samedi, août 11, 2012

Société & psychose maniaco-dépressive





La caractéristique même de notre humanité est que nous ne sommes pas seulement des mammifères fonctionnels, animaux dotés de besoins de conservation et de reproduction auxquels on aurait rajouté une couche de rationalité. L'élément même qui fait notre humanité, la conscience de la mort, change y compris dans notre rapport aux besoins. Certes, nous restons des mammifères et en tant que tels si nous arrêtons de respirer, de nous nourrir, de boire, de nous vêtir, etc., nous nous mettons en danger. Mais alors que nous répondons à ce qui est stricto sensu de l'ordre des besoins vitaux, la conscience de la mort crée en nous une autre énergie, une énergie de vie, et plus seulement de survie, qui est l'autre nom du désir — ou son double, l'angoisse. Or, le terrain du désir est beaucoup plus difficile à traiter que celui des besoins. En effet, le besoin est autorégulé par la satisfaction — une fois que je n'ai plus faim, même si l'on m'emmène dans le plus grand restaurant de la ville, il y a un moment où je ne pourrai plus manger; le désir lui, comme il se situe sur l'axe du rapport vie/mort, est par nature illimité. Si ce désir est orienté uniquement sur l'avoir, on finit par croire que la façon de lutter contre la mort est d'acquérir plus de richesses monétaires, de pouvoir de domination sur autrui, de gloire, etc. Trouvant dans ces agissements trompeurs un moyen de compenser sa dépression intérieure, on entre en vérité dans un processus de toxicomanie au sens propre du terme.

Car il s'agit bel et bien d'une dépression, l'individu rejoignant alors le cas de figure qu'évoquait Alexander Lowen, à fond de cale. Percevant autrui comme une menace, un rival ou un compétiteur permanent, il vit non seulement dans la dépression et la solitude, mais également dans l'angoisse du non-sens puisque son modèle de développement, un capitalisme forcené, le force à un projet de vie d'une extraordinaire superficialité et pauvreté, dont le discours économique et médical dominant se caractérise par la sentence suivante: « La vie est un combat et la mort est un échec. » Il a conscience qu'il doit ainsi passer une quinzaine d'années à se préparer à être producteur compétitif, puis les vingt ans suivants à produire, à être finalement condamné à s'installer dans ce qui sera l'échec final de la mort, elle-même préparée par le naufrage de la vieillesse et anticipée par une retraite, au sens plutôt militaire du terme. Sacrée perspective, n'est-ce pas? Comment voulez-vous que les personnes et les collectivités auxquelles on propose un tel projet de vie et qui n'ont pas d'espace public pour en débattre ne soient pas dans une profonde dépression ? Si la nature des produits censés compenser cette torpeur se situe simplement dans l'ordre de l'avoir, on ne fait qu'entretenir le couple dépression/excitation, autrement appelé sur le plan personnel la psychose maniaco-dépressive... Celle-ci n'est pas seulement une pathologie individuelle, mais fonde le mal-développement de nos sociétés.

Il n'est pas surprenant que cette psychose maniaco-dépressive produise ses effets les plus impressionnants et les plus dangereux dans l'économie financière. Dans une salle de marchés, le phénomène excitation/dépression est majeur. Lors du krach de 1987, le Wall Street Journal titrait dans son éditorial: « Wall street ne connaît que deux sentiments, l'euphorie ou la panique. » Cette dépression ne doit pas être prise au sens économique du terme, mais psychique, spirituel, affectif, celle-là même qu'en 1930, Freud a décrite dans son Malaise dans la civilisation. C'est Thanatos par rapport à Éros, mais c'est aussi la dépression que Keynes appréhende dans ses Essais sur la monnaie et l'économie où, dessinant dans une vision absolument prophétique ses Perspectives économiques pour nos petits-enfants, il affirme que si nous n'avons pas une mutation culturelle qui soit à la hauteur de la mutation technique économique qui nous a faits rentrer dans le règne de l'abondance, nous allons vers une dépression nerveuse généralisée. Keynes prend l'exemple des catégories aisées et oisives qui, ne sachant plus répondre à cette question centrale, « que faisons-nous de notre vie ? », stagnent dans la dépression qu'ils neutralisent par de l'excitation à travers l'accaparement et la domination — modalités somme toute classiques chez les riches et les puissants. On retrouve ici la profonde justesse de la phrase de Gandhi, prononcée dans les années cinquante et toujours d'actualité: « Il y a assez de ressources sur cette planète pour répondre au besoin de tous, mais il n'y en a pas assez pour répondre au désir de possession de chacun. »

Traiter la question du mal-développement ne Consiste donc plus seulement à savoir comment des pays dits sous-développés ou en voie de développement rattraperaient le niveau de croissance des .pays supposés développés. C'est tout autant la question de l'aggravation du sous-développement de notre propre modèle, notamment affectif, éthique et spirituel qui doit être posée. Du terme spirituel, je n'entends guère de sens religieux, mais le fait que les individus sont, avant tout, des êtres de conscience et d'esprit. Leur élévation dépend d'ailleurs moins de la pratique savante ou non de leur foi (on sait d'ailleurs les terribles répercussions qu'elle peut avoir sur l'humanité) que d'un retour vers la tolérance et le respect de l'autre. Si l'on ne crée pas des conditions pour que le débat pluraliste sur le sens que nous donnons à nos vies soit alimenté, nous sommes nécessairement voués à une formidable insatisfaction où seront accumulés le sous-développement affectif — la peur de la solitude — et le sous-développement éthique et spirituel — la peur même que nos existences soient un pur non-sens.

Patrick Viveret

Illustration :

Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...