dimanche, janvier 20, 2013

Métaphysique de la liberté




Dans son livre « Les états multiples de l'être », René Guénon consacre un chapitre à la notion métaphysique de la liberté, liberté ultime qui s'apparente à la « spontanéité » de la sagesse extrême-orientale.

« Pour prouver métaphysiquement la liberté, écrit René Guénon, il suffit, sans s'embarrasser de tous les arguments philosophiques ordinaires, d'établir qu'elle est une possibilité, puisque le possible et le réel sont métaphysiquement identiques. Pour cela, nous pouvons d'abord définir la liberté comme l'absence de contrainte : définition négative dans la forme, mais qui, ici encore, est positive au fond, car c'est la contrainte qui est une limitation, c'est-à-dire une négation véritable. Or, quant à la Possibilité universelle envisagée au delà de l'Être, c'est-à-dire comme le Non-Être, on ne peut pas parler d'unité [...] puisque le Non-Être est le Zéro métaphysique, mais on peut du moins, en employant toujours la forme négative, parler de « non-dualité » (advaita) . Là où il n'y a pas de dualité, il n'y a nécessairement aucune contrainte. et cela suffit à prouver que la liberté est une possibilité, dès lors qu'elle résulte immédiatement de la « non-dualité », qui est évidemment exempte de toute contradiction.

Maintenant, on peut ajouter que la liberté est, non seulement une possibilité, au sens le plus universel, mais aussi une possibilité d'être ou de manifestation ; il suffit ici, pour passer du Non-Être à l'Être, de passer de la « non-dualité » à l'unité l'Être est « un » (l'Un étant le Zéro affirmé), ou plutôt il est l'Unité métaphysique elle-même, première affirmation, mais aussi, par là même, première détermination. Ce qui est un est manifestement exempt de toute contrainte, de sorte que l'absence de contrainte, c'est-à-dire la liberté, se retrouve dans le domaine de l'Être, où l'unité se présente en quelque sorte comme une spécification de la « non-dualité » principielle du Non-Être ; en d'autres termes, la liberté appartient aussi à l'Être, ce qui revient à dire qu'elle est une possibilité d'être, ou, suivant ce que nous avons expliqué précédemment, une possibilité de manifestation, puisque l'Être est avant tout le principe de la manifestation. De plus, dire que cette possibilité est essentiellement inhérente à l'Être comme conséquence immédiate de son unité, c'est dire qu'elle se manifestera, à un degré quelconque, dans tout ce qui procède de l'Être, c'est-à-dire dans tous les êtres particuliers, en tant qu'ils appartiennent au domaine de la manifestation universelle. Seulement, dès lors qu'il y a multiplicité, comme c'est le cas dans l'ordre des existences particulières, il est évident qu'il ne peut plus être question que de liberté relative ; et l'on peut envisager, à cet égard, soit la multiplicité des êtres particuliers eux-mêmes, soit celle des éléments constitutifs de chacun d'eux. En ce qui concerne la multiplicité des êtres, chacun d'eux, dans ses états de manifestation, est limité par les autres, et cette limitation peut se traduire par une restriction à la liberté ; mais dire qu'un être quelconque n'est libre à aucun degré, ce serait dire qu'il n'est pas lui-même, qu'il est « les autres », ou qu'il n'a pas en lui-même sa raison d'être, même immédiate, ce qui, au fond, reviendrait à dire qu'il n'est aucunement un être véritable. D'autre part, puisque l'unité de l'Être est le principe de la liberté, dans les êtres particuliers aussi bien que dans l'Être universel, un être sera libre dans la mesure où il participera de cette unité ; en d'autres termes, il sera d'autant plus libre qu'il aura plus d'unité en lui-même, ou qu'il sera plus « un » ; mais, comme nous l'avons déjà dit, les êtres individuels ne le sont jamais que relativement. D'ailleurs, il importe de remarquer, à cet égard, que ce n'est pas précisément la plus ou moins grande complexité de la constitution d'un être qui le fait plus ou moins libre, mais bien plutôt le caractère de cette complexité, suivant qu'elle est plus ou moins unifiée effectivement ; ceci résulte de ce qui a été exposé précédemment sur les rapports de l'unité et de la multiplicité.

La liberté, ainsi envisagée, est donc une possibilité qui, à des degrés divers, est un attribut de tous les êtres, quels qu'ils soient et dans quelque état qu'ils se situent, et non pas seulement de l'homme ; la liberté humaine, seule en cause dans toutes les discussions philosophiques, ne se présente plus ici que comme un simple cas particulier, ce qu'elle est en réalité. Du reste, ce qui importe le plus métaphysiquement, ce n'est pas la liberté relative des êtres manifestés, non plus que les domaines spéciaux et restreints où elle est susceptible de s'exercer ; c'est la liberté entendue au sens universel, et qui réside proprement dans l'instant métaphysique du passage de la cause à l'effet, le rapport causal devant d'ailleurs être transposé analogiquement d'une façon convenable pour pouvoir s'appliquer à tous les ordres de possibilités. Ce rapport causal n'étant pas et ne pouvant pas être un rapport de succession, l'effectuation doit être envisagée ici essentiellement sous l'aspect extra-temporel, et cela d'autant mieux que le point de vue temporel, spécial à un état déterminé d'existence manifestée, ou plus précisément encore à certaines modalités de cet état, n'est en aucune façon susceptible d'universalisation. La conséquence de ceci, c'est que cet instant métaphysique, qui nous paraît insaisissable, puisqu'il n'y a aucune solution de continuité entre la cause et l'effet, est en réalité illimité, donc dépasse l'Être, comme nous l'avons établi en premier lieu, et est coextensif à la Possibilité totale elle-même ; il constitue ce qu'on peut appeler figurativement un « état de conscience universelle », participant de la « permanente actualité » inhérente à la « cause initiale » elle-même.

Dans le Non-Être, l'absence de contrainte ne peut résider que dans le « non-agir » (le wou-wei de la tradition extrême-orientale) ; dans l'Être, ou plus exactement dans la manifestation, la liberté s'effectue dans l'activité différenciée, qui, dans l'état individuel humain, prend la forme de l'action au sens habituel de ce mot. D'ailleurs, dans le domaine de l'action, et même de toute la manifestation universelle, la « liberté d'indifférence » est impossible, parce qu'elle est proprement le mode de liberté qui convient au non-manifesté (et qui, à rigoureusement parler, n'est aucunement un mode spécial) , c'est-à-dire qu'elle n'est pas la liberté en tant que possibilité d'être, ou encore la liberté qui appartient à l'Être (ou à Dieu conçu comme l'Être, dans ses rapports avec le Monde entendu comme l'ensemble de la manifestation universelle), et, par suite, aux êtres manifestés qui sont dans son domaine et participent de sa nature et de ses attributs selon la mesure de leurs propres possibilités respectives. La réalisation des possibilités de manifestation, qui constituent tous les êtres dans tous leurs états manifestés et avec toutes les modifications, actions ou autres, qui appartiennent à ces états, cette réalisation, disons-nous, ne peut donc reposer sur une pure indifférence (ou sur un décret arbitraire de la Volonté divine, suivant la théorie cartésienne bien connue, qui prétend d'ailleurs appliquer cette conception de l'indifférence à la fois à Dieu et à l'homme) , mais elle est déterminée par l'ordre de la possibilité universelle de manifestation, qui est l'Être même, de sorte que l'Être se détermine lui-même, non seulement en soi (en tant qu'il est l'Être, première de toutes les déterminations), mais aussi dans toutes ses modalités, qui sont toutes les possibilités particulières de manifestation. C'est seulement dans ces dernières, considérées « distinctivement » et même sous l'aspect de la « séparativité », qu'il peut y avoir détermination par « autre que soi-même » ; autrement dit, les êtres particuliers peuvent à la fois se déterminer (en tant que chacun d'eux possède une certaine unité, d'où une certaine liberté, comme participant de l'Être) et être déterminés par d'autres êtres (en raison de la multiplicité des êtres particuliers, non ramenée à l'unité en tant qu'ils sont envisagés sous le point de vue des états d'existence manifestée). L'Être universel ne peut être déterminé, mais il se détermine lui-même ; quant au Non-Être, il ne peut ni être déterminé ni se déterminer, puisqu'il est au delà de toute détermination et n'en admet aucune.

On voit, par ce qui précède, que la liberté absolue ne peut se réaliser que par la complète universalisation : elle sera « auto-détermination » en tant que coextensive à l'Être, et « indétermination » au delà de l'Être. Tandis qu'une liberté relative appartient à tout être sous quelque condition que ce soit, cette liberté absolue ne peut appartenir qu'à l'être affranchi des conditions de l'existence manifestée, individuelle ou même supra-individuelle, et devenu absolument « un », au degré de l'Être pur, ou « sans dualité » si sa réalisation dépasse l'Être . C'est alors, mais alors seulement, qu'on peut parler de l'être « qui est à lui-même sa propre loi » , parce que cet être est pleinement identique à sa raison suffisante, qui est à la fois son origine principielle et sa destinée finale. »

René Guénon, « Les états multiples de l'être ».


Cet extrait du livre « Les états multiples de l'être » ne comprend pas les nombreuses notes de René Guénon. Le livre est téléchargeable gratuitement ICI.



Les états multiples de l'être
(version papier)




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