Dans son livre « Les états
multiples de l'être », René Guénon consacre un chapitre à
la notion métaphysique de la liberté, liberté ultime qui
s'apparente à la « spontanéité » de la sagesse
extrême-orientale.
« Pour prouver métaphysiquement
la liberté, écrit René Guénon, il suffit, sans s'embarrasser de
tous les arguments philosophiques ordinaires, d'établir qu'elle est
une possibilité, puisque le possible et le réel sont
métaphysiquement identiques. Pour cela, nous pouvons d'abord définir
la liberté comme l'absence de contrainte : définition négative
dans la forme, mais qui, ici encore, est positive au fond, car c'est
la contrainte qui est une limitation, c'est-à-dire une négation
véritable. Or, quant à la Possibilité universelle envisagée au
delà de l'Être, c'est-à-dire comme le Non-Être, on ne peut pas
parler d'unité [...] puisque le Non-Être est le Zéro métaphysique,
mais on peut du moins, en employant toujours la forme négative,
parler de « non-dualité » (advaita) . Là où il n'y a pas de
dualité, il n'y a nécessairement aucune contrainte. et cela suffit
à prouver que la liberté est une possibilité, dès lors qu'elle
résulte immédiatement de la « non-dualité », qui est évidemment
exempte de toute contradiction.
Maintenant, on peut ajouter que la
liberté est, non seulement une possibilité, au sens le plus
universel, mais aussi une possibilité d'être ou de manifestation ;
il suffit ici, pour passer du Non-Être à l'Être, de passer de la «
non-dualité » à l'unité l'Être est « un » (l'Un étant le Zéro
affirmé), ou plutôt il est l'Unité métaphysique elle-même,
première affirmation, mais aussi, par là même, première
détermination. Ce qui est un est manifestement exempt de toute
contrainte, de sorte que l'absence de contrainte, c'est-à-dire la
liberté, se retrouve dans le domaine de l'Être, où l'unité se
présente en quelque sorte comme une spécification de la «
non-dualité » principielle du Non-Être ; en d'autres termes, la
liberté appartient aussi à l'Être, ce qui revient à dire qu'elle
est une possibilité d'être, ou, suivant ce que nous avons expliqué
précédemment, une possibilité de manifestation, puisque l'Être
est avant tout le principe de la manifestation. De plus, dire que
cette possibilité est essentiellement inhérente à l'Être comme
conséquence immédiate de son unité, c'est dire qu'elle se
manifestera, à un degré quelconque, dans tout ce qui procède de
l'Être, c'est-à-dire dans tous les êtres particuliers, en tant
qu'ils appartiennent au domaine de la manifestation universelle.
Seulement, dès lors qu'il y a multiplicité, comme c'est le cas dans
l'ordre des existences particulières, il est évident qu'il ne peut
plus être question que de liberté relative ; et l'on peut
envisager, à cet égard, soit la multiplicité des êtres
particuliers eux-mêmes, soit celle des éléments constitutifs de
chacun d'eux. En ce qui concerne la multiplicité des êtres, chacun
d'eux, dans ses états de manifestation, est limité par les autres,
et cette limitation peut se traduire par une restriction à la
liberté ; mais dire qu'un être quelconque n'est libre à aucun
degré, ce serait dire qu'il n'est pas lui-même, qu'il est « les
autres », ou qu'il n'a pas en lui-même sa raison d'être, même
immédiate, ce qui, au fond, reviendrait à dire qu'il n'est
aucunement un être véritable. D'autre part, puisque l'unité de
l'Être est le principe de la liberté, dans les êtres particuliers
aussi bien que dans l'Être universel, un être sera libre dans la
mesure où il participera de cette unité ; en d'autres termes, il
sera d'autant plus libre qu'il aura plus d'unité en lui-même, ou
qu'il sera plus « un » ; mais, comme nous l'avons déjà dit, les
êtres individuels ne le sont jamais que relativement. D'ailleurs, il
importe de remarquer, à cet égard, que ce n'est pas précisément
la plus ou moins grande complexité de la constitution d'un être qui
le fait plus ou moins libre, mais bien plutôt le caractère de cette
complexité, suivant qu'elle est plus ou moins unifiée effectivement
; ceci résulte de ce qui a été exposé précédemment sur les
rapports de l'unité et de la multiplicité.
La liberté, ainsi envisagée, est donc
une possibilité qui, à des degrés divers, est un attribut de tous
les êtres, quels qu'ils soient et dans quelque état qu'ils se
situent, et non pas seulement de l'homme ; la liberté humaine, seule
en cause dans toutes les discussions philosophiques, ne se présente
plus ici que comme un simple cas particulier, ce qu'elle est en
réalité. Du reste, ce qui importe le plus métaphysiquement, ce
n'est pas la liberté relative des êtres manifestés, non plus que
les domaines spéciaux et restreints où elle est susceptible de
s'exercer ; c'est la liberté entendue au sens universel, et qui
réside proprement dans l'instant métaphysique du passage de la
cause à l'effet, le rapport causal devant d'ailleurs être transposé
analogiquement d'une façon convenable pour pouvoir s'appliquer à
tous les ordres de possibilités. Ce rapport causal n'étant pas et
ne pouvant pas être un rapport de succession, l'effectuation doit
être envisagée ici essentiellement sous l'aspect extra-temporel, et
cela d'autant mieux que le point de vue temporel, spécial à un état
déterminé d'existence manifestée, ou plus précisément encore à
certaines modalités de cet état, n'est en aucune façon susceptible
d'universalisation. La conséquence de ceci, c'est que cet instant
métaphysique, qui nous paraît insaisissable, puisqu'il n'y a aucune
solution de continuité entre la cause et l'effet, est en réalité
illimité, donc dépasse l'Être, comme nous l'avons établi en
premier lieu, et est coextensif à la Possibilité totale elle-même
; il constitue ce qu'on peut appeler figurativement un « état de
conscience universelle », participant de la « permanente actualité
» inhérente à la « cause initiale » elle-même.
Dans le Non-Être, l'absence de
contrainte ne peut résider que dans le « non-agir » (le wou-wei de
la tradition extrême-orientale) ; dans l'Être, ou plus exactement
dans la manifestation, la liberté s'effectue dans l'activité
différenciée, qui, dans l'état individuel humain, prend la forme
de l'action au sens habituel de ce mot. D'ailleurs, dans le domaine
de l'action, et même de toute la manifestation universelle, la «
liberté d'indifférence » est impossible, parce qu'elle est
proprement le mode de liberté qui convient au non-manifesté (et
qui, à rigoureusement parler, n'est aucunement un mode spécial) ,
c'est-à-dire qu'elle n'est pas la liberté en tant que possibilité
d'être, ou encore la liberté qui appartient à l'Être (ou à Dieu
conçu comme l'Être, dans ses rapports avec le Monde entendu comme
l'ensemble de la manifestation universelle), et, par suite, aux êtres
manifestés qui sont dans son domaine et participent de sa nature et
de ses attributs selon la mesure de leurs propres possibilités
respectives. La réalisation des possibilités de manifestation, qui
constituent tous les êtres dans tous leurs états manifestés et
avec toutes les modifications, actions ou autres, qui appartiennent à
ces états, cette réalisation, disons-nous, ne peut donc reposer sur
une pure indifférence (ou sur un décret arbitraire de la Volonté
divine, suivant la théorie cartésienne bien connue, qui prétend
d'ailleurs appliquer cette conception de l'indifférence à la fois à
Dieu et à l'homme) , mais elle est déterminée par l'ordre de la
possibilité universelle de manifestation, qui est l'Être même, de
sorte que l'Être se détermine lui-même, non seulement en soi (en
tant qu'il est l'Être, première de toutes les déterminations),
mais aussi dans toutes ses modalités, qui sont toutes les
possibilités particulières de manifestation. C'est seulement dans
ces dernières, considérées « distinctivement » et même sous
l'aspect de la « séparativité », qu'il peut y avoir détermination
par « autre que soi-même » ; autrement dit, les êtres
particuliers peuvent à la fois se déterminer (en tant que chacun
d'eux possède une certaine unité, d'où une certaine liberté,
comme participant de l'Être) et être déterminés par d'autres
êtres (en raison de la multiplicité des êtres particuliers, non
ramenée à l'unité en tant qu'ils sont envisagés sous le point de
vue des états d'existence manifestée). L'Être universel ne peut
être déterminé, mais il se détermine lui-même ; quant au
Non-Être, il ne peut ni être déterminé ni se déterminer,
puisqu'il est au delà de toute détermination et n'en admet aucune.
On voit, par ce qui précède, que la
liberté absolue ne peut se réaliser que par la complète
universalisation : elle sera « auto-détermination » en tant que
coextensive à l'Être, et « indétermination » au delà de l'Être.
Tandis qu'une liberté relative appartient à tout être sous quelque
condition que ce soit, cette liberté absolue ne peut appartenir qu'à
l'être affranchi des conditions de l'existence manifestée,
individuelle ou même supra-individuelle, et devenu absolument « un
», au degré de l'Être pur, ou « sans dualité » si sa
réalisation dépasse l'Être . C'est alors, mais alors seulement,
qu'on peut parler de l'être « qui est à lui-même sa propre loi »
, parce que cet être est pleinement identique à sa raison
suffisante, qui est à la fois son origine principielle et sa
destinée finale. »
René Guénon,
« Les états multiples de l'être ».
Cet
extrait du livre « Les états multiples de l'être » ne
comprend pas les nombreuses notes de René Guénon. Le livre est
téléchargeable gratuitement ICI.
Les
états multiples de l'être
(version papier)