Représentation
unique au Gymnase. Le 30 octobre 1980, Coluche donne une «
matinée » exceptionnelle, pour un parterre choisi. Il vient de
s'asseoir derrière un guéridon posé sur le devant de la scène. Il
porte sa salopette, mais pas le nez rouge. Il a ajouté à sa tenue
une chemise à carreaux jaunes et noirs, un foulard et des mocassins
jaunes. Coluche est en civil.
Il ne
propose pas non plus son spectacle habituel. Ce qu'il a à dire aux
journalistes, aux équipes de télévision qui occupent les premiers
rangs, tient en peu de mots. Il est officiellement candidat à
l'élection présidentielle. Il vient « semer la merde ».
Précipiter sa « plaisanterie à caractère social » dans le débat
national. (...)
A partir
de la mi-octobre, la presse a publié les premières déclarations de
Coluche. Trop caricaturales encore pour être tout à fait crédibles.
« Les hommes politiques, c'est quatre mousquetaires des cinq doigts
de la main : un pour tous, tous pourris ! » Le 29 octobre, Cavanna a
fait paraître dans Charlie un entretien dans lequel le futur
candidat expose ses motivations. « Je me présente pour tous ceux,
affirme-t-il, qui subissent la politique, qui bossent toute leur vie,
sont exploités jusqu'à la moelle, et n'ont que le droit de regarder
de loin comment ça se passe (...). » Son programme ? « Faire un
bras d'honneur à tous, aux malfrats de la droite, aux rigolos de la
gauche. » Pour l'avoir trop attendue, il en veut d'ailleurs plus à
la gauche qu'à la droite. Cavanna s'inquiète qu'on puisse détecter
dans la croisade coluchienne des relents poujadistes. Coluche ignore
toujours le sens de ce mot, et apprend l'existence, à cette
occasion, de Pierre Poujade, parti en guerre, en 1956, contre l'impôt
et l’État, avec, précise Cavanna, « un paquet de petits
commerçants et de vieux fachos ». Leurs deux noms seront souvent
réunis, dans les semaines à venir. Celui du gosse de Montrouge et
celui du papetier de Saint-Céré.
« J'en
ai rien à foutre, répond Coluche, j'étais pas né. J'ai pas besoin
de Poujade pour savoir qu'en France, on ne demande qu'à bosser, mais
(...) qu'on en a marre de payer des impôts pour nourrir des flics
qui nous regardent comme si on était des étrons de chien et qui
nous tapent sur la gueule. » Suit un rêve étrange : « Un flic, ça
devrait être un pote qui te ramène à la maison quand il te trouve
bourré dans la rue. (...) On devrait se dire : chouette, voilà le
gars (...) qui va me dépanner, qui va me sourire et sécher mes
larmes. Un flic, ça devrait être la Providence. » Cavanna opine,
quand même dubitatif.
Coluche
réaffirme qu'il s'adresse aux abstentionnistes, aux non-inscrits,
aux mal-aimés du système électoral et social. Il devrait réaliser
un score supérieur à 2 %. Au second tour, il conseillera à ses
électeurs « d'aller tirer un coup ou d'aller à la pêche ». Il ne
se désistera pas. Pas même pour le candidat socialiste. Cavanna
s'inquiète encore : ne dit-on pas que cette candidature de la
dérision serait « un moyen de diversion, un pipe-voix manipulé en
sous-main » ? « Leurs magouilles, rien à foutre, tonne le
candidat. Mon seul objectif : leur fourrer le doigt dans le cul à
tous ! »
C'est
encore un peu court. En dernière page de son numéro, Charlie
publie l'appel solennel du candidat. Un « avis à la population »,
sur fond jaune, encadré de tricolore. « J'appelle les fainéants,
les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes,
les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les tau-lards,
les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les
Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens
communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne
comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à
s'inscrire dans leur mairie et à colporter la nouvelle. Tous
ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche ! » Un peu juste,
toujours. Plusieurs journaux ont donné l'information, mais cette
déclaration tonitruante et très libertaire fait, pour quelques
heures encore, figure de blague.
Juste
pour quelques heures, car le jeudi 30 octobre 1980, vers 15 heures,
Coluche provoque le brusque réveil de la campagne électorale. Il
est arrivé dans sa Buick 1956 — l'année du poujadisme — rouge
et blanc. Paul Lederman a réuni la presse, des journalistes
incongrus au théâtre : les spécialistes de la politique. Chez lui,
sur sa scène, l'artiste s'est assis derrière le guéridon qui
supporte quelques notes. « Je sais ce que vous voulez savoir: c'est
sérieux ou c'est pour rigoler ? Aura ou aura pas les cinq cents
signatures ? » Dès son entrée, Coluche fait rire la plus difficile
des salles. En coulisses, Paul se frotte les mains. Ça prend !
« Je
m'adresse à ceux qui ont voté à gauche pendant trente ans pour
rien (...) Je m'adresse aussi à ceux qui ont voté à droite pendant
trente ans pour rien non plus. Vous en connaissez, des promesses
tenues ? » Il se présente pour « rappeler qu'on existe aux
marchands d'espoir et de courants d'air ». Il invite à peu près
tous les exclus à le rejoindre. Il sera le candidat « des faiseurs
de patins à roulettes, des pédés, des nègres, des vieux qui ont
une retraite de merde, des chômeurs qui sont un million et demi, des
crasseux, des chevelus, des consommateurs de politique, ceux qui la
subissent et pour qui on ne fait rien ». Comme prévu, Coluche
brasse au plus large, à gauche, et à droite, loin derrière les
partis de gauche et ceux de droite. Effectivement néo-libertaire et
populiste, démagogue et généreux. Il renvoie, ce jour-là, tous
les camps dos à dos. (...)
La
plupart des commentateurs profitent du coup d'éclat de Coluche pour
critiquer l'usure des institutions elles-mêmes, la rigidité de ce
système présidentiel qui exclut de plus en plus de citoyens, les
condamnant à des « candidatures de fantaisie ». Ces dernières
sont déjà près d'une trentaine, dûment déclarées, dont celles
de Michel Debré et de Marie-France Garaud. Aucune n'a soulevé le
moindre intérêt. Le « coluchisme » naît, spontanément, parce
que, comme le notera L'Express, « Coluche doit avoir une tête de
symptôme ». Il a pointé son gros doigt sur la première tare de la
démocratie formelle : son cynisme mathématique. (...)
Comme il
est plus représentatif, plus percutant que l'ensemble des « petits
candidats » réunis, Coluche sert de pôle à une analyse sans
complaisance pour cette Ve République apparemment exsangue. Tous les
titres, quelle que soit leur tendance, y vont de leurs éditoriaux. «
L'exécutif règne sans partage, écrit Edmond Bergheaud dans Le
Figaro. Si bien que le citoyen moyen estime n'avoir d'autre moyen
de contester l'omnipotence du pouvoir que de rechercher d'autres
intermédiaires, quitte à tomber sur un Coluche. » Dominique Jamet,
dans Le Quotidien de Paris : «Malheur aux petits partis
en voie de constitution ou d'extinction ! Malheur aux pauvres !
Malheur aux individus ! Est désormais décrété marginal dans la
vie politique tout ce qui n'appartient pas aux grandes formations.
Tout a été délibérément, froidement, cyniquement organisé pour
assurer la perpétuation de la bande des quatre .» (...)
Les
experts en communication politique assurent désormais que Coluche,
malgré l'intervention du C.I.C. (le Centre d'Intervention Civique hostile à la candidature de Coluche), et les inévitables
pressions préfectorales, n'aura aucun mal à recueillir ses cinq
cents signatures. D'autant qu'il a été rejoint, dès le début du
mois de novembre, par une poignée d'intellectuels et que cela fait
aussi quelque bruit dans Landerneau. Maurice Najman a ramené, un
soir, rue Gazan, Félix Guattari, l'homme de l'antipsychiatrie,
l'auteur, avec Gilles Deleuze, de L'Anti-Œdipe. Le philosophe de
l'après-68, sympathisant des « autonomes » italiens jusqu'à
l'assassinat d'Aldo Moro, favorable à la dépénalisation du
haschisch, trouve immédiatement, à travers Coluche, l'exutoire de
ses dernières désillusions politiques. En adhérant spontanément à
un phénomène confus, que Coluche croit être encore une
plaisanterie, l'intellectuel ne peut s'empêcher de parer cette
campagne au nez rouge d'une dimension dialectique.
« Dans
ce que j'appelle la révolution moléculaire, explique-t-il, les
luttes de désir, comme on voudra, les gens ne se séparent pas
forcément en droite et gauche. Les chauffeurs de taxi, le bistrot
sont pour Coluche? Le degré zéro du politique n'est pas forcément
stupide. Il révèle quelque chose. Déjà, du temps de la gauche
prolétarienne, au début des années soixante-dix, les petits
commerçants et les révolutionnaires s'étaient retrouvés. Coluche
est un homme de média, un professionnel. A côté de lui, Marchais
et Mitterrand sont des amateurs. Ce mouvement un peu populiste, il
vaut mieux le voir à gauche qu'à droite. Autrement, c'est le
fascisme. Aider Coluche, c'est ce qu'on peut faire de moins con. »
Les copains de Coluche comprennent de ce raisonnement un peu hautain
que le psychanalyste se dévoue pour faire contrepoids à Gérard
Nicoud. Renvoyer le plateau de la balance à gauche. Ils sont plutôt
pour. Coluche n'a rien à y redire : il est, comme il le répète, «
une boîte vide », et la remplit à peu près qui le souhaite. Mais
sa première rencontre avec l'intellectuel laissera quelques
souvenirs amusés, rue Gazan. « Je pige pas tout ce que tu dis, a
répondu Coluche, mais je suis d'accord. Amène tes potes. »
Félix
Guattari amène ses potes. Gilles Deleuze, bien sûr, mais aussi le
sociologue Pierre Bourdieu, les universitaires Gérard Soulier et
Jean Chesneaux ; Maurice Nadeau, Jean-Pierre Faye. Un soir, Yves
Lemoine, membre du syndicat de la magistrature, vient dîner lui
aussi. « Je n'en reviens pas, lâche Coluche, un juge... qui
condamne. » Le juge se lance dans un beau discours : «
Coluche, comme d'autres, a vocation de représenter le pays. Tout le
problème avec sa candidature est de savoir si le pays réel
l'emportera ou non sur le pays légal tel qu'on le trouve notamment
dans la réglementation qui préside à l'élection du président de
la République .» Les copains, à table, se regardent. Coluche
devrait s'énerver, ou pousser son fameux « cri du cochon ». Or, le
candidat ne bronche pas. Il opine, gravement, de la tête. Pour
l'ironie, il sera toujours temps. Il a décidé de respecter tous
ceux qui viennent à lui. Mais les plissements de son front laissent
deviner un gros rire intérieur.
Il est
aussi flatté, au fond. Lui, l'exclu du certif, le théoricien de
l'anticulture, reçoit à sa table le Gotha de l'intelligentsia
parisienne. Il vient de s'offrir des conseillers bardés de diplômes,
des auteurs de livres qu'il ne lira jamais. Ces déçus des utopies
refont, rue Gazan, la révolution, pour se consoler de la défection
de Michel Rocard, de l'agonie du P.S.U., de leur jeunesse perdue. Il
faut fédérer les comités, assurent.ils, lancer un journal,
organiser un gala au Larzac. Pourquoi ne pas servir, clés en main, à
Coluche un groupuscule néo-gauchiste ? Celui-ci refrène leur fougue
d'adolescents retrouvée.
Philippe
Boggio, Coluche.
Ensuite, c'est l'histoire d'un mec qui tire sur tout ce qui dépasse, bouscule les tabous, ridiculise les bourgeois, les beaufs et les princes.
C'est, aussi, l'histoire d'un acteur qui nous fait pleurer avec Tchao Pantin. Bouleversant de vérité, il offre au personnage de Lambert sa propre fragilité, sa souffrance de la drogue et de l'alcool.
C'est, enfin, l'histoire d'un homme qui luttera sans relâche contre l'intolérance et la bêtise. Avec la plus efficace des armes : la dérision. Et parce qu'il n'oublie pas qu'il a connu la dèche, il se lance dans la plus généreuse des aventures : les Restos du Cœur...
Coluchienne de vie ! En juin 1986, un camion le réduit au silence. Mais dans nos cœurs, sa voix résonne encore...