TOUS
les jours pareils.
J'arrive
au boulot (même pas le travail, le boulot) et ça me tombe dessus,
comme une vague de désespoir, comme un suicide, comme une petite
mort, comme la brûlure de la balle sur la tempe.
Un
travail trop connu, une salle de contrôle écrasée sous les néons
— et des collègues que, certains jours, on n'a pas envie de
retrouver.
Même
pas le courage de chercher un autre emploi. Trop tard. J'ai tenté
jadis, j'aurais pu faire infirmier à l'HP, prof de lycée technique,
et puis non, manque de courage pour changer de vie. Ce travail ne m'a
jamais satisfait, pourtant je ne me vois plus apprendre à faire
autre chose, d'autres gestes. On fait avec, mais on ne s'habitue pas.
Je dis « on » et pas « je » parce que je ne suis pas seul à
avoir cet état d'esprit: on en est tous là.
On
en arrive à souhaiter que la boîte ferme. Oui, quelle délocalise,
qu'elle restructure, qu'elle augmente sa productivité, qu'elle
baisse ses coûts fixes. Arrêter, quoi. Qu'il n'y ait plus ce
travail, qu'on soit libres. Libres, mais avec d'autres soucis.
On
sait que ça va arriver, on s'y attend. Comme pour le textile, les
fonderies..., un jour, l'industrie chimique lourde n'aura plus droit
de cité en Europe.
Personne
ne parle de ce malaise qui touche les ouvriers qui ont dépassé la
quarantaine et qui ne sont plus motivés par un travail trop
longtemps fait, trop longtemps subi. Qu'il a fallu garder parce qu'il
y avait la crise, le chômage et qu'il fallait se satisfaire d'avoir
ce fameux emploi, garantie pour pouvoir continuer à consommer à
défaut de vivre.
Personne
n'en parle. Pas porteur. Les syndicats le cachent, les patrons en
profitent, les sociologues d'entreprise ne s'y intéressent pas : les
prolos ne sont pas vendeurs.
On
a remplacé l'équipe d'après-midi, bien heureuse de quitter
l'atelier. C'est notre tour, maintenant, pour huit heures.
On
est installés, dans le réfectoire, autour des tasses de café. Les
cuillères tournent mollement, on a tous le même état d'esprit et
aussi, déjà, la fatigue devant cette nuit qui va être longue.
Qui
parlera de l'enfer salarial ?
Non
pas obligatoirement pour la pénibilité, mais pour toute cette vie
bouffée, une vie déjà trop petite que le salariat grignote encore
davantage.
[…]
Un
quart de siècle auparavant...
Dans
mes archives, j'ai retrouvé ce tract, qui date d'il y a longtemps
(1977 -78), que j'avais écrit avec un copain, Bernard, et que nous
avions distribué lors d'une manif du ler Mai. Ce tract avait été
très remarqué, même par la presse locale. Comme quoi, déjà, le
travail me préoccupait...
1er
MAI : DÉ-FÊTE DU TRAVAIL
C'EST-Y
PAS L'TURBIN QUI T'USE ?
Tu
« acceptes » de perdre un tiers de ton temps en travaillant et de
gâcher les deux tiers restant à t'en remettre.
Tous
les jours, jusqu'à la retraite, il faudra te lever à la même
heure, faire le même trajet, les mêmes gestes, voir la même gueule
du contre-maître gueulard, la même gueule de l'ingénieur qui joue
le copain... Et le soir, il te faudra courir, abêti, pour rattraper
ces huit heures perdues. En fait, tu le sais, ces huit heures
répétées, tu ne peux plus les rattraper. Elles ont enrichi « ton
» patron, mais toi, elles t'ont bousillé le corps et l'esprit. Ce à
quoi tu as renoncé ne t'est jamais rendu.
Ce
temps perdu, tes désirs non réalisés te sont échangés contre un
salaire. Cette carotte qu'on te refile pour ta participation à
produire des marchandises ne te permet que d'être un consommateur :
pas de rendre ta vie passionnante.
Que
ton turbin signifie peine, effort, harassement, cadences infernales,
c'est vrai. Il est aussi ennui, inutilité, inefficacité,
dissimulation. Que tu sois derrière un guichet, sur une chaîne, à
sourire et à répondre sur commande, à monter la garde devant des
usines, des manomètres, des pelouses, des enfants, des
psychiatrisés, c'est toujours « plus tard», « après » que tu
pourras VIVRE, AIMER, FAIRE L'AMOUR, RIRE, CRÉER, JOUER, TE
BALADER.... Au bout du compte, tu t'aperçois bien que « ça ne
vient pas », que ta vie c'est la survie.
On
t'a dressé à produire car il n'y a que ce qui est produit qui est
appropriable par tes maîtres. Ton plaisir ne les intéresse pas. Ne
les intéressent que les semblants de plaisir : c'est ce qu'ils
appellent ton temps de loisir : décervelages télévisés,
week-ends, vacances Trigano, jeux patriolympiques, tiercé, loto,
consommation de spectacles, etc.
Chômeur(se)
ou toi qui n'as jamais bossé et qui cherches de quoi assurer ta
survie, tu n'as pas à culpabiliser : le travail n'ennoblit pas !
Il
est maintenant considéré à sa juste valeur : dans les usines et
les bureaux, le ras l'bol s'amplifie. La CGT s'en est elle-même
aperçue (pour préparer son 40e congrès, les militants posaient des
autocollants : « Travailler en liberté surveillée, ne te laisse
pas faire » et « Toute ta vie le même geste, ne te laisse pas
faire», proposant comme solution d'adhérer à la CGT, ah
récupération quand tu nous tiens !!!).
Les
patrons aussi s'en sont aperçus, comme le prouve leur publicité : «
On ne peut pas exiger des gens qu'ils aiment le travail, mais on peut
rendre agréable leur lieu de travail. »
L'absentéisme
gagne du terrain, les vols de matériel, les sabotages de pointeuses
ou de la production sont de plus en plus fréquents.
L'outil
de travail (ou plutôt d'exploitation) n'est plus préservé dans les
conflits durs : en 1976, à Fos, les grévistes arrêtaient les
machines en laissant solidifier l'aluminium dans les cuves chez
Renault, des presses ont été mises hors d'état de nuire lors d'une
grève; chez Évian, les bouteilles plastiques pleines ont été
crevées sur les chaînes.
De
la General Motors, aux USA, à la Fiat de Turin, le sabotage devient
une pratique qui monte.
Les
mouvements de résistance au travail, qu'ils soient individuels ou
collectifs, se multiplient, en particulier chez les jeunes, et ça
n'ira , qu en s aggravant...
Aujourd'hui,
rien ne justifie que notre activité reste enfermée dans le travail.
La solution n'est pas dans le retour à la vie primitive, mais dans
l'utilisation maximum du machinisme, de l'automatisation liée à une
réduction massive du temps de travail.
DEUX
HEURES PAR JOUR AUJOURD'HUI
C'EST
POSSIBLE !
TANT
VA LE PROLO AU BOULOT
QU'À
LA FIN IL SE LASSE !
TRAVAILLEURS
DE TOUS LES PAYS,
UNISSONS-NOUS
ET
ARRETONS DE TRAVAILLER !
Groupe
Contre le Génocide par le Travail et
Contre
la Fatigue et la Détresse dues au Travail
Jean
Pierre Levaray, Putain d'usine.
Putain
d'usine
Ouvrier
dans l'agglomération rouennaise, Jean Pierre Levaray ne fait pas
secret de son travail d'auteur cherchant à s'évader du monde qu'il
décrit : celui de l'exploitation quotidienne du travail posté dans
une usine de produits chimiques.