jeudi, juin 06, 2013

Gurdjieff & l'amour-propre

Gurdjieff parle à ses élèves

Le Prieuré, 13 février 1923


La libération mène à la libération. Telles sont les premières paroles de Vérité, non de la vérité entre guillemets, mais de la vérité au vrai sens du terme - la vérité qui n'est pas seulement théorique, qui n'est pas un simple mot, mais qui peut être effectivement mise en pratique.

Le sens caché de ces mots peut être expliqué de la manière suivante.

Par libération, nous entendons cette libération qui est le but de toutes les écoles, de toutes les religions, à toutes les époques.

Cette libération peut être vraiment très grande. Tous les hommes la désirent, tous les hommes s'efforcent de l'obtenir. Mais elle ne peut être atteinte sans une première libération - une petite libération. La grande libération est une libération des influences extérieures. La petite libération est une libération des influences intérieures.

Dans les premiers temps, cette petite libération semble très grande, parce qu'un débutant dépend très peu des influences extérieures. Seul un homme déjà libéré des influences intérieures tombe sous l'emprise des influences extérieures.

Les influences intérieures empêchent l'homme de tomber sous les influences extérieures. Peut-être est ce mieux ainsi.

Les influences intérieures, l'esclavage intérieur, viennent de sources variées ainsi que de nombreux facteurs indépendants. Indépendants, en ce sens qu'il s'agit tantôt d'une chose, tantôt d'une autre, car nous avons beaucoup d'ennemis.

Ces ennemis sont en si grand nombre que la vie ne serait pas assez longue s'il fallait lutter séparément contre chacun d'eux afin de nous en libérer. Il nous faut donc trouver une méthode, une ligne de travail, qui nous permette de détruire simultanément le plus grand nombre possible de ces ennemis intérieurs qui sont à l'origine de ces influences.

J'ai dit que nous avions toutes sortes d'ennemis. Mais les principaux et les plus actifs sont la vanité et l'amour-propre. Il existe même un enseignement qui les qualifie de représentants et de messagers du Diable.

Pour certaines raisons, on les appelle aussi Madame Vanité et Monsieur Amour-propre. Comme je l'ai dit, ces ennemis sont nombreux. Je n'ai mentionné que ces deux-là en raison de leur caractère fondamental. Pour le moment, on aurait du mal à les énumérer tous. Il serait difficile de travailler sur chacun d'eux spécifiquement et de manière directe, et cela prendrait trop de temps puisqu'ils sont si nombreux. Aussi devons-nous agir sur eux indirectement de manière à nous libérer de plusieurs d'entre eux à la fois.

Ces représentants du Diable se tiennent constamment sur le seuil qui nous sépare de l'extérieur et empêchent aussi bien les bonnes que les mauvaises influences extérieures de pénétrer en nous. De sorte qu'ils ont à la fois un bon et un mauvais côté.

Pour un homme qui veut faire un choix entre les influences qu'il reçoit, c'est un avantage d'avoir ces gardiens. En revanche, celui qui veut accueillir toutes les influences, quelles qu'elles soient – car il est impossible de ne retenir que les bonnes – doit se libérer du plus grand nombre de ces gardiens, et pour finir les éliminer complètement.

Pour cela, il y a de nombreuses méthodes, et un grand nombre de moyens. Personnellement, je vous conseillerais de tenter de vous libérer, et cela sans échafauder de théories inutiles, mais à l'aide d'une simple réflexion, d'une réflexion active.

Par une réflexion active, la chose est possible. Mais pour celui qui n'y arrive pas, qui ne parvient pas à ses fins par cette méthode, il n'y aura pas d'autre moyen d'aller plus loin.

Prenons, par exemple, l'amour-propre qui occupe pratiquement la moitié du temps de notre vie. Si, du dehors, quelqu'un ou quelque chose a blessé notre amour-propre, la force du choc reçu ferme toutes les portes, nous coupant ainsi de la vie, non seulement au moment même, mais pour très longtemps.

Lorsque je suis en relation avec l'extérieur, je vis. Si je ne vis qu'à l'intérieur, ce n'est pas la vie. Mais tout le monde vit de cette manière. Quand je m'observe, je me relie à l'extérieur.

Par exemple, je suis assis ici. M ... est là, ainsi que K ... - nous vivons ensemble. M ... m'a traité d'idiot, je suis offensé. K ... m'a regardé de travers... Je suis offensé. Je « considère », je suis blessé, et je ne retrouverai pas mon calme ni mon équilibre avant longtemps.

Nous sommes tous aussi susceptibles, nous passons tous sans cesse par des expériences semblables. A peine une épreuve commence-t-elle à s'atténuer qu'une autre, de même nature, a déjà pris sa place.

Notre machine est ainsi faite qu'elle ne comporte pas d'aires distinctes pour des expériences simultanées.

Nous n'avons qu'une seule place pour nos expériences psychiques. De sorte que si cette place est occupée par des épreuves comme celles dont je viens de parler, il n'est pas question pour nous d'avoir les expériences que nous désirons. Car ces expériences, auxquelles devraient nous faire accéder certains comportements intérieurs, ne pourront pas avoir lieu, tant que les choses resteront ce qu'elles sont.

M... m'a traité d'idiot. Pourquoi serais-je offensé ? Je ne me sens pas offensé, de telles choses ne m'atteignent pas. Non que je n'aie pas d'amour-propre, j'en ai peut-être plus que n'importe qui. C'est peut-être cet amour-propre lui-même qui m'empêche d'être offensé.

Je réfléchis, je raisonne exactement à l'opposé de la manière habituelle. Il m'a traité d'idiot. Et lui, qui est-il donc ? Un sage ? Peut-être est-il un idiot ? ou un fou ? On ne peut pas attendre d'un gamin qu'il soit un sage. Je ne peux donc pas exiger de lui qu'il soit un sage. Son raisonnement était stupide. Quelqu'un lui aura parlé de moi, ou bien il s'est forgé lui-même l'idée que j'étais un idiot. Tant pis pour lui. Je sais bien que je ne suis pas un idiot, donc cela ne m'offense pas. Qu'un idiot m'ait traité d'idiot, cela ne m'affecte pas intérieurement.

Mais si, à un moment donné, je me suis comporté comme un idiot, et que quelqu'un me traite d'idiot, je ne suis pas blessé non plus puisque ma tâche est de ne pas en être un – je suppose que c'est là le but de chacun. Ce quelqu'un me rappelle donc mon but, il m'aide à voir que je suis un idiot et que j'ai agi comme un idiot. J'y réfléchirai, et peut-être que la prochaine fois je n'agirai pas
comme un idiot.

Ainsi, ni dans un cas ni dans l'autre, je ne suis blessé.

K ... m'a regardé de travers. Cela ne m'offense pas ; au contraire, j'ai pitié de K ... J'ai pitié de lui à cause du sale regard qu'il m'a lancé. Pour un sale regard il doit y avoir un motif. Quel motif peut-il bien avoir ?

Je me connais. Je peux juger d'après cette connaissance que j'ai de moi.

Quelqu'un a pu lui dire quelque chose qui lui a donné une fausse opinion de moi. Je le plains d'être esclave au point de ne me regarder qu'à travers les yeux d'autrui. Cela prouve qu'il n'est pas. C'est un esclave, donc il ne peut pas me blesser.

Tout cela comme un exemple d'une certaine manière de réfléchir.

En réalité, la cause secrète de toutes ces réactions réside dans le fait que nous ne nous possédons pas nous-mêmes et que nous ne possédons pas non plus de véritable amour-propre. L'amour-propre est une grande chose. Si l'amour-propre, tel que nous le considérons d'habitude, est une chose répréhensible, le vrai amour-propre, que par malheur nous ne possédons pas, est désirable et nécessaire.

L'amour-propre ordinaire est le signe d'une haute opinion de soi-même. Qu'un homme ait cet amour-propre, cela montre ce qu'il est.

Comme nous l'avons déjà dit, l'amour-propre est un représentant du Diable ; c'est notre pire ennemi, le frein principal à nos aspirations et à nos accomplissements. L'amour-propre est l'arme maîtresse du représentant de l'Enfer.

Mais l'amour-propre est un attribut de l'âme. A travers l'amour-propre on peut entrevoir l'esprit. L'amour-propre indique et prouve que l'homme est une parcelle du Paradis. L'amour-propre est Je, et Je est Dieu. Par conséquent, il est désirable d'avoir un amour-propre.

L'amour-propre est enfer, et l'amour-propre est paradis. Tous deux portent le même nom ; extérieurement ils sont semblables, et cependant totalement différents et opposés dans leur essence. Mais si nous regardons superficiellement, nous pourrons les regarder toute notre vie sans jamais les distinguer l'un de l'autre.

Selon une sentence très ancienne, « Celui qui a de l'amour-propre est à mi-chemin de la liberté». Pourtant, si nous prenons ceux qui sont ici, chacun d'eux est plein d'amour-propre à en éclater. Et en dépit du fait que nous regorgeons d'amour-propre, nous n'avons pas encore obtenu la moindre bribe de liberté. Notre but doit être d'avoir de l'amour-propre. Si nous avons de l'amour-propre, par cela seul nous serons libérés de quantité d'ennemis. Nous pourrons même nous rendre libres de ces deux ennemis majeurs – Monsieur Amour-propre et Madame Vanité.

Comment distinguer une sorte d'amour-propre de l'autre ? Nous avons dit qu'extérieurement c'était très difficile. La distinction est déjà très difficile à faire quand nous regardons les autres, et quand nous nous regardons nous-mêmes, c'est encore plus difficile.

Dieu merci, nous qui sommes ici, nous sommes à l'abri de toute confusion entre l'une et l'autre sorte d'amour-propre... Nous avons de la chance ! Le vrai amour-propre manque totalement, de sorte qu'aucune confusion n'est possible.

Au début de cet entretien, j'ai employé le terme de « réflexion active ».

La réflexion active s'apprend par la pratique. Il faut la pratiquer pendant longtemps et sous des formes très diverses.

George Gurdjieff



4ème de couverture :

Le nom de Gurdjieff est aujourd'hui reconnu comme celui d'un grand maître spirituel, tel qu'il en apparaît dans l'histoire de l'humanité, à des époques de transition. Voyant la direction que prenait la civilisation moderne, Gurdjieff s'était donné comme tâche d'éveiller ses contemporains à la nécessité d'un développement intérieur qui leur ferait prendre conscience du sens réel de leur présence sur terre. Les notes rassemblées dans cet ouvrage se rapportent à quelques-unes des réunions qui se tenaient chaque soir autour de Gurdjieff, quelles que soient les circonstances. Ces textes ne sont pas une transcription directe. En effet, Gurdjieff ne permettait pas à ses élèves de prendre des notes au cours des réunions. Quelques auditeurs prévoyants, doués d'une mémoire exceptionnelle, s'efforçaient ensuite de reconstituer ce qu'ils avaient entendu. Sans chercher à présenter une synthèse des idées développées par Gurdjieff - comme P. D. Ouspensky l'a tenté avec maîtrise dans Fragments d'un enseignement inconnu - ces notes, si incomplètes soient-elles, ont été reconnues par ceux qui avaient assisté aux réunions comme aussi fidèles que possible à la parole de leur maître. Ces comptes rendus sont précédés de trois autres textes de caractère différent. Lueurs de vérité, datant de 1914, est le récit que fait un élève russe de sa première rencontre avec Gurdjieff, près de Moscou, avant la Révolution. Les deux autres textes, datant respectivement de 1918 et de 1924, sont des conférences données par Gurdjieff.

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