La double question de l'homoconjugalité
et de l'homoparentalité déstabilise radicalement l'ordre
socio-symbolique que le catholicisme a imprimé dans la culture de
trois façons au moins.
— La première concerne la
relativisation qu'elle opère des notions de «couple », de «
mariage », et de « famille » reçues comme allant de soi dans
notre société. Certes, Pierre Centlivres est fondé à souligner
que l'anthropologie, loin de découvrir des lois universelles et
invariantes qui gouverneraient, en leur principe, les rapports
humains, « peut en revanche nous rendre attentifs à la très grande
diversité des attitudes et des institutions qui organisent les
relations entre les humains dans le monde ». « Elle permet ainsi,
note-t-il, de relativiser des notions qui "vont sans dire",
tels le mariage, la famille, l'amour même, ainsi que les rapports
que ces notions ont — ou n'ont pas — entre elles : l'approche
anthropologique fait éclater des entités qui sont en réalité des
assemblages de valeurs et d'usages divers. » Mais cette
relativisation anthropologique — elle-même «relativisée » par
le puissant sentiment de supériorité que les sociétés
occidentales ont d'elles-mêmes ! — opère de l'extérieur de notre
propre société, en référence à des sociétés « différentes »,
mais lointaines, et aucunement menaçantes, en fin de compte, pour
nos évidences partagées. La reconnaissance publique des couples
homosexuels fait au contraire travailler cette relativisation à
l'intérieur même de ces évidences. Elle fait voler en éclats
la « naturalité » du couple hétérosexuel et de la « famille
naturelle », et fait apparaître cette « naturalité » même pour
ce qu'elle est : une construction sociale, politique et culturelle,
qui a fourni au modèle catholique du mariage (longuement reconduit,
sous une forme séculière, dans le droit civil) le dispositif de «
sacralisation » (d'absolutisation) qui lui a permis de s'imposer
comme la forme exclusive et universelle de l'institution du mariage.
— À ce pouvoir de déconstruction
qui s'attache à la manifestation publique de l'existence d'une
conjugalité homosexuelle, revendiquant d'être reconnue comme telle,
s'ajoute une autre dimension qui touche à la « modernité »
spécifique du couple homosexuel. Le couple homosexuel, dans la
mesure même où il est complètement dépourvu de cette « évidence
naturelle » que porte en elle-même la potentialité procréative
(deux hommes, ou deux femmes, ne feront jamais un enfant ensemble),
ne correspond, pour les deux personnes qui le constituent, à aucun
destin inscrit dans leur physiologie. Il est tout entier, et
exclusivement, du côté du désir et du choix d'un individu pour un
autre. Le couple homosexuel pousse à la limite, si l'on peut dire,
la définition moderne et même ultramoderne du lien conjugal comme
pur consentement, continuellement renouvelable, qui vaut contrat
entre deux sujets. On peut porter, sur cette contractualisation
montante du lien conjugal, le regard que l'on veut : le problème ici
n'est pas d'évaluer, mais d'identifier des tendances sociales. La
reconnaissance des couples homosexuels s'inscrit dans une
réorganisation globale de la conjugalité et du mariage, qui est une
nouvelle donne de notre culture. Comme le souligne encore P.
Centlivres, « dans l'Occident postmoderne, le mariage apparaît
comme s'étant vidé de son "plein", peut-être trop plein
: procréation, sexualité légitime, amour romantique, sociabilité
conjugale sont disjoints. L'amour, après avoir intégré le mariage
dans l'idéal des classes moyennes s'en sépare à nouveau dans de
nombreux cas de figure ; il déborde le couple vers le multiple, le
varié et l'exotique ; il se déterritorialise, en quête de
l'exaltation de soi par la diversité, loin de
l'attachement-contrainte. » Contrairement à ce qu'un courant
catastrophiste, alimenté par la nostalgie d'un monde en ordre, ne
cesse pas d'annoncer, cela ne signifie pas la fin des valeurs et
l'anomie sociale, pas plus d'ailleurs que cela ne marque
nécessairement un accomplissement de l'humanité. C'est une donnée
de fait, susceptible de faire émerger des tendances sociétales
contradictoires, qu'il faut identifier, évaluer et qualifier en
termes politiques et éthiques. Ce qui nous intéresse ici concerne
uniquement l'implication majeure de cette nouvelle donne culturelle
dans le processus de l'exculturation du catholicisme.
— Cette exculturation se manifeste,
de façon encore plus éclatante, avec la revendication des couples
homosexuels d'accéder à la parentalité. Là encore, cette
revendication heurte un familialisme catholique qui associe
strictement la légitimité du désir d'enfant à la possibilité de
procréer, dans le cadre seul autorisé du mariage. Cette
problématique traditionnelle s'étaye du côté psychanalytique, de
la démonstration de l'immaturité supposée de la demande
homoparentale. Certes, il y a toutes les raisons d'interroger de
façon critique la revendication actuelle d'un « droit à l'enfant
», qui instrumentalise l'enfant à naître pour la satisfaction d'un
pur désir d'accomplissement de soi et/ou d'ostentation sociale. Mais
cette critique vaut aussi bien pour des couples hétérosexuels, non
seulement dans les cas « d'acharnement procréatif », mais
également dans des situations tout à fait ordinaires, qui
témoignent néanmoins que l'enfant n'est pas voulu d'abord pour
lui-même, mais pour la satisfaction narcissique des parents. Du fait
de son caractère général, l'invalidation de la revendication
homoparentale relève d'un autre type d'évaluation, qui prend en
compte non le contexte psychologique et relationnel concret dans
lequel s'exprime, au cas par cas, la demande d'enfant, mais les
caractéristiques physiologiques, considérées comme déterminantes
par elles-mêmes, des membres du couple. La démonstration ne peut
donc pas dissimuler le simplisme biologique de la représentation de
la différence des sexes qui la sous-tend. Elle manifeste, en même
temps, la pauvreté de la conception de l'individu que cette
biologisation induit. La revendication homoparentale est condamnée,
dit-on, par « l'amour du même» qui unit ceux qui la formulent.
Cette proposition suggère (et même affirme) que deux hommes qui
s'aiment, ou deux femmes qui s'aiment, sont assignés — par leur
constitution physiologique — à une irréductible «mêmetude »
(si l'on peut s'autoriser cet affreux néologisme !).
Du point de vue de la définition,
psychologique aussi bien que philosophique et politique, de
l'individu comme sujet, ce point de vue mérite, à tout le moins,
discussion. Mais il est curieux qu'il fasse l'objet d'un aval aussi
immédiat, du côté des évêques instruits par leurs experts, au
regard de la reconnaissance chrétienne de la singularité
irréductible de tout individu, « créé homme et femme » (quoi
qu'il en soit de son identité sexuelle biologique et anatomique) :
l'affirmation de l'attention absolument spécifique que Dieu réserve
à tout individu absolument singulier s'accorde mal — c'est le
moins qu'on puisse en dire — avec la réduction biologisante (et in
fine profondément matérialiste) de l'identité
individuelle qu'implique l'argument avancé contre l'homoparentalité.
Là encore, la question n'est pas de prendre parti en un sens ou un
autre, mais de s'étonner de la fermeture a priori du débat
théologique sur ce point, autant d'ailleurs que de la clôture
dogmatique qui entoure les reprises séculières de cette négation
de la singularité irréductible de tout individu, dont la notion de
« sujet » est pourtant porteuse. En tout état de cause, le
principal effet de la revendication homoparentale est, sur ce terrain
comme sur celui de la définition du couple, d'obliger tous les
couples à pousser dans toutes ses conséquences, la découverte
proprement moderne que — quoi qu'il en soit de la manière dont on
les fait (« naturellement», par procréation médicalement assistée
ou par adoption légale) — les enfants ne sont nôtres que pour
autant que nous les adoptons. Dans la mesure où la génération
(physiologique) se trouve, dans le cas du couple homosexuel,
radicalement disjointe de l'engendrement, la revendication
homo-parentale manifeste ce fait majeur, qui trouve également toute
sa portée dans la perspective du développement des procréations
médicalement assistées : en matière de paternité et de maternité,
la « reconnaissance » (comme choix et comme engagement) prime sur
la biologie. [...]
On fera remarquer, non sans raison,
qu'en campant sur ses positions traditionnelles en ces matières, le
catholicisme, loin de s'automarginaliser, demeure au contraire en
affinité avec les réflexes dominants d'une société qui manifeste,
sur la question de l'homoparentalité, des résistances extrêmement
fortes.
Danièle Hervieu-Léger,
Catholicisme, la fin d'un monde.
L'androgynie sacrée
La photographie représente sainte
Wilgeforte (XVIe siècle), église Saint-Etienne, Beauvais. Vierge
portugaise crucifiée ; elle porte une épaisse barbe qui lui
serait poussée après qu'elle eut implorée la Vierge de la
préserver d'un mariage païen ! Cette fable rassurante ne
masque-t-elle pas la représentation de l’androgynie du Christ ?
Jean Louis Bernard écrit :
« L'Androgyne est un être fabuleux, fils d'Hermès et
d'Aphrodite, réunissant les deux sexes. [...] Dans son sens profond,
la fable désignait l'initié qui, s'identifiant à Hermès, épousait
intérieurement la féminité cosmique ou divine, celle-ci
mi-abstraite car n'existant que sur le plan de l'énergie –
l'Aphrodite céleste. Par l'introversion (et non l'inversion), la
force d'Eros reconvertirait son être intérieur, sublimant son
anima ».
Dire
que le catholicisme est en crise aujourd'hui en France apparaît
comme une banalité. Et l'on invoque souvent pêle-mêle, à titre de
description comme d'explication, les méfaits de la sécularisation,
l'ostracisme des médias et le poids de l'histoire. Mais si cette
crise n'était pas seulement due aux aléas de l'histoire et des
temps ? S'il s'agissait d'une crise profonde, inéluctable, qui
touche le catholicisme au cœur en ôtant toute légitimité à son
discours sur l'homme, la nature, la vie en société ?
Après
de nombreuses années passées à enquêter sur la religion et à
proposer divers modèles d'explications des comportements religieux
contemporains, Danièle Hervieu-Léger expose avec rigueur la
conclusion de son analyse : Quoi que nous puissions dire ou penser,
le catholicisme ne fait plus aujourd'hui partie des références
communes de notre univers culturel français. Ses références et ses
valeurs, ses représentations et son personnel sont sortis - ou en
train de sortir - du champ social. Les conséquences de cette «
exculturation » du catholicisme sont immenses. Danièle
Hervieu-Léger nous fait prendre la mesure de cet événement
historique majeur et interroge en finale les réactions - souvent peu
appropriées du monde catholique à ce séisme culturel.
Danièle
Hervieu-Léger, sociologue, dirige le Centre d'études
interdisciplinaires des faits religieux à l'Ecole des hautes études
en sciences sociales. Ses ouvrages sur les mutations du phénomène
religieux dans la société contemporaine font largement autorité.