Centrisme
révolutionnaire
Peut-on
encore changer le monde ?
De toute
façon y renoncer ne l'empêcherait pas de changer, mais reviendrait
à laisser à d'autres, en particulier aux forces de régression, le
soin de déterminer la nature de ce changement.
Le monde
change et changera, malgré nos démissions, mais dans le sens désiré
par ceux qui y investiront, eux, le plus de volonté, de fanatisme ou
de rage. […]
Tandis
que même d'ex-révolutionnaires reculent devant toute remise en
cause de l'ordre existant, les contre-révolutionnaires, eux,
n'hésitent pas à organiser partout un retour à l'ordre ancien.
Changer
le monde signifie, d'abord, en redéfinir le principe de centralité.
C'est ce que fit Galilée en ce qui concerne le système solaire. Et
cela changea, effectivement, le monde.
Au
centre, quoi ? Selon que, dans le passé, on répondit le totem, la
horde, la tribu, les dieux ou dieu, le pape ou les pasteurs, Rome ou
Byzance, le roi ou le parlement, l'aristocratie ou la bourgeoisie, on
participa de cette restructuration du monde que l'on appelle une «
révolution ».
Substituer
le profit industriel à la rente foncière en tant que principe
économique central, remplacer le papier par l'écran au centre du
système de production culturelle, décentraliser le masculin au
bénéfice du féminin en matière sociétale, constituèrent, en ce
sens, autant d'authentiques révolutions.
Au
centre, quoi ? Certains y placèrent l’État Léviathan, d'abord
réparateur et égalisateur, mais vite devenu totalitaire par
négation collectiviste de tout domaine privé. Des révolutions en
chaîne, de Moscou à Prague, en passant par Varsovie et Bucarest,
permirent de renverser, puis de changer ce monde-là.
D'autres
voudraient, à la place de l’État, « centraliser » le profit,
c'est-à-dire la recherche systématique et généralisée d'une
appropriation et d'une concentration privée des richesses
collectives. De Rio à Calcutta, de Johannesburg au Caire, de
Stockholm à Marseille, on rêve de changer ce monde-là.
Pour le
reconstruire autour de quel centre ? C'est ici que l'acceptation
passive du cours des choses devient criminelle. Car, à notre
soumission, répond alors l'activisme militant de ceux qui répondent
: à la place du profit-centre, à la place de l'État-centre,
réinstallons Dieu, la race, la tribu, la terre !
Et, dans
ce concert de colères, de vindictes et d'imprécations exacerbées,
on n'entend même plus la voix de ceux qui, là où l'État Moloch
matraque son pouvoir, là où le profit impérial canonne ses «
avoirs », veulent installer l'être, le sujet libre, la personne,
c'est-à-dire l'homme démiurge qui, dans le passé, sut non
seulement évangéliser les égoïsmes et dompter l'État, mais aussi
transcender la tribu et mettre Jupiter à genoux.
En ce
sens, c'est être véritablement « centriste » que de poser la
question de la centralité — tout en récusant à la fois le
terrorisme des bureaucraties centrales et la dictature du capital
accumulé —, que refuser un monde de renards muselés et de
poulaillers grillagés, mais aussi celui du renard libre dans le
poulailler libre, que n'accepter ni que l'on étatise jusqu'à nos
neurones ni que l'on privatise jusqu'à nos gènes.
Puisqu'une
révolution pour renverser l'État mis à la place de l'individu fut
jugée légitime, le serait tout autant une révolution destinée à
bousculer le système de l'argent mis au cœur de tout et devenu âme
de tout.
La
question n'est finalement pas : « peut-on encore changer ce monde-là
? », car les malheurs qu'il génère ne sont contrebalancés que par
la désespérance qu'il encourage ou les fureurs qu'il suscite ; mais
: « qui le changera ? Et dans quelle perspective ? »
Dit
autrement : renoncer aux révolutions pour le meilleur, c'est laisser
le champ libre aux révolutions pour le pire : « centrisme
révolutionnaire » ou radicalité contre-révolutionnaire : tel
est le choix en quelque sorte.
Hier, ce
fut au nom de cinq aspirations fondatrices que l'on parvint à
changer le monde : l'aspiration humaniste, l'aspiration démocratique,
l'aspiration nationale, l'aspiration sociale, l'aspiration libérale.
Il
s'agit, aujourd'hui, de repenser et de refonder ces cinq
dynamiques-là :
— l'aspiration
humaniste face aux nouveaux obscurantismes cléricaux ;
— l'aspiration
démocratique afin d'arracher aux nouvelles nomenklaturas, y compris
celles de l'argent, ce que l'on restituera aux citoyens ;
— l'aspiration
sociale qui doit être opposée à la contre-réforme régressive
générée par un néo-capitalisme anthropophage ;
— l'aspiration
nationale — fût-elle européenne — face au nouvel impérialisme
hégémonique ;
— l'aspiration
libérale, enfin, qui, en rupture avec ce néocommunisme privatisé
qu'instaure peu à peu un ultracapitalisme planétaire de monopole,
permettra de restaurer la diversité, la pluralité, la concurrence,
le libre accès au marché, et le véritable esprit d'entreprise.
Oui, on
peut encore changer le monde. On le doit !
Jean-François
Kahn
Dessin :