De
la servitude moderne 3/6
Travail
& pensée libérale
-
II -
En
substituant à l'obéissance aux commandements divins la sujétion
aux lois de la nature, les écrivains et les hommes politiques qui
tentèrent avec plus ou moins de succès de libérer leur pensée de
toute influence religieuse, ne firent en effet que rendre
l'obligation du travail encore plus pressante. Sur ce point précis
la contribution des plus rationalistes ou des plus révolutionnaires
d'entre eux à l'élaboration de l'idéologie actuelle semble même
s'être limitée à apporter la caution de la science ou de
l'égalitarisme aux plus sévères conceptions puritaines.
Dans
un premier temps, l'ambition des esprits éclairés fut de proposer
pour les sociétés humaines un modèle d'explication et
d'organisation, aussi rigoureux que celui auquel obéissaient les
lois physiques et astronomiques, qui venaient d'être découvertes.
Cela pour maintenir l'ordre et favoriser le progrès beaucoup plus
que pour satisfaire une simple curiosité. La raison n'y pouvait
seule suffire. Il était nécessaire, pour qu'il y ait avancement des
sciences et des techniques, de s'aider d'une force, d'une énergie
toujours plus grandes. Le travail humain était seul à même de la
fournir à profusion. Il fallait donc, pour qu'il y eût
développement harmonieux et continu, que rien ne fût remis en
question des règles qui avaient jusque-là présidé aux partages
des responsabilités et des tâches entre les diverses classes
sociales. C'est parce que beaucoup de progrès avaient été réalisés
dans un passé récent grâce à une certaine conception du travail,
qu'il devenait possible d'en attendre d'autres encore plus grands
pour l'avenir. Il eût paru d'ailleurs d'autant plus déraisonnable
d'y changer quoi que ce fût que ceux-là même qui se faisaient les
théoriciens des sociétés mieux équilibrées à construire,
appartenaient en majorité aux couches de la population qui tiraient
justement leur originalité et leur nouveau pouvoir, du sens
récemment donné à l'activité laborieuse et à la profession par
les doctrines religieuses du moment. La bourgeoisie naissante qui
voyait dans le progrès des idées un moyen de substituer aux
privilèges du sang ceux de l'intelligence, voyait en effet aussi
dans le progrès des techniques l'occasion de substituer à
l'autorité déclinante de la noblesse celle de la fortune. Son
libéralisme soucieux surtout de liberté d'entreprise et de liberté
d'échanges, donc de profit et déjà de productivité, ne pouvait
espérer s'imposer qu'à condition de transformer en impératif
naturel, en loi économique. ce qui jusque-là n'était qu'obligation
spirituelle un peu trop sujette à interprétations contradictoires.
C'était se mettre à la mode du jour que d'attendre de la science la
légitimation d'un statut de plus en plus privilégié, et c'était
en même temps protéger ses intérêts que de se débarrasser par la
même occasion de tous les dangereux aspects égalitaristes du
message chrétien.
Ainsi,
pour Montesquieu, « c'était tout un que le devoir soit fixé aux
hommes par la Nature ou par Dieu » et quand Adam Smith faisait du
travail, « la source de tout progrès ». Locke en faisait aussi
tout naturellement « la source de toute propriété ». Est-ce
vraiment caricaturer la pensée libérale que la résumer par la mise
bout à bout de ces trois citations des auteurs qui en assument
classiquement la paternité, puisque des encyclopédistes aux
défenseurs modernes de l'économie libérale, tous les libéraux se
sont toujours plus ou moins référés dans leurs écrits ou leurs
politiques à ces trois axiomes ?
L'influence
de la raison n'était cependant pas telle qu'elle puisse se
substituer aux principes religieux du passé, pour inspirer toutes
les conduites et toutes les mentalités. Les beaux esprits s'y
soumettaient d'autant plus volontiers que son respect ne changeait
pas grand-chose à leur existence de tous les jours. Il était au
contraire à craindre que les individus les moins évolués
intellectuellement y restassent d'autant plus insensibles que ses
édits se traduisaient en général pour eux par un surcroît de
labeur que ne venait plus compenser la perspective de récompenses
spirituelles. La stricte observance des lois de la nature ne pouvait
en effet rivaliser en matière de promesses post mortem avec
celle des lois divines. Faute de pouvoir continuer à sacraliser le
travail, en en faisant un passeport pour les béatitudes du paradis
terrestre, force fut donc, pour retrouver le concours des habituelles
références spirituelles, de stigmatiser l'oisiveté au nom de
l'harmonie universelle ou de la dignité humaine. Les auteurs
classiques ne s'en étaient déjà pas privés — de Racine
affirmant dans Athalie « qu'au travail le peuple est condamné
», à Boileau évoquant « le pénible fardeau de l'oisiveté ».
Ceux de la fin du XVIIIe siècle furent obligés de renchérir sur
ces jugements plus ou moins suspects de jansénisme, au nom des
nouvelles idées philosophiques. De Rétif de La Bretonne critiquant
« l'oisiveté infâme » à Voltaire plaignant dans Candide,
« l'homme accablé du poids de son loisir », tous s'attachèrent
ainsi à redonner une nouvelle valeur éthique à l'obligation de
travailler sous prétexte de condamner une oisiveté contraire aux
lois de la nature.
Cette
substitution plus ou moins sincère d'un interdit naturel à un
impératif métaphysique perdit d'ailleurs peu à peu de son sens, à
mesure que l'idéologie bourgeoise retournait aux sources religieuses
dont l'avaient un moment éloignée le scepticisme des
encyclopédistes et l'athéisme de la Terreur. Si Saint-Just se
contentait d'exiger de la Convention que « tous les individus soient
obligés d'exercer une profession utile à la liberté », Napoléon
dès 1807 n'hésitait plus à écrire « plus mes peuples
travailleront, moins il y aura de vices. Je serais disposé à
ordonner que le dimanche, passée l'heure des offices, les boutiques
fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail ».
«
L'oisiveté mère de tous les vices » devait venir compléter et
aussi rendre possible le « enrichissez-vous » de la monarchie de
Louis-Philippe, avant de légitimer les excès de la révolution
industrielle.
C'était
sous le prétexte de les empêcher de succomber aux tentations de la
paresse que les enfants furent alors contraints de travailler dès
l'âge de 6 ans, comme c'était sous prétexte de les protéger de la
débauche, que les femmes furent entraînées à partager le même
sort, les mêmes horaires et les mêmes conditions de travail, dans
les ateliers de textile ou sur le carreau des mines. Il n'est qu'à
relire le compte rendu des débats de la Chambre, lorsqu'en 1867
Jules Simon s'éleva à peu près seul contre l'exploitation éhontée
du travail des enfants, pour mesurer à quel point les mentalités de
l'époque étaient imprégnées de cet état d'esprit. Il est vrai
que les orateurs qui s'en faisaient l'écho appartenaient tous aux
groupes sociaux privilégiés dont la fortune, qui grandissait avec
la mise en chantier des chemins de fer et des grandes entreprises
modernes, exigeait la mise au travail d'une main-d'œuvre toujours
plus abondante.
Puisque
seule une vie d'effort et de fatigue paraissait digne d'être
proposée à la jeunesse, Jules Ferry, quelques années plus tard, à
l'aube de la IIIe République, tirait ainsi la vraie morale de la
politique du moment, et de celle apparemment généreuse de ses
projets d'éducation, lorsque inaugurant en 1884 le Collège
professionnel de Vierzon, il concluait son discours par cette
déclaration sans détour : « L'école nationale dans une démocratie
de travailleurs comme la nôtre doit être l’École du Travail. »
Rien
ne devait plus beaucoup changer au fil des ans de ces mentalités
soi-disant modernes, nées avec l'ère industrielle. Les guerres, les
révolutions, le progrès des techniques et des connaissances qui
bouleversaient tout des mœurs, ne firent au contraire que les
renforcer, comme si nos sociétés, en rendant l'obligation de
travail plus pesante et son image plus contraignante, cherchaient à
se rassurer sur leur équilibre et leur avenir. C'était évidemment
l'intérêt des classes dominantes qui, par des approches diverses, y
trouvaient la légitimation commune de leurs pouvoirs spirituels,
économiques et politiques, respectifs. Dans ce domaine, en effet,
rien ne séparait le puritanisme de la haute banque protestante et le
conservatisme catholique de la grande bourgeoisie et du clergé, de
l'idéologie hébraïque de certains milieux d'affaires, du
néo-christianisme du Sillon, du rationalisme du corps enseignant ou
même du rituel des francs-maçons qui se voulaient les héritiers
spirituels des ouvriers du Temple de Salomon ou des compagnons du
Moyen Age.
La
plupart des familles croyaient réussir l'éducation de leurs enfants
en se contentant de leur inculquer le respect aveugle du labeur
quotidien et la crainte superstitieuse de l'oisiveté, tandis que
notre système officiel d'enseignement était à ce point confondu
avec une simple préparation au métier, que la fin de toute
scolarité obligatoire devait être sanctionnée par un examen
d'orientation professionnelle. Cela n'était pas propre à la
France,
et sous des vocables différents, « l'efficience britannique », «
l'esprit d'entreprise de la libre Amérique », ou «
l'expansionnisme industriel allemand », reflétaient le même
respect outrancier du travail et de la compétition économique.
Jean
Rousselet, L'allergie au travail.
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Travail & pensée chrétienne (1)
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