Peut-il
exister une société vraiment juste ? Je ne sais, je me contente de
l'espérer. Ce que je sais, par contre, c'est que la nôtre a érigé
l'injustice en système. Comment peut-on oser parler de justice alors
qu'il existe des riches et des pauvres et que la loi, ainsi que les
tribunaux, s'efforcent de préserver les privilèges des premiers ?
Comment peut-on oser punir de prison les menus larcins alors que
notre système social et économique repose sur l'exploitation de
l'homme par l'homme ? De quel droit appelle-t-on délit le fait de
soustraire un objet, et honnête activité le fait de ne pas payer à
son prix normal le travail d'un ouvrier ? La sueur de l'homme et son
ennui devant la machine vaudraient-ils moins que ce qu'il produit ?
Que
l'on ne vienne pas me faire un mauvais procès en me disant qu'il y a
des riches honnêtes, qui ont amassé leur fortune peu à peu, à la
sueur de leur front. Personne, par son seul travail, ne peut devenir
vraiment et « honnêtement » riche. C'est en faisant trimer
les autres et en ne rétribuant pas leur travail au prix qu'il vaut,
ou en vendant des produits à un taux nettement supérieur à leur
valeur, que l'on peut faire fortune. Comment appeler cela autrement
que du vol ou de l'escroquerie ?
Oh,
bien sûr, il y a des degrés et c'est sur ces nuances que joue le
pouvoir en faisant croire à certains pauvres qu'ils sont riches et
qu'ils auraient beaucoup à perdre dans un bouleversement politique.
Ceux-ci s'accrochent alors à leur voiture, à leur maison de
campagne ou à leur petit bateau que personne ne songe sérieusement
à leur arracher.
La
plus grande habileté des possédants consiste en effet à faire
assurer leur protection par ceux qui sont en fait leurs victimes. (La
justice n'est-elle pas d'ailleurs rendue officiellement au nom du
peuple français, alors qu'elle s'exerce souvent contre lui ?)
Le
respect pour la loi et les tribunaux constitue le stade le plus
avancé de cette imposture. Dès le plus jeune âge, on apprend aux
citoyens que la loi est toujours juste et que les tribunaux sont tous
impartiaux. Or, il suffit d'un peu d'expérience et de réflexion
pour s'apercevoir que c'est là une monstrueuse hypocrisie. Pourquoi
une société fondamentalement injuste se doterait-elle
d'institutions visant à sa disparition ? Pourquoi les privilégiés
se suicideraient-ils collectivement ? La fameuse nuit du 4 août 1789
a montré qu'on ne renonce en fait qu'aux privilèges que l'on a déjà
perdus.
Alors
que faire ? Je pourrais, en tant qu'avocat, disserter longuement sur
les réformes souhaitables ; parler, puisque c'est la mode, de la
détention préventive, du secret de l'instruction ou de la
législation sur les chèques sans provision. Mais je sais que l'on
ne corrige ni ne répare une balance qui penche toujours du même
côté, parce qu'elle a été construite précisément pour pencher
de ce côté.
Mon
livre, Les dossiers noirs de la justice française, n'a pas
pour but de proposer les solutions qui permettraient d'arrondir les
angles et de perpétuer tant bien que mal, quelque temps encore, le
système. Il vise simplement à dénoncer ce système par des
exemples précis, à dire et à répéter : « Voyez lucidement
l'injustice là où elle se trouve, elle a le visage familier de
votre vie de tous les jours. » Et si je pouvais ainsi contribuer,
tant soit peu, à la montée de la légitime révolte de tous les
brimés, de tous les humiliés, de tous les opprimés, j'en serais
heureux.
Denis
Langlois, Les
dossiers noirs de la justice française.
Du
26 octobre au 4 novembre 2012, Denis Langlois participera au Salon du
livre francophone de Beyrouth qui fête son vingtième anniversaire.
Le
blog de Denis Langlois