scène, lui a rapporté que le maître avait été attaqué par des
brigands, qui l'avaient tué à coups de bâtons. Ce n'est pas cela
non plus qui perturbe notre moine : dès lors qu'il faut mourir, peu
importe la cause... Non, ce qui le perturbe, c'est que le même
témoin, qui était là, qui a tout vu, tout entendu, lui a confié
que, sous les coups de bâtons, le sage, le vénérable, avait crié
atrocement. Et cela, notre moine ne peut le comprendre. Comment
quelqu'un qui a connu l'illumination, un éveillé, un libéré
vivant, peut-il crier atrocement pour quelques coups de bâtons
impermanents et vides ? Cela perturbe tellement notre moine qu'il ne
fait pas attention, en cheminant, à ce qui se passe derrière lui...
Arrive une bande de brigands, qui l'attaquent à coups de bâtons.
Sous les coups de bâtons, notre moine cria atrocement. En criant, il
connut l'illumination.
Je suis
toujours embarrassé devant cette histoire. Je la trouve si belle et
si forte que je voudrais m'arrêter là et éviter tout
commentaire... Mais essayons, malgré tout, de voir s'il y a un
rapport entre la citation de Nâgârjuna et cette histoire. Peut-être
que le rapport, s'il y en a un, est le suivant : si notre moine
espérait que la sagesse était une protection, un grigri ou une
panacée, par exemple un antalgique souverain contre les coups de
bâtons, il se racontait évidemment des histoires. La sagesse ne
peut rien contre les coups de bâtons. En revanche, quand il en
reçoit lui-même, si ce qu'il comprend, sous les coups de bâtons,
c'est que, lorsqu'il a très mal, ce qu'un sage peut faire de mieux
c'est de crier, et que le mieux, quand on a atrocement mal, est de
crier atrocement, s'il comprend qu'il s'agit de faire un avec ce
qu'on est, comme dit Prajnânpad, avec ce qu'on fait, de se battre
quand il le faut, de crier quand on a mal, etc., alors je saisis
pourquoi cela me faisait penser à l'identité, chez Nâgârjuna, du
nirvâna et du samsâra. La sagesse n'est pas un idéal de plus,
encore moins une religion. La sagesse, c'est cette vie-ci, telle
qu'elle est, mais vécue en vérité. Bien sûr, il n'y a pas de
vérité absolue, ou nous n'y avons pas accès : on n'est jamais
totalement dans le vrai, comme on est rarement totalement dans
l'erreur. La sagesse, disais-je en commençant, c'est le maximum de
bonheur dans le maximum de lucidité. C'est moins un absolu qu'un
processus. On se rapproche de la sagesse
à chaque fois qu'on est un peu plus lucide en étant un peu plus
heureux, à chaque fois qu'on est un peu plus heureux — ou un peu
moins malheureux — en étant un peu plus lucide. Ne faisons pas de
la sagesse une espérance, un idéal qui nous séparerait du réel.
Comprenons que la philosophie — c'est-à-dire la vie, puisque la
philosophie n'est que la vie essayant de se penser, le mieux qu'elle
peut — est un processus, un effort, comme dirait Spinoza, et
que lorsqu'on a atrocement mal, il est tout à fait sage de crier
atrocement, comme il est sage, quand on jouit, de jouir gaiement,
joyeusement. Tant que vous faites une différence entre la sagesse et
votre vie telle qu'elle est, vous êtes séparés de la sagesse par
l'espérance que vous en avez. Cessez d'y croire : c'est une façon
de vous en approcher.
André
Comte-Sponville, Le
bonheur, désespérément.
Le
bonheur, désespérément
"
Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais heureux ! " Cette
formule de Woody Allen dit peut-être l'essentiel : que nous sommes
séparés du bonheur par l'espérance même qui le poursuit. La
sagesse serait au contraire de vivre pour de bon, au lieu d'espérer
vivre. C'est où l'on rencontre les leçons d’Épicure, des
stoïciens, de Spinoza, ou, en Orient, du Bouddha. Nous n'aurons de
bonheur qu'à proportion du désespoir que nous serons capables de
traverser. La sagesse est cela même : le bonheur, désespérément.