D’innombrables
ouvrages ont été rédigés sur la transformation de la vie au
village. Mais la manière dont « les forces du marché commencèrent
à pénétrer dans la société civile et réduisirent à néant le
domaine privé » (Barber) n’a peut être jamais décrite d’une
manière aussi saisissante que dans l’ouvrage de Geert Mak, «
Comment Dieu disparut de Jorwerd » (1996, traduit en allemand
en 1999) un ouvrage entre temps devenu un classique.
Jorwerd
est un petit village agricole de la province de la Frise, dans le
Nord des Pays-Bas. Jusqu’à il y a quarante, cinquante ans, les
fermiers contrôlaient le domaine central de l’économie, même si
cette économie montrait une faible productivité. Cela commençait
déjà au niveau de la famille :
«
Les familles nombreuses classiques de paysans n’avaient pas la vie
facile, mais elles avaient un gros avantage par rapport aux familles
en ville : elles disposaient habituellement de leurs propres légumes
produits sur place, de leur propre viande, de leur propre lait,
beurre, fromage, œufs, pommes de terre, et pouvaient donc ainsi
subvenir elles-mêmes à leurs besoins vitaux. » (p.23).
Ce
qui devait être acheté en surplus (par exemple le café, le thé,
le sucre, le savon) ne représentait pas une grosse dépense. Mais
surtout, l’achat se décidait à partir du besoin bien
déterminé. Et pourtant cela se modifia : « Jusque dans les années
soixante, beaucoup de fermiers n’entraient jamais eux-mêmes dans
un magasin. La situation de classe moyenne était chez elle. » Lors
d’un entretien avec des villageoises plus âgées, celles-ci
déclaraient: « Nous inscrivions dans un peut livre de comptes, ce
dont nous avions besoin, mais pas plus. Le café, le thé, le savon
qu’il fallait. Pour toute la famille, je n’achetais alors jamais
plus que pour vingt marks par semaine. » (p.24). Ce système
disparut irrémédiablement dans les années soixante-dix. les gens
devinrent mobiles, la classe moyenne disparut à Jorwerd, la
publicité et les bas prix des supermarchés dans la ville –
désormais accessibles en voiture – modifièrent complètement les
comportements d’achat.
Cela
se produisit du côté de la consommation. Mais aussi, eu égard à
la production, le contrôle s’en déplaça également vers
l’extérieur. Car le progrès technique fit son entrée dans
la ferme agricole. D’abord, surgirent les machines à traire et le
tracteur remplaça le cheval. Ces investissements n’étaient pas
encore de gros obstacles pour le fermier. Mais dans
les années soixante-dix, cela aussi changea. Le réservoir à lait
devint par exemple un standard : « les fermiers durent s’offrir de
gros réservoirs à lait. Avant cela, on travaillait avec
les bidons de lait démodés, qui étaient déposés le matin et le
soir au bord de la route, afin que le camion de lait puisse
facilement les prendre, une opération accompagnée du bruit et du
claquement caractéristiques, pour les emporter vers les innombrables
petites laiteries. » (p.94).
Le
contrôle sur les circuits économiques se déplaça bien loin de la
communauté locale. Des facteurs en provenance de l’extérieur, en
particulier des découvertes techniques, jouaient
désormais un rôle décisif. En outre, le fermier tombait dans la
dépendance vis-à-vis des banques. Chez les fermiers de Jorwerd,
l’acceptation du crédit amena dans les années soixante un
changement de mentalité : « Pour beaucoup, les visites à la banque
commencèrent déjà avec le premier tracteur, vers la fin des années
cinquante. La plupart des
fermiers ne pouvaient absolument pas payer comptant cet engin. Mais
on eut besoin de plus en plus d’argent : pour
des machines, des étables, pour des installations toujours
nouvelles. Et lorsque, à partir de 1975, environ, l’argent de la
laiterie, par l’intermédiaire du transporteur de lait, n’arriva
plus sur la table de la cuisine (…) la banque prit une grande
ampleur dans la vie des fermiers. » (p.95).
Les
habitants de Jorwerd s’en remettaient de moins en moins les uns aux
autres, mais de plus en plus à des gens extérieurs au village. Ce
fut par exemple le cas du forgeron.
Le
forgeron de Jorwerd était, comme les nombreux forgerons de village,
un généraliste authentique. Il ferrait les chevaux, réparait les
gouttières, posait les poêles, et même les réparations générales
du tracteur ne lui posaient pas de difficultés particulières. Sur
maintes voies ferrées de la Frise, circulaient encore par-ci par-là
des Renault 4 réformées, qu’il
avait astucieusement transformées en balayeuses des voies. Même sa Harley Davidson transformée en moto-balayeuse fut l’un de
ses succès les plus exemplaires. Il aimait la technique de sa propre
initiative, et cependant la technique se détacha finalement de lui.
» (p.161 et suiv.).
«
Chaque forgeron de village pouvait réparer sans problème les outils
agraires les plus importants d’une ferme de 1970 : tracteurs,
moissonneuses, outillages de traite, épandeurs à fumier et beaucoup
d’autres encore. Pour les tracteurs et machines à traire qui
apparurent sur le marché après 1970, cela ne valait plus. Elles
étaient tellement bourrées d’électronique et de technologies,
que seules des personnes jeunes pouvaient encore s’en sortir avec
elles. Un forgeron ordinaire de l’ancienne trempe ne pouvait plus
s’en tirer. Là aussi, les fermiers se retrouvèrent dans une
dépendance toujours plus intense des forces économiques du monde
extérieur. » (p.163). « Ainsi disparut à Jorwerd quelque chose
qui, pendant des centaines d’années, avait fait corps d’une
manière décisive à l’existence du fermier : sa propre économie
à lui, à l’intérieur d’une plus grande. Les frontières entre
les deux s’évanouirent, la digue de fidélités et de traditions
se rompit de
plus en plus, et tout d’un coup, le village fut entraîné et
balayé comme s’il n’avait jamais existé. » (p.164).
Au
moyen d’un contrôle modérateur sur l’économie, aussi bien sur
le marché comme sur la production, l’État intervint en régulant
– exactement comme le décrit Barber. Pour les fermiers
de Jorwerd et ailleurs, l’introduction des contingents de lait fut
une intervention extraordinairement couronnée de succès. En 1984,
les ministres de l’agriculture européens décidèrent de limiter
la production de lait. Chaque fermier ne fut plus autorisé qu’à
produire une quantité déterminée. Chaque litre de lait, qui
dépassait cette quantité, devait
être sanctionné par une amende considérable. Il en ressortit des
affaires de spéculation sur les quota de lait. Un fermier, à qui
était permis une production de 250 000 litres de lait, obtenait de
ce fait une droit de production d’un montant de 450 000 €, qu’il
pouvait revendre. Par la suite, il y eut des quotas sur le fumier
d’étable. Les éleveurs ne furent plus autorisés à dépasser une
certaine quantité de fumier. Le marché spéculatif s’agrandit.
Les éleveurs de cochons furent prêts à payer pour avoir le droit
d’épandre leur excédent de fumier sur le terrain d’une autre
ferme (p.105). Pour l’ensemble des relations sociales, il est très
important dans ce contexte, qu’il s’agisse d’interventions qui
n’ont pas la
moindre influence sur le fermier particulier, mais qui agissent d’une
manière décisive sur sa vie et en font de plus en plus une réalité
virtuelle. Un fermier a récapitulé les effets de ces manœuvres de
la manière suivante : « On n’est plus fermiers, on est
producteurs. »
Cette
perte, dans le contrôle de sa propre vie, ne fut pas compensée par
plus de démocratie. La volonté de la population, de configurer sa
propre communauté de vie, ne fut ni reconnue ni honorée. « L’État
» veut une tutelle, même si cela est vraiment plus cher: « Alors
que les journaux et la politique débordaient d’histoires «
d’autonomie » et « d’entraide », la communauté utilisait
d’une manière particulièrement rare, les possibilités, que le
sens social villageois offrait encore dans la pratique. La plupart
des grands changements à Jorwerd – le remblayage du port, la
reconstruction – remontaient presque toutes
à des suggestions des habitants eux-mêmes. Par la suite, c’est à
peine si de telles initiatives se manifestèrent. Ainsi la route vers
le champ « Kaat » n’était qu’un gros bourbier, mais un
jour, Willem Osinga proposa de la remettre en ordre avec quelques
volontaires en une paire de samedis après-midi – il y avait encore
quelques pavés disponibles, et la communauté n’eût besoin que de
livrer un charretée de sable —, mais cela ne se fit pas de cette
façon. Plus tard, la communauté s’en est elle-même acquittée.
Coût: trente mille Florins. « Avec cet argent, on aurait pu faire
une foule de choses dans le
village », bougonna Osinga. » (p.225 et suiv.).
Jos
Verhulst et Arjen Nijeboer
Que sont devenus les paysans ?
1950-2000, Jorwed, village-témoin
Geert Mak
L'agriculture européenne a changé davantage en quelques décennies qu'en vingt siècles auparavant. Sur fond d'exode rural, ce que nous voyons disparaître dans cet ouvrage aussi édifiant qu'essentiel n'est rien de moins qu'un mode de vie, fondé sur des acquis culturels immémoriaux.
Posant un regard attentif et sensible sur les phases successives de l'évolution d'un village du nord des Pays-Bas au cours de la seconde moitié du XXe siècle, Geert Mak nous montre, avec une belle puissance d'analyse et un sens de l'universel, comment la "révolution silencieuse" a consommé le déracinement de la société paysanne tout entière.
Qu'elle soit des Pays-Bas, de France ou d'ailleurs, la paysannerie a vécu partout les mêmes bouleversements technologiques et économiques, la même rationalisation implacable de ses outils de travail et de son imaginaire. Les conséquences de cette mutation, Geert Mak nous les commente sans nostalgie ni folklorisme, ce qui n'exclut pas chez lui une réelle empathie pour les personnages inoubliables qui peuplent son ouvrage, véritable roman historique. Et, page après page, nous ne voyons pas seulement disparaître les paysans, mais une partie de notre monde, un symbole, des valeurs, des souvenirs ; nous voyons, en quelque sorte, s'évanouir l'âme de notre société.