IVe
siècle après Jésus-Christ. En Égypte, la
brillante philosophe Hypatie tente de préserver les connaissances
accumulées depuis des siècles.
Elle sera lapidée par des moines chrétiens sur l'ordre de saint
Cyrille, évêque d'Alexandrie .
Les
Égyptiens, qui avaient inventé la géométrie, se souciaient peu
des mathématiques. Pour eux, ce n'était qu'un outil afin de compter
l'écoulement des jours et de délimiter des parcelles de terrain.
Les Grecs eurent une attitude différente : les nombres et la
philosophie étaient inséparables, et ils prenaient les deux
terriblement au sérieux. On peut dire que les Grecs se livraient à
des débordements lorsqu'on parlait nombres...
Hippase
de Métaponte se tenait sur le pont du bateau, se préparant à la
mort. Autour de lui étaient rassemblés les membres d'un culte, une
fraternité secrète qu'il avait trahie. Hippase avait révélé un
secret qui pouvait être mortel pour la pensée grecque, un secret
qui tendait à faire écrouler toute la philosophie que la fraternité
avait échafaudée. Parce que Hippase avait révélé ce secret, le
grand Pythagore lui-même l'avait condamné à la mort par noyade.
Pour protéger sa philosophie des nombres, la secte allait tuer.
Pourtant, aussi grave que fût le secret révélé par Hippase, il
n'était rien par rapport au danger du zéro.
Le chef
du groupe était Pythagore, un personnage fondamental de l'Antiquité.
D'après la plupart des sources, il est né au VIe siècle avant J-C.
à Samos, une île grecque au large des côtes de Turquie, célèbre
pour son temple à Héra et pour son excellent vin. Même jugées à
l'aune des standards des superstitieux Grecs anciens, les croyances
de Pythagore étaient extravagantes. Il était fermement convaincu
d'être la réincarnation de l'âme d'Euphorbe, un héros troyen. Ce
qui encourageait Pythagore à penser que toutes les âmes — y
compris celle des animaux — passaient dans de nouveaux corps après
la mort. Pour cette raison, il était strictement végétarien. Les
haricots, toutefois, étaient tabous, car ils causent des flatulences
et ressemblent aux appareils génitaux.
Pythagore
était sans doute un penseur New Age de l'Antiquité, mais il était
aussi un narrateur exceptionnel, un chercheur renommé, et un
enseignant charismatique. On dit qu'il a rédigé la Constitution
destinée aux Grecs vivant en Italie. Les étudiants venaient vers
lui en grand nombre et il se retrouva rapidement à la tête d'une
flopée de disciples qui voulaient profiter de l'enseignement du
maître.
Les
Pythagoriciens vivaient conformément aux diktats de leur chef. Ils
croyaient, entre autres, qu'il était préférable de faire l'amour
aux femmes en hiver plutôt qu'en été ; que tout malaise était
causé par une indigestion ; qu'il fallait manger de la nourriture
crue, boire uniquement de l'eau et éviter de porter de la laine.
Mais, au cœur de leur philosophie, le point le plus important tenait
dans cette révélation : tout est nombre.
Les
Grecs avaient hérité leurs nombres des géomètres égyptiens. Avec
pour résultat que, dans les mathématiques grecques, il n'y avait
pas de distinction nette entre les figures et les nombres. Pour les
philosophes mathématiciens grecs, c'était à peu près la même
chose. Aujourd'hui encore nous avons des nombres carrés et des
nombres triangulaires, selon leur composition. A cette époque,
démontrer un théorème mathématique se réduisait à l'exécution
d'un élégant dessin ; les outils n'étaient pas la plume et le
papier - c'était la règle et le compas. Et pour Pythagore le lien
entre les figures et les nombres était profond et mystique. Chaque
forme de nombre avait un sens caché, et les plus belles étaient
sacrées.
Le
symbole mystique du culte pythagoricien était naturellement le
pentacle, une étoile à cinq branches. Cette simple figure ouvre sur
l'infini. Blotti à l'intérieur des lignes de l'étoile, on décèle
un pentacle. Si l'on relie par des traits les coins de ce pentacle,
se dessine une petite étoile inversée qui a exactement les mêmes
proportions que l'original. Cette étoile, à son tour, contient un
pentacle encore plus petit qui contient une étoile plus petite avec
son petit pentacle et ainsi de suite.
Aussi
intéressant que cela soit, pour les Pythagoriciens la propriété la
plus importante du pentacle ne résidait pas dans son
auto-reproduction, mais était cachée dans les côtés de l'étoile.
Ils contenaient ce qui était le symbole ultime de la conception
pythagoricienne de l'univers : le nombre d'or.
Le
nombre d'or vient d'une découverte de Pythagore peu connue. Dans les
écoles modernes, les enfants entendent citer Pythagore pour son
fameux théorème : le carré de l'hypoténuse d'un triangle
rectangle est égal à la somme des carrés des deux autres côtés.
Cela n'avait rien de nouveau. On le savait plus de mille ans avant
Pythagore. Dans la Grèce antique, Pythagore devait sa célébrité à
une autre découverte : la gamme musicale.
Un jour,
selon la légende, Pythagore jouait sur un monocorde, une boîte sur
laquelle était tendue une corde. En faisant coulisser de haut en bas
une pièce placée à cheval sur la corde, une espèce de capodastre,
Pythagore changeait les notes que l'instrument émettait. Il
découvrit vite que les cordes ont chacune un comportement
particulier, quoique prévisible. Quand vous pincez la corde sans
poser de capodastre, vous obtenez une note pure, appelée
fondamentale. Poser le capodastre sur le monocorde change les
notes que l'on joue. Quand vous placez le capodastre exactement au
milieu du monocorde, chaque moitié de la corde émet la même note :
une note exactement d'une octave supérieure à la note fondamentale.
En faisant glisser légèrement le capodastre pour obtenir d'un côté
trois cinquièmes de la corde et de l'autre deux cinquièmes,
Pythagore remarqua qu'en pinçant les deux segments, on obtenait deux
notes qui créaient une quinte juste, dont on dit qu'elle est le
rapport musical le plus évocateur et le plus puissant. Des
proportions différentes donnaient des tonalités différentes, qui
pouvaient être plaisantes ou désagréables. (Le discordant
tritone, par exemple, fut baptisé « le diable dans la musique »
et écarté par les musiciens médiévaux.) Étrangement, lorsque
Pythagore posait le capodastre à un endroit qui ne divisait pas la
corde en une fraction exacte, les notes pincées sonnaient mal. Le
son était alors dissonant et parfois pire. Souvent la note hoquetait
comme un ivrogne de haut en bas de la gamme.
Pour
Pythagore, jouer de la musique était un acte mathématique. Comme
les carrés et les triangles, les droites étaient des
figures-nombres, aussi diviser une corde en deux parties relevait de
la même idée qu'établir un rapport entre deux nombres. L'harmonie
du monocorde était l'harmonie des mathématiques — et l'harmonie
de l'univers. Pythagore en conclut que des règles gouvernent non
seulement la musique mais également tout ce qui est beau. Pour les
Pythagoriciens, les proportions et les ratios ordonnent la beauté
musicale, la beauté physique, et la beauté mathématique.
Comprendre la nature devient aussi facile que comprendre les
proportions en mathématiques.
Cette
philosophie — l'interchangeabilité de la musique, des
mathématiques et de la nature — conduisit au premier modèle
pythagoricien du système planétaire. Pythagore avança que la Terre
était au centre de l'univers, et que le Soleil, la Lune, les
planètes tournaient autour, dans des sphères successives. Les
proportions entre les sphères étaient harmonieuses et régulières
et lorsqu'elles bougeaient, elles émettaient de la musique. Les
planètes les plus à l'extérieur, Jupiter et Saturne, avaient le
déplacement le plus rapide et émettaient les notes les plus haut
perchées. Les planètes intérieures, comme la Lune, émettaient des
notes plus graves. Les planètes toutes ensemble créaient une «
harmonie des sphères » et les cieux étaient un merveilleux
orchestre mathématique. C'est ce que Pythagore sous-entendait
lorsqu'il proclamait : « Tout est nombre. »
Pour
comprendre la nature, les mathématiciens grecs pythagoriciens et
leurs successeurs consacrèrent beaucoup d'études aux proportions
qui en étaient les clés. Finalement ils les classèrent en dix
catégories, sous le nom de : la table d'harmonie. L'un de ses
résultats donnait le nombre le plus beau du monde : le nombre d'or.
Pour trouver ce nombre bienheureux, il faut diviser une droite d'une
certaine façon, de manière à ce que le rapport entre la petite
part et la grande part soit le même qu'entre la grande part et le
tout. Décrit ainsi, cela n'a rien d'extraordinaire, mais les figures
auxquelles s'appliquent ces proportions sont les plus belles.
Aujourd'hui encore, les artistes et les architectes savent
intuitivement que les objets dont la longueur et la largeur
respectent cette proportion sont les plus esthétiques, et que le
nombre d'or est à la base de quantité d'œuvres d'art et
d'architecture. Certains historiens et mathématiciens avancent que
le Parthénon d'Athènes fut construit entièrement sur cette base.
La nature elle-même semble dessiner ses plans avec le nombre d'or.
Comparez les proportions entre deux anneaux successifs d'un nautile,
ou celles des écailles d'un ananas allant dans le sens des aiguilles
d'une montre et celles allant dans le sens opposé, et vous venez que
ces proportions tendent vers le nombre d'or. [...]
Les
Pythagoriciens avaient tenté d'étouffer un concept dérangeant —
l'irrationnel. Cette notion apportait la première mise en cause des
conceptions pythagoriciennes, et la confrérie tenta de la garder
secrète. Lorsque le secret s'échappa, le culte tourna à la
violence.
Le
concept de l'irrationnel était dissimulé comme une bombe à
retardement dans les mathématiques grecques. En raison de la dualité
nombre-forme, compter revenait à peu près pour les Grecs à mesurer
un segment. Ainsi la proportion entre deux nombres n'était que la
comparaison entre deux segments de différentes longueurs. Toutefois,
pour effectuer n'importe quelle mesure, vous avez besoin d'un étalon
pour comparer la longueur des lignes. A titre d'exemple, prenez une
ligne longue d'un pied. Faites une marque, disons à cinq pouces et
demi d'une extrémité, divisant ainsi le pied en deux parts
inégales. Les Grecs représenteraient la fraction en divisant la
droite en petits espaces, d'un demi-pouce chacun. Un segment en
contient 11, l'autre 13. Le rapport entre les deux segments est donc
de 11 à 13.
Pour que
tout dans l'univers soit gouverné par des ratios, comme le
souhaitaient les Pythagoriciens, tout ce qui règle l'univers doit
pouvoir être ramené à une proportion exacte et agréable. Cela
doit être, littéralement, rationnel. [...]
Le
carré, l'une des figures les plus simples de la géométrie, était
dûment révéré par les Pythagoriciens. (Il avait quatre côtés,
un pour chaque élément : le symbole de la perfection des nombres.)
Mais l'irrationnel est niché dans la simplicité du carré. Si vous
tracez la diagonale - une droite joignant un angle à l'angle opposé
- l'irrationnel apparaît. Pour un exemple concret, prenez un carré
d'un pied de côté. Tracez la diagonale. Un peuple obsédé de
proportion comme les Grecs ne pouvait manquer de s'interroger : quel
est le rapport entre les deux droites ?
La
première chose à faire est, à nouveau, de créer un instrument de
mesure banal, peut-être une minuscule règle d'un demi-pouce de
long. La deuxième est d'utiliser cette règle pour diviser chaque
droite en segments d'égale grandeur. Avec cette mesure d'un
demi-pouce, nous pouvons diviser le côté long d'un pied en 24
segments. Que se passe-t-il lorsque nous mesurons la diagonale ? Avec
la même règle, nous trouvons que la diagonale fait.., allons,
presque 34 segments, mais ce n'est pas absolument exact. Le
trente-quatrième segment est un tout petit peu trop court ; la règle
d'un demi-pouce déborde légèrement de l'angle du carré. Faisons
mieux. Divisons la droite en segments encore plus courts, en
utilisant une règle de 1/6e de pouce de long. Le côté du carré
est découpé en 72 segments, alors que la diagonale se révèle être
de plus de 101, mais moins de 102 segments. De nouveau, la mesure ne
donne pas un résultat exact. Que se passe-t-il lorsque nous essayons
avec des segments vraiment plus petits, en mesurant en éléments
d'un millionième de pouce ? Le côté du carré fait 12 millions
d'éléments, et la diagonale atteint un nombre inférieur à 16 970
563. De nouveau notre règle ne réussit pas à mesurer exactement
les deux droites. Et quelque règle que nous prenions, notre mesure
ne tombera pas juste.
En fait,
aussi minuscule que soit la base de mesure, aucune ne permettra de
mesurer parfaitement le côté et la diagonale. La diagonale est
incommensurable avec le côté. Donc, avec un étalon banal, il est
impossible d'exprimer un rapport entre les deux droites. Ceci
signifie que nous ne pouvons choisir des nombres a et b
tels que la diagonale s'exprime comme « a/b ». La diagonale de ce
carré est irrationnelle - et aujourd'hui nous savons que ce
nombre est la racine carrée de deux.
Voilà
bien des soucis pour la doctrine pythagoricienne ! Comment la nature
pouvait-elle être gouvernée par des rapports et des proportions si
quelque chose d'aussi simple qu'un carré mettait à mal ce système
? L'idée était difficile à admettre, mais elle était
incontournable — une conséquence des lois mathématiques que les
Pythagoriciens appréciaient tant. L'une des premières preuves
mathématiques de l'histoire permit d'établir l'incommensurabilité
et l'irrationalité de la diagonale du carré.
L'irrationalité
éveillait des dangers pour Pythagore, car elle sapait la base de son
univers. Pour ajouter l'insulte à la blessure, les Pythagoriciens
découvrirent bientôt que le nombre d'or, l'ultime symbole de la
beauté et de la rationalité, était un nombre irrationnel. Pour
empêcher ces horribles nombres de miner la doctrine, ils furent
tenus secrets. Tous les membres de la communauté pythagoricienne
avaient déjà l'habitude de tenir leur langue - personne n'avait
même le droit de prendre des notes - et l'incommensurabilité de la
racine carrée de deux devint le secret le mieux gardé, le mieux
enfoui, des Pythagoriciens.
Toutefois,
les nombres irrationnels, contrairement au zéro, ne pouvaient pas
être facilement ignorés par les Grecs. Les irrationnels se
présentaient et se représentaient dans toutes sortes de
constructions géométriques. Il était difficile de tenir
l'irrationnel secret face à une population obsédée de géométrie
et de fractions. Quelqu'un allait un jour dévoiler le secret. Ce fut
Hippase de Métaponte, mathématicien pythagoricien. Le secret des
irrationnels lui porta malheur.
Les
récits rapportant la trahison et le destin d'Hippase sont flous et
contradictoires. Aujourd'hui encore, les mathématiciens évoquent le
sort de l'homme infortuné qui révéla au monde le secret de
l'irrationnel. Certains prétendent que les Pythagoriciens le
jetèrent par-dessus bord et le noyèrent, comme juste punition pour
avoir miné une magnifique théorie. Des sources anciennes racontent
sa mort en mer, et d'autres que la fraternité pythagoricienne le
bannit et lui construisit un sépulcre afin de l'exclure du monde des
humains. Mais quel que fût le destin réel d'Hippase, il fut
certainement maudit par ses frères. Le secret qu'il révéla ébranla
les fondations de la doctrine de Pythagore, mais en traitant
l'irrationnel comme une anomalie, les Pythagoriciens pouvaient
empêcher les nombres irrationnels de mettre à bas tout leur
édifice. Pourtant, les Grecs finirent à regret par admettre les
irrationnels au royaume des nombres. Ce ne sont pas toutefois les
irrationnels qui tuèrent Pythagore, mais les haricots.
Les
légendes qui courent sur la fin de Pythagore sont aussi brumeuses
que celles sur le meurtre d'Hippase. Elles sont cependant unanimes à
attribuer au maître une fin étrange. Certaines versions prétendent
que Pythagore se laissa mourir de faim, mais les plus répandues
établissent que ce sont des haricots qui lui furent fatals. Un jour
sa maison fut incendiée par ses ennemis (furieux de n'avoir pas été
jugés dignes d'être reçus par le maître), et tous les disciples
présents dans la maison tentèrent de s'échapper et s'enfuirent de
tous côtés. Les attaquants tuaient Pythagoricien après
Pythagoricien. Il ne restait plus rien de la communauté. Pythagore
lui-même se sauva et il aurait peut-être réussi sa fuite s'il ne
s'était soudain trouvé en plein dans un champ de haricots. Il
s'arrêta et déclara qu'il préférait être tué plutôt que de
traverser le champ de haricots. Ses poursuivants le prirent au mot et
lui tranchèrent la gorge.
Même si
la communauté s'était éparpillée et si son chef était mort,
l'essentiel des enseignements de Pythagore survivait. Cela formerait
bientôt la base de la philosophie la plus influente sur l'histoire
occidentale — la doctrine aristotélicienne qui perdurerait pendant
deux millénaires.
Charles
Seife, Zéro, la biographie d'une idée dangereuse.
Inventé
par les Babyloniens, rejeté par les Grecs, encensé par les Hindous,
le zéro est au cœur des polémiques, des luttes, des spéculations
des mathématiciens, des physiciens et des théologiens de toutes les
époques. Le zéro est puissant parce qu'il triomphe des autres
chiffres, rend folles les divisions et est le frère jumeau de
l'infini. Les plus vertigineuses questions de la science et de la
religion se posent autour du rien et de l'éternité, du vide et de
l'infinité. Des débats passionnés et souvent violents autour du
zéro ébranlèrent les fondations de la philosophie, de la science,
de la religion.
De Pythagore à Aristote, qui renièrent son existence, des chrétiens qui le craignirent jusqu'aux musulmans qui le réintroduisirent en Occident, Charles Seife raconte avec clarté l'histoire extraordinairement mouvementée de ce chiffre, de ce concept qui est aujourd'hui une des clefs de la physique quantique, de la compréhension des trous noirs et de la naissance de l'Univers.