dimanche, août 12, 2012

Le surhomme




Jacques Bergier, qui inspira le personnage de Mik Ezdanitoff (l'initié télépathe) dans le Tintin "Vol 747 pour Sydney", s'entretient avec Louis Pauwels à propos du surhomme :

Mon cher Jacques, racontez-moi votre surhomme. Comme le petit homme rond (« pas un gramme de muscle, rien que de la bonne graisse », dit-il, content de lui) venait d'achever ses quenelles et sa crème au chocolat arrosés de Ginger Ale, il posa, coudes au corps, ses mains bien à plat sur la table, les doigts à l'extérieur, comme une otarie au bord du bassin ou une taupe qui prend le frais, et commença son discours d'une voix mécanique, avec un fort accent de nulle part.

Le premier trait du surhomme, dit Bergier, sera d'avoir pour système nerveux une citadelle imprenable. Maintenant que beaucoup de maladies infectieuses sont vaincues, beaucoup d'entre nous meurent de stress. Le stress est notre détresse. Ceux qui, par hasard, et sans doute par hérédité, supportent les plus lourdes responsabilités arrivent à nous diriger. Ce ne sont pas forcément les meilleurs. Le surhomme possédera une organisation nerveuse qui lui évitera toute angoisse, toute colère, toute usure par les conflits avec soi-même et les autres.

Les stoïciens, déjà...

L'intelligence du surhomme

Non, dit Bergier. Ils faisaient seulement de la littérature. Le surhomme ne perdra pas son temps à écrire des traités de morale.

Je continue. Le deuxième trait du surhomme sera d'utiliser non pas comme nous le dixième de son cerveau, mais les trois quarts ou les neuf dixièmes. En conséquence, il sera infiniment plus heureux que nous. On a écrit beaucoup de sottises sur le bonheur. C'est l'intelligence qui fait le bonheur. Le plein usage de l'intelligence et le contact avec d'autres intelligences procurent les joies les meilleures et les plus stables. Le troisième trait sera la volonté. Une volonté suffisante pour se conduire intelligemment quelles que soient les circonstances. Notre existence est gouvernée par la bêtise : la nôtre et celle des autres. Ce que pourront être la vie privée et la vie sociale d'êtres doués d'une volonté fixe pour écarter l'idiotie, cela dépasse mon imagination.

Il y a un troisième trait bis : la volonté sur le corps. La volonté est un énorme mystère, et le surhomme aura ce qui nous manque : la volonté de la volonté. Je ne lui vois pas de passions, sauf celle-là, qui est suprême.

Savez-vous ce que peut la volonté sur le corps ? Devant témoins, des hommes ont marché sur des galets chauffés à plus de mille degrés, pieds nus. J'ai été abandonné nu, debout, les bras en croix, dans une cour de Mauthausen, par moins vingt-cinq, et je m'en suis tiré en faisant des mathématiques mentales. J'ai, moi aussi, des témoins ; les cinq sur cent qui ont survécu. Connaissez-vous Stapp ? C'est un colonel de l'aviation américaine, qui faisait des expériences sur la résistance du corps aux accélérations. Il montait dans un traîneau propulsé par fusée sur des rails au-dessus d'un canal. Brusquement, les volets mobiles du traîneau s'abattaient, comme des rames dans l'eau, et le freinaient. On avait d'abord utilisé de grands singes : ils mouraient quand l'accélération atteignait huit fois la pesanteur terrestre. C'est-à-dire quand ils pesaient une tonne au lieu de cent vingt-cinq kilos. Stapp s'est porté volontaire. Il a d'abord atteint la limite où les grands singes claquaient. Puis il a décidé d'aller au-delà, en s'imposant de ne pas mourir. Il a eu un œil arraché et la colonne vertébrale déformée, mais il est parvenu à vingt-deux fois l'accélération de la pesanteur. Quand on l'interrogeait, il répondait « C'est le pouvoir de la prière. » Il était pasteur méthodiste dans le civil.

Le surhomme sera-t-il pasteur méthodiste ?

Ce n'est pas ma conclusion, car le surhomme sera intelligent et heureux. Ma conclusion est que la chair, irriguée par une puissante volonté continuelle, n'est plus tout à fait de la chair humaine.

De même que la conscience, gouvernée par une intelligence constante, n'est plus tout à fait une conscience humaine. Mais nous n'avons pas d'exemples d'une intelligence fonctionnant en courant continu. — Peu d'exemples. « J'avance, monté sur les épaules de géants », disait Newton, alchimiste et physicien. Il y a des exemples, de Raymond Lulle à Wiener, de Swendenborg à Steiner, mais nous nous en détournons instinctivement. « Je ne veux pas le savoir » est un réflexe profond qui nous tient somnambules et nous évite le vertige sur la corde tendue.

Le surhomme et la maîtrise des probabilités

Je continue. Le surhomme aura développé des pouvoirs psychologiques qui n'existent chez nous qu'en latence. Ses rapports avec le temps seront différents. Nous avons tous un peu de prémonition. Il nous arrive d'entendre vaguement le ressac du futur. Mais personne ne sait ce qu'est le temps. Je crois qu'il y a le temps relatif, et une durée absolue derrière le temps. Notre esprit emprunte parfois la voie d'accès vers la durée absolue, par hasard, et en sort aussitôt. Nous ne savons pas produire le phénomène à volonté. Le surhomme saura. Il aura la maîtrise du temps. Et donc aussi la maîtrise des probabilités, car temps et probabilités sont liés. Ceux d'entre nous qui peuvent apercevoir l'avenir ne distinguent sans doute pas un avenir fatal, mais des avenirs probables. La maîtrise du temps, c'est pouvoir choisir entre les probabilités, parce qu'on les contrôle. Le Suédois Forwald estime avoir démontré que certains sujets influencent la chute des dés. Ils contrôlent la probabilité. Ils obligent les dés à présenter plus souvent une face qu'une autre. Les expériences de Forwald sont très discutées, mais elles éclairent ce que je veux dire par « commande des probabilités ». Le pouvoir sur la nature et sur autrui d'êtres qui posséderaient la commande des probabilités est difficile à concevoir. Imaginez cela appliqué à la chimie, à la biochimie, à la physique nucléaire. A notre échelle, nous verrions d'abord que ces êtres ont toujours de la chance, et qu'ils portent chance.

Qu'est-ce que la chance ? Je vais vous dire un secret sur moi, qui m'effraye parfois, qui gouverne toute ma confuse alchimie interne. Les champs de force de mon destin sont aimantés. J'en suis sûr. Je sens au fond de moi l'aimant bouger et fonctionner. Il ne m'est jamais arrivé que ce que j'ai souhaité. Ou, plutôt, je n'ai jamais souhaité, d'un souhait irrépressible, que ce qui allait m'arriver. Et je porte chance. Tous ceux qui s'agrègent à mon destin ont de la chance.

Celui qui a des oreilles pour entendre perçoit le chant lointain du surhomme qui vient. La vie lui est un enchantement : une chance, même dans les pires épreuves. Mais « la vie crache dans l'oreille des sourds ». Je vous offre ce proverbe de ma composition.

Prendrez-vous du café ?

Non, mais volontiers encore un peu de crème au chocolat. Le cher petit homme, qui aime les chats, lapa son écuelle avec des aspirations précipitées, renfonça dans le veston sa cravate qui lui tient lieu de serviette et se remit en position de phoque qui médite, variété nordique du Sphinx.

Un Supérieur Inconnu incognito

Il est entendu, reprit Bergier, que les seuls problèmes qui comptent sont ceux que l'on peut résoudre. Mais les questions sans réponse se posent tout de même. A mon avis, rien d'extérieur ne distingue le surhomme de nous-mêmes. Le surhomme n'est-il pas déjà parmi nous ? Ne passe-t-il pas sur les Champs-Elysées, en ce moment, sous la baie vitrée du restaurant ? Les traditions occultes parlent des Supérieurs Inconnus. La tradition juive, des Maîtres du Nom. La tradition alchimique, des mutants qui ont accompli le Grand Œuvre. Les preuves manquent. Mais elles doivent nécessairement manquer. Celui qui atteint l'échelon au-dessus de l'homme ne doit pas avoir la moindre envie de se faire repérer en tant que tel. Les exemples du Christ, ou d'Einstein, ne sont pas encourageants. L'un torturé, l'autre si écœuré qu'il disait « Si c'était à refaire, je serais plombier. » Je ne vois pas du tout le surhomme en génie public. Dans ces conditions, comment détecter un être qui se contente de vivre intensément, qui n'intervient pas dans notre vie quotidienne et qui n'a aucun besoin de nous ? Oui ne voit jamais le médecin, qui change facilement d'état civil et de profession, qui peut gagner sa vie en écrivant un livre à succès ou en faisant quelque invention dont les revenus sont garantis dix-sept ans par le brevet ? Il y a des disparitions mystérieuses et des gens très mystérieux.

Ce Rosenkrantz, qui, au XVIIe, bâtit un manoir dédié à la liberté, au bord d'un fjord norvégien, s'entoura de milliers de livres, et cultiva sous ses fenêtres un jardin de roses entre mer et neige ? Ce Français d'aujourd'hui, inapprochable, qui navigue depuis des années le long du Groenland et dans l'Arctique, sur un trois-mâts de rêve ?

Si mes journées avaient soixante-douze heures, j'aurais le temps de vous détailler mille autres cas. Mais, bref, quand l'humanité entière, par la science, aura fait un bond vers l'intelligence surhumaine, des historiens et des archéologues supérieurs détecteront leurs ancêtres surhommes dans le passé. Tel livre en apparence insignifiant ou incompréhensible, rejeté et oublié depuis longtemps, par exemple, leur révélera que l'auteur avait marché tout le long de la corde tendue sur l'abîme.

Le surhomme ? Une organisation moléculaire modifiée...

Je continue. L'homme peut être modifié, et il le sera. « Ce qui ne fut pas sera, et nul n'en est à l'abri », disait mon vieux Haldane. Cette modification a dû se produire spontanément plus d'une fois déjà au cours des milliers d'années de l'histoire humaine. Je cherche mes raisons d'espérer dans la tradition et dans la science. La modification s'est faite par hasard ou par succès exceptionnels de méthodes empiriques ou magiques. La vocation de la modernité est de hausser consciemment, volontairement l'espèce humaine vers la condition surhumaine. Si les problèmes de la civilisation scientifique sont trop compliqués pour nous, si l'esprit frotte, ce n'est pas que la civilisation se trompe, c'est qu'elle prépare l'esprit au-dessus de l'humain. Et on ne doit pas abdiquer. On ne doit pas non plus attendre, se contenter de l'espoir mystique, à gaga-yoga. On doit travailler. Le surhomme a besoin de nous pour venir en nous. « Je ne sais pas s'il faut compter sur Dieu, mais je sais que Dieu compte sur nous », disait votre père ouvrier, qui avait du génie...

Bon. Quelle idée me fais-je du surhomme ? Une idée décevante pour l'amateur de bandes dessinées. Une organisation moléculaire légèrement changée. Une utilisation meilleure du système hormonal et nerveux. C'est tout. Il suffit de quelques atomes d'hydrogène sur une molécule de stérol pour séparer les sexes, créer cette petite différence qui nous apporte tant de joies, tout l'art, et de grands chagrins. « La nature a séparé l'espèce en deux à peu de frais », dit Jean Rostand. A quoi fait écho la parole de l'écrivain américain Robert Heinlein : « L'abîme entre l'homme et le surhomme est étroit, mais très profond. » La nature, avec un coup de pouce de la science, peut nous surhumaniser à prix réduit. C'est ce qui me rend optimiste. Évidemment, le chrétien dira que si Dieu s'est arrêté à l'homme, c'est qu'il avait ses raisons et qu'il faut en rester là. Mais, depuis deux mille ans, le chrétien est antiscience, antipouvoir, antiavenir, antimonde. Le Dieu qu'il invoque ne doit pas être le bon, puisqu'il ne l'exauce jamais. Le vrai Dieu, à mon sens, a créé l'homme pour qu'il prenne le relais de la création. Je vais vous donner un tuyau : le vrai Dieu est Prométhée, et son fils est Faust. Voilà un dieu qui exauce, si j'en juge par les progrès des sciences et des techniques. Avez-vous encore un moment ?

Projet pour la fondation d'une Société d'exploitation de l'homme par l'homme

Je hochai la tête, affirmatif, touché comme toujours par ce gentilhomme qui vous glisse son or dans la poche en s'excusant de l'alourdir. Il tira un papier de soie de son portefeuille, nettoya ses lunettes et se remit en position. Les manchettes trop longues d'une chemise centenaire lui faisaient des mitaines. 

— Nous sommes constitués de matière, d'énergie et de temps. Les premières cellules, sorties de la soupe originelle, ont évolué pendant trois milliards d'années en accumulant de l'information. Les molécules qui gouvernent, à partir des chromosomes, l'évolution cellulaire sont prodigieusement intelligentes, beaucoup plus que l'homme le plus génial. Notre corps contient des laboratoires chimiques, et sans doute nucléaires, dont la technologie devance infiniment nos inventions. Notre cerveau surclasse les plus belles machines à l'imiter que nous puissions concevoir. L'exploitation de l'homme par l'homme est à peine commencée. Je propose la fondation d'une Société d'exploitation de l'homme par l'homme.

De quelques pouvoirs extraordinaires

Il existe des humains à la mémoire totale. Il y a des hommes capables de raisonner en un temps nul, ou presque. Gérard Cordonnier, mathématicien, découvre les solutions qui portent son nom, le temps de plonger un aviron dans l'eau et de l'en retirer : dix ans se sont écoulés dans ce geste. Galois, sachant qu'il va mourir le lendemain matin, fait avancer d'un siècle les mathématiques, entre neuf heures trente et l'aube. Des prisonniers politiques ont résisté au lavage de cerveau, brisé la volonté de leurs bourreaux, détourné ceux-ci de leur dégoûtant métier. La liste des pouvoirs surhumains est longue. Les nier est de la superstition. La télépathie et la clairvoyance sont des faits établis. J'évoquais Prométhée. J'ai travaillé la question des pyrotiques. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants qui allument des feux mentalement. Je crois que c'est ainsi, non en frottant des bouts de bois au hasard, que l'humanité a conquis le feu. La légende de mon dieu Prométhée vaudrait d'être fouillée. Des adolescents, par leur seule présence, provoquent des chutes de pierres. Des hommes influencent des réactions chimiques ou le fonctionnement de machines. Je définis le surhomme comme l'homme disposant de tous les pouvoirs qui parfois affleurent chez quelques-uns d'entre nous — comme les poissons des profondeurs qui viennent faire une galipette à la surface et replongent —, disposant de tous ces pouvoirs, les ayant soumis à sa volonté, les utilisant à plein rendement. Cet homme-là serait au-dessus du génie. Il aurait sur le génie l'avantage d'être équilibré, en parfaite santé, et conscient de soi. Et j'imagine qu'il faudra, pour décrire sa psychologie, emprunter au vocabulaire de l'extase mystique : il sera « éveillé ». Nous sommes toujours partiellement endormis. Notre conscience est intermittente. Elle donne une illusion de continuité par un effet de persistance, comme le cinéma donne l'illusion du mouvement. La conscience du surhomme, même si elle demeure discontinue, aura beaucoup plus d'images à la seconde. Cordonnier, Galois et bien d'autres montrent que le cerveau peut tourner cent ou mille fois plus vite, sans dommage.

La pensée qui fait des nœuds

Et comment pensera le surhomme ? Les calculateurs prodiges m'en donnent une vague idée. Il me semble qu'ils pensent au-delà du langage et des symboles. La structure de leur pensée leur permet des connexions quasi instantanées entre un grand nombre de sujets. C'est une pensée « nexialiste », comme l'a bien vu Van Vogt, une pensée qui fait des nœuds. Elle rassemble toutes les idées en un seul point. Une pensée qui a la solidité d'une corde et non d'une chaîne. Une chaîne n'est jamais plus forte que son chaînon le plus faible. Une corde est plus forte que chacun de ses brins. Quand on noue la corde sur elle-même, on obtient une hyper-solidité. Je continue. Il s'ensuit que la pensée du surhomme sera au-delà de la logique, de toutes les logiques. La plupart des logiques sont binaires : oui, non. D'où nous viennent les dualismes consternants : faux, vrai ; bien, mal ; Dieu, Diable. Nos machines à calculer sont binaires : le trou et le plein de la carte perforée. On a suggéré des logiques plus riches, à plusieurs valeurs. Cependant, la pensée intégralement éveillée surplombera toute logique parce qu'elle opérera de façon nexialiste. Elle aura changé de nature en changeant de vitesse. Notre esprit travaille dans un espace à une dimension, qui est le plus souvent celle du temps. Des esprits d'exception parviennent à penser en deux dimensions. Par exemple Poincaré, qui inventa les fonctions elliptiques, fonctions à deux périodes, inconcevables pour l'intelligence commune : supposez qu'a la fin de l'hiver on entre dans l'automne ou dans une autre saison. Mais la « sur-pensée » opérera dans un domaine sans dimension du tout. Un mathématicien dirait : topologique au lieu de métrique. On ne peut décrire cela ; le langage déclare forfait. Je vais tout de même essayer, avec une anecdote.

Des culottes courtes pour rétablir l'économie

C'est un film de René Clair, je crois : le Dernier milliardaire. Un cinglé devient dictateur d'un petit pays. Vous me direz : cela arrive tous les jours. Mais, attendez. La nation est plongée dans le désordre économique total. L'argent-papier n'est plus rien. Quand vous allez boire un verre, vous payez avec un poulet, et l'on vous rend la monnaie avec des œufs. Aucun économiste qualifié, aucun grand expert n'est parvenu à comprendre la crise. Vous me direz encore : c'est courant. Bien. Mais le dictateur dingue se concentre, et il prend un décret. Un seul. Désormais, tous les barbus porteront culotte courte. Et aussitôt, la crise se résorbe, la monnaie se regonfle, la prospérité revient. Maintenant, sortez de la rigolade, admettez que ce soit vrai ou que l'histoire contienne une leçon. Le fou, ou prétendu tel, a eu une illumination : un éclair de pensée nexialiste. Brusquement, il a vu dans leur totalité des rapports subtils, en séries innombrables, qui échappaient à toutes les intelligences ordinaires. Et l'ensemble noué de ces rapports lui a révélé ceci : quand les barbus auront des culottes courtes, des réactions en chaîne, en quantité infinie, vont s'enchevêtrer de telle sorte que l'économie sera rétablie.

Les mangeurs étaient partis. Le garçon enlevait les nappes. La dame du vestiaire, assise, à deux pas, la boîte à cigarettes sur les genoux, comptait ses sous. Elle jeta un regard stupéfait aux deux messieurs décorés qui exigeaient que les barbus montrassent leurs mollets. On vivait de drôles de temps politiques.

Votre fortune est faite, mon cher Jacques. Les gouvernements d'Ouest, dans la crise de l'énergie et l'inflation, sont sûrement acheteurs de pensée nexialiste.

Si j'avais voulu faire fortune, j'aurais fondé une religion. C'est ce qui exige le moins d'investissements. Très heureusement, Madame Vestiaire fut appelée au téléphone.

La science : un gros cake aux fruits confits

Je continue, dit Bergier. Deux aspects de la faculté surhumaine : une mémoire parfaite et la faculté d'associer non plus deux idées, mais une myriade, d'en faire une corde, et de faire des nœuds sur la corde. Une machine à calculer ne généralise pas. Si vous y glissez l'image d'un sous-marin, d'une pirogue, d'un trois-mâts, d'un porte-avion, d'un radeau et d'un hydroglisseur, elle n'est pas fichue d'en déduire qu'il s'agit de bateaux ; un enfant de quatre ans en serait capable. La faculté de généraliser distingue l'homme de la machine et le grand singe de l'homme. La faculté de sur-généraliser séparera de nous le surhomme. J'en tire une conséquence : le surhomme vivra plus vieux que nous parce que son temps psychologique sera plus riche. Celui qui ajoute de la vie intelligente aux années ajoute aussi des années à la vie. Et qu'est-ce qu'une vie intelligente ? Une vie avide de découvrir. Que fera le surhomme ? Il cherchera. Car, même pour des intelligences très supérieures, il y aura encore de l'inconnu. Encore et davantage. Je lis parfois que la recherche scientifique s'épuise, touche ses limites. Je n'en crois pas un mot. Savez-vous comment je me représente la réalité, c'est-à-dire l'objet de la science ? Comme un cake. Les fruits confits sont l'inconnu, et le reste le connu. Plus nous développons le réel, plus le cake grossit. Le connu augmente de volume, mais il y a aussi plus de fruits confits. Les points de contact avec l'inconnu sont plus nombreux. La super-intelligence poursuivra la quête, sauf peut-être dans certaines directions estimées trop dangereuses : interdit, angéliques empoisonnées ! Le surhumain continuera d'essayer de comprendre l'univers et de se dépasser lui-même, car sa conscience, même haussée, demeurera finie et insuffisante. Toujours plus de questions, toujours plus d'inconnu, toujours plus de soif ! Voilà la destinée de l'intelligence ! Une destinée divine, en vérité je vous le dis. Naturellement, les zozos qui militent pour la vie primitive trouveront que c'est une destinée effroyable. Mais ce sont des crétins irrécupérables. Laissons les morts enterrer les morts.

Ceux que vous dites crétins sont légion.

Un jour, à Londres, quelqu'un dit à de Gaulle : « Mon général, il faudrait éliminer tous les cons — Vaste programme », répondit de Gaulle. Maintenant, je veux parler de la vie émotionnelle.

Une vérité sur le bonheur

Ce serait difficile si ce n'était à vous. La plupart de nos contemporains sont inaptes à comprendre le bonheur et la réussite, et à y voir la gloire de l'homme. Ils ont même perdu l'usage du mot « gloire ». L'air du temps les en empêche. Le roman, le cinéma, le théâtre, la chanson sont des hymnes gargouillants au désastre, à la confusion, à la nausée, à l'échec. Comment pourraient-ils imaginer les émotions d'une vie énergique et heureuse ? Calomnier la volonté, l'énergie, le bonheur est la vocation de notre culture littéraire. C'est la tradition chrétienne qui refait surface en se trompant de monde, comme l'Indien d'Hellzapoppin se trompait de film. Pourtant, celui qui a fait l'expérience du bonheur sait qu'il ne s'agit pas d'un état bête, injuste et terne, mais d'un soulèvement de tout l'être, et quasiment d'une extase. Seulement, savez-vous la plus profonde détresse de l'homme ? C'est de ne pas pouvoir prendre son bonheur en patience. Notre système nerveux, ou hormonal, est trop mal organisé pour supporter un bonheur de longue durée. J'attends le biologiste qui inventera la pilule contre l'intolérance au bonheur. Le surhomme sera en route.

Du plein fonctionnement du cerveau

Donc, pour moi, il s'agit de mutations psychologiques provoquées par la biochimie. Les acides nucléiques du surhomme auront peut-être trois spirales au lieu de deux. Le génie, l'éveil mystique sont probablement liés à des modifications des spirales. Je crois que ces acides possèdent des propriétés magnétiques, et qu'il y a des phénomènes de champs de force, associés aux états supérieurs de conscience. On a enregistré des vibrations anormales dans le cerveau des yogis en concentration extrême. Mon ami le professeur Bastiani a été le premier à suggérer des études sur les variations électroniques relatives aux états mystiques. Un autre de mes amis a montré que l'action de la pensée peut changer la conductibilité électrique et le potentiel d'oxydo-réduction du sang. Ce ne sont que des cailloux sur le rivage. Mais la grande enquête commence. J'ai une hypothèse en réserve : la Terre est dans une zone de l'espace où règne un champ, soit naturel, soit artificiel, qui réduit l'activité cérébrale, qui empêche de fonctionner à plein la supermachine, le cerveau que nous a octroyé le Créateur. Ce champ peut être supprimé un jour. Beau sujet de science-fiction, en tout cas.

La condition surhumaine demeurera mortelle

Je continue. Les surhommes et les surfemmes ne connaîtront-ils ni malentendus ni angoisses ? Je ne le pense pas. Plus on s'élève vers le bien, plus le mal pèse lourd. J'imagine que les angoisses tourneront, comme toujours, autour de la naissance et de la mort. Car la condition surhumaine demeurera mortelle. La mort est sans doute, dans notre région de l'univers, aussi nécessaire que le soleil. D'autre part, l'intelligence supérieure voudra réduire le nombre d'habitants du globe. Mais, pour des êtres plus profonds et subtils que nous, cette obligation sera peut-être très douloureuse. Et puis, supposez ceci : que la mutation ne soit pas transmissible, qu'il faille la renouveler par traitement à chaque génération. Par exemple, au moment de l'adolescence. J'imagine une tragédie. Le traitement ne prend pas sur tout le monde. Certains êtres ne peuvent pas accéder à la condition surhumaine. Ils restent des humains ordinaires dans un monde mille fois plus intéressant, mais incompréhensible pour eux. Comme l'homme de Neanderthal qui était un laissé-pour-compte de l'évolution et qui a dû mourir d'un complexe d'infériorité. Vous souvenez-vous du film de Dominique Gaisseau, Le ciel et la boue, sur une tribu amazonienne ? Nous l'avons vu ensemble, voici des années. Il y a une séquence bouleversante. Parmi les primitifs accroupis sous la pluie, complètement étrangers, les cinéastes apprennent par leur radio portative que la fusée Lunik II vient d'atteindre la Lune...

J'imagine aussi des conflits pour le pouvoir, d'une intensité colossale, des affrontements de volontés de puissance, des guerres abstraites entre des individus ou des petits groupes, tout à fait homériques. Konrad Lorenz, dans son étude fondamentale sur l'agressivité, dit que tout l'animal est dans l'homme. De même, l'homme tout entier sera dans le surhomme, avec ses pulsions agressives et son goût foncier de puissance sur autrui. Un monde où des dizaines de milliers de génies napoléoniens seraient en compétition ! Abraham Merritt, dans Sept empreintes de Satan, en donne une idée. Bon. Je continue. Est-ce que la société surhumaine sera libre ? Je crois à un mixte de libertés aujourd'hui inconcevables et de contraintes du même métal. Ainsi, je parie que la conception et la propagation d'idéologies seront rigoureusement interdites. Tous les grands massacres de l'histoire, chrétiens contre musulmans, catholiques contre protestants, nazis contre démocrates et communistes, ont en partie pour origine — et en totalité pour justification — un désaccord sur les idées générales. La guerre contre la Chine, demain, sera de même nature. L'étripade, avec les moyens de la science future, étant inconcevable, on supprimera la tentation en punissant de mort la fabrication et la mise en circulation des idées générales. Dans ce domaine, l'hyper-intelligence, c'est ce qui fait que l'on s'abstient. Flaubert l'avait deviné, quand il écrivait dans Bouvard et Pécuchet : « La bêtise consiste à vouloir conclure. » Mon surhomme sera trop intelligent pour n'avoir pas toutes les opinions à la fois. Plus une : un solide mépris des opinions.

Divers croquis de Jacques Bergier

Maintenant, si vous me demandez : le surhomme est-il sauvé par Jésus-Christ, ou un nouveau rédempteur doit-il descendre du ciel pour lui ? Je ne réponds pas. Dans l'imaginaire, je peux tout faire, sauf deux choses. De l'anticipation pessimiste, ou « science-affliction », et de la prospective métaphysique, ou « théologie-fiction ». Vous vous rappelez ? Des lecteurs béants s'étonnaient de ne pas trouver Dieu dans le Matin des magiciens. Il ne sera pas non plus dans notre prochain livre. Il n'est dans aucun livre. Pas même dans les livres sacrés. Dieu n'a pas de résidence secondaire. Il habite la prière, et c'est tout. Je préférerais vous parler des activités artistiques du surhomme et...

Et, de guerre lasse, le garçon vint enlever notre nappe.

Il faut s'en aller, dis-je.

Sapotache ! Sapotache ! articula Bergier, mimant la raide fureur teutonne, et il se leva. Certaines nuits de l'Occupation, il devait, à quatre pattes dans un fourré, les lunettes au bout du nez, prononcer : « Sapotache ! Sapotache ! » en regardant sauter le train dynamité par ses soins.

Là-dessus, la dame du vestiaire aida (difficilement) le scribe des miracles, l'amateur d'insolite, à enfiler les manches du pardessus le plus décoré de Paris, si l'on compte les taches. Et le cher petit homme s'engagea dans l'escalier tournant métallique, avec des hésitations de bébé. Qui est-ce ? demanda, haut, Madame Vestiaire.

Je suis une légende, répondit Bergier, toujours prêt à informer.

Il descendait le colimaçon, les mains accrochées aux rampes, le regard sur ses pieds tâtonnants, et il poursuivait, d'une voix de robot, moi derrière lui :

Bien entendu, je ne suis pas en mesure de vous dire comment on concevra le but de la vie, dans la condition surhumaine. Mais peut-être ne posera-t-on pas la question du but de la vie. Je suppose que si l'on est surintelligent, on s'aperçoit que le but de la vie, c'est la vie.

Nous franchîmes la terrasse du « Quick-Elysées ». La pluie avait cessé. Les machinos célestes avaient relevé le rideau gris et le soleil bissait son grand air. La foule des Champs-Elysées, la plus lente de Paris par beau temps, baguenaudait de nouveau. Les bourgeoises lèche-vitrines, les oisives ondulantes, les jolies déguisées, les dragueurs mûrs, les hippies nordiques, les Texans, les Hindoues, les boubous, des orangs-outangs ficelés dans des jeans, promenant sur le déambulatoire leurs testicules comme saint sacrement, des petits élégants fringués voyous, et des voyous genre chic, des ministres noirs, des veuves américaines, avec des meringues factices sur leur perruque, les beaux visages de la lie du Moyen-Orient, qui respirent si franchement la combine, des employés, des cinéastes, des mannequins, des péquenots, et un quinquagénaire en short, torse et pieds nus, qui devait chercher la plage, croyant que l'Obélisque est un phare. Cet égout de Rome mourante, ou ce flot de vie balisé par un arc de triomphe ?

Maman, qu'est-ce que c'est qu'un Quick ?

Une sorte de Snak. Regarde devant toi quand tu marches !

La pensée nexialiste n'est pas pour demain, dis-je. Bergier considérait la foule et l'embellit à sa façon tête baissée, dardant des antennes invisibles sur son crâne.

Ce n'est pas pour me vanter, dit-il, mais le temps se remet au beau.

Il me dit au revoir comme font les enfants, l'avant-bras relevé le long du corps, remuant les doigts joints, et il s'en va dans le flot à petits pas plats, tout seul sous son gros manteau, déhanché par une serviette gonflée de livres, de revues, de journaux — juste sa ration pour la soirée.



L. Pauwels
Question de, numéro 6,
1er trimestre 1975

***

Jacques Bergier, souvenirs du futur




Le Saint-Empire Euro-Germanique

"Sous Ursula von der Leyen, l'UE est en train de passer d'une démocratie à une tyrannie."  Cristian Terhes, député europée...