jeudi, octobre 04, 2012

Travail & pensée libérale (2)



De la servitude moderne 3/6

Travail & pensée libérale
- II -

En substituant à l'obéissance aux commandements divins la sujétion aux lois de la nature, les écrivains et les hommes politiques qui tentèrent avec plus ou moins de succès de libérer leur pensée de toute influence religieuse, ne firent en effet que rendre l'obligation du travail encore plus pressante. Sur ce point précis la contribution des plus rationalistes ou des plus révolutionnaires d'entre eux à l'élaboration de l'idéologie actuelle semble même s'être limitée à apporter la caution de la science ou de l'égalitarisme aux plus sévères conceptions puritaines.

Dans un premier temps, l'ambition des esprits éclairés fut de proposer pour les sociétés humaines un modèle d'explication et d'organisation, aussi rigoureux que celui auquel obéissaient les lois physiques et astronomiques, qui venaient d'être découvertes. Cela pour maintenir l'ordre et favoriser le progrès beaucoup plus que pour satisfaire une simple curiosité. La raison n'y pouvait seule suffire. Il était nécessaire, pour qu'il y ait avancement des sciences et des techniques, de s'aider d'une force, d'une énergie toujours plus grandes. Le travail humain était seul à même de la fournir à profusion. Il fallait donc, pour qu'il y eût développement harmonieux et continu, que rien ne fût remis en question des règles qui avaient jusque-là présidé aux partages des responsabilités et des tâches entre les diverses classes sociales. C'est parce que beaucoup de progrès avaient été réalisés dans un passé récent grâce à une certaine conception du travail, qu'il devenait possible d'en attendre d'autres encore plus grands pour l'avenir. Il eût paru d'ailleurs d'autant plus déraisonnable d'y changer quoi que ce fût que ceux-là même qui se faisaient les théoriciens des sociétés mieux équilibrées à construire, appartenaient en majorité aux couches de la population qui tiraient justement leur originalité et leur nouveau pouvoir, du sens récemment donné à l'activité laborieuse et à la profession par les doctrines religieuses du moment. La bourgeoisie naissante qui voyait dans le progrès des idées un moyen de substituer aux privilèges du sang ceux de l'intelligence, voyait en effet aussi dans le progrès des techniques l'occasion de substituer à l'autorité déclinante de la noblesse celle de la fortune. Son libéralisme soucieux surtout de liberté d'entreprise et de liberté d'échanges, donc de profit et déjà de productivité, ne pouvait espérer s'imposer qu'à condition de transformer en impératif naturel, en loi économique. ce qui jusque-là n'était qu'obligation spirituelle un peu trop sujette à interprétations contradictoires. C'était se mettre à la mode du jour que d'attendre de la science la légitimation d'un statut de plus en plus privilégié, et c'était en même temps protéger ses intérêts que de se débarrasser par la même occasion de tous les dangereux aspects égalitaristes du message chrétien.

Ainsi, pour Montesquieu, « c'était tout un que le devoir soit fixé aux hommes par la Nature ou par Dieu » et quand Adam Smith faisait du travail, « la source de tout progrès ». Locke en faisait aussi tout naturellement « la source de toute propriété ». Est-ce vraiment caricaturer la pensée libérale que la résumer par la mise bout à bout de ces trois citations des auteurs qui en assument classiquement la paternité, puisque des encyclopédistes aux défenseurs modernes de l'économie libérale, tous les libéraux se sont toujours plus ou moins référés dans leurs écrits ou leurs politiques à ces trois axiomes ?

L'influence de la raison n'était cependant pas telle qu'elle puisse se substituer aux principes religieux du passé, pour inspirer toutes les conduites et toutes les mentalités. Les beaux esprits s'y soumettaient d'autant plus volontiers que son respect ne changeait pas grand-chose à leur existence de tous les jours. Il était au contraire à craindre que les individus les moins évolués intellectuellement y restassent d'autant plus insensibles que ses édits se traduisaient en général pour eux par un surcroît de labeur que ne venait plus compenser la perspective de récompenses spirituelles. La stricte observance des lois de la nature ne pouvait en effet rivaliser en matière de promesses post mortem avec celle des lois divines. Faute de pouvoir continuer à sacraliser le travail, en en faisant un passeport pour les béatitudes du paradis terrestre, force fut donc, pour retrouver le concours des habituelles références spirituelles, de stigmatiser l'oisiveté au nom de l'harmonie universelle ou de la dignité humaine. Les auteurs classiques ne s'en étaient déjà pas privés — de Racine affirmant dans Athalie « qu'au travail le peuple est condamné », à Boileau évoquant « le pénible fardeau de l'oisiveté ». Ceux de la fin du XVIIIe siècle furent obligés de renchérir sur ces jugements plus ou moins suspects de jansénisme, au nom des nouvelles idées philosophiques. De Rétif de La Bretonne critiquant « l'oisiveté infâme » à Voltaire plaignant dans Candide, « l'homme accablé du poids de son loisir », tous s'attachèrent ainsi à redonner une nouvelle valeur éthique à l'obligation de travailler sous prétexte de condamner une oisiveté contraire aux lois de la nature.

Cette substitution plus ou moins sincère d'un interdit naturel à un impératif métaphysique perdit d'ailleurs peu à peu de son sens, à mesure que l'idéologie bourgeoise retournait aux sources religieuses dont l'avaient un moment éloignée le scepticisme des encyclopédistes et l'athéisme de la Terreur. Si Saint-Just se contentait d'exiger de la Convention que « tous les individus soient obligés d'exercer une profession utile à la liberté », Napoléon dès 1807 n'hésitait plus à écrire « plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices. Je serais disposé à ordonner que le dimanche, passée l'heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail ».

« L'oisiveté mère de tous les vices » devait venir compléter et aussi rendre possible le « enrichissez-vous » de la monarchie de Louis-Philippe, avant de légitimer les excès de la révolution industrielle.

C'était sous le prétexte de les empêcher de succomber aux tentations de la paresse que les enfants furent alors contraints de travailler dès l'âge de 6 ans, comme c'était sous prétexte de les protéger de la débauche, que les femmes furent entraînées à partager le même sort, les mêmes horaires et les mêmes conditions de travail, dans les ateliers de textile ou sur le carreau des mines. Il n'est qu'à relire le compte rendu des débats de la Chambre, lorsqu'en 1867 Jules Simon s'éleva à peu près seul contre l'exploitation éhontée du travail des enfants, pour mesurer à quel point les mentalités de l'époque étaient imprégnées de cet état d'esprit. Il est vrai que les orateurs qui s'en faisaient l'écho appartenaient tous aux groupes sociaux privilégiés dont la fortune, qui grandissait avec la mise en chantier des chemins de fer et des grandes entreprises modernes, exigeait la mise au travail d'une main-d'œuvre toujours plus abondante.

Puisque seule une vie d'effort et de fatigue paraissait digne d'être proposée à la jeunesse, Jules Ferry, quelques années plus tard, à l'aube de la IIIe République, tirait ainsi la vraie morale de la politique du moment, et de celle apparemment généreuse de ses projets d'éducation, lorsque inaugurant en 1884 le Collège professionnel de Vierzon, il concluait son discours par cette déclaration sans détour : « L'école nationale dans une démocratie de travailleurs comme la nôtre doit être l’École du Travail. »

Rien ne devait plus beaucoup changer au fil des ans de ces mentalités soi-disant modernes, nées avec l'ère industrielle. Les guerres, les révolutions, le progrès des techniques et des connaissances qui bouleversaient tout des mœurs, ne firent au contraire que les renforcer, comme si nos sociétés, en rendant l'obligation de travail plus pesante et son image plus contraignante, cherchaient à se rassurer sur leur équilibre et leur avenir. C'était évidemment l'intérêt des classes dominantes qui, par des approches diverses, y trouvaient la légitimation commune de leurs pouvoirs spirituels, économiques et politiques, respectifs. Dans ce domaine, en effet, rien ne séparait le puritanisme de la haute banque protestante et le conservatisme catholique de la grande bourgeoisie et du clergé, de l'idéologie hébraïque de certains milieux d'affaires, du néo-christianisme du Sillon, du rationalisme du corps enseignant ou même du rituel des francs-maçons qui se voulaient les héritiers spirituels des ouvriers du Temple de Salomon ou des compagnons du Moyen Age.

La plupart des familles croyaient réussir l'éducation de leurs enfants en se contentant de leur inculquer le respect aveugle du labeur quotidien et la crainte superstitieuse de l'oisiveté, tandis que notre système officiel d'enseignement était à ce point confondu avec une simple préparation au métier, que la fin de toute scolarité obligatoire devait être sanctionnée par un examen d'orientation professionnelle. Cela n'était pas propre à la

France, et sous des vocables différents, « l'efficience britannique », « l'esprit d'entreprise de la libre Amérique », ou « l'expansionnisme industriel allemand », reflétaient le même respect outrancier du travail et de la compétition économique.

Jean Rousselet, L'allergie au travail.

Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...