Les Allemands sont des
chrétiens, c'est sûr. Ils vivent dans le nord comme tous les
autres, dans ce que nous appelons Blad Teldj, le pays de la
neige. Allah n'a pas fait de cadeau aux chrétiens : leur climat est
froid et rigoureux, ce qui les met de mauvaise humeur. Quand le
soleil ne se montre pas pendant des mois, ils deviennent méchants.
Pour se réchauffer, ils sont obligés de boire du vin et d'autres
boissons fortes qui les rendent agressifs, et ils commencent à
chercher des noises aux autres. Ils boivent parfois du thé, comme
tout le monde, mais même leur thé est amer et bouillant, très
différent du nôtre, toujours parfumé à la menthe, à l'absinthe
ou au myrte. Cousin Zin, qui est allé en Angleterre, dit que le thé,
là-bas, est si amer qu'ils sont obligés d'y mettre du lait. Samir
et moi avons donc essayé une fois de verser du lait dans notre thé
à la menthe, juste pour voir. C'était dégoûtant ! Pas étonnant
que les chrétiens soient malheureux et cherchent sans arrêt la
bagarre !
Quoi qu'il en soit, il
semblait que les Allemands avaient préparé en secret, depuis des
années, une immense armée. Personne n'était au courant, et un beau
jour ils ont envahi la France. Ils ont colonisé Paris, la capitale
française, et ont commencé à donner des ordres aux gens,
exactement comme les Français le font ici, à Fès. Nous avions de
la chance quand même, parce que, au moins, les Français n'aimaient
pas notre Médina, la cité de nos ancêtres, et ont donc construit
la Ville Nouvelle pour y habiter. Quand j'ai demandé à Samir ce qui
se serait passé si les Français avaient trouvé la Médina à leur
goût, il m'a répondu qu'ils nous auraient tous jetés dehors pour
prendre nos maisons. Cependant, ces mystérieux Allemands n'en
voulaient pas seulement aux Français. Ils ont aussi déclaré la
guerre aux juifs. Les Allemands obligent les juifs à porter quelque
chose de jaune chaque fois qu'ils mettent le nez dehors, tout comme
les musulmans exigent que les femmes portent un voile, pour pouvoir
immédiatement les repérer.
Pourquoi les Allemands en
voulaient aux juifs, personne dans la cour ne pouvait vraiment le
dire. Samir et moi posions sans arrêt des questions, courant d'un
groupe de brodeuses à l'autre, dans l'après-midi calme, mais nous
n'obtenions que des suppositions. « C'est peut-être la même chose
que pour les femmes ici, disait ma mère. Personne ne sait vraiment
pourquoi les hommes nous forcent à porter le voile. C'est sans doute
une question de différence. La peur de la différence fait agir les
gens de façon très bizarre. Les Allemands se sentent probablement
plus en sécurité quand ils sont entre eux. C'est comme les hommes
dans la Médina, qui deviennent nerveux dès qu'une femme apparaît.
Si les juifs insistent pour rester différents, ça peut déstabiliser
les Allemands. Le monde est fou ! »
Fatima Mernissi
Rêves de femmes
Une enfance au harem
«
Je suis née en 1940 dans un harem à Fès, ville marocaine du IXe
siècle, située à cinq mille kilomètres à l'ouest de La Mecque,
et à mille kilomètres au sud de Madrid, l'une des capitales des
féroces chrétiens. » Ainsi commence le récit de Fatima Mernissi,
cascades de contes d'une enfance où merveilleux et quotidien se
côtoient et s'embrouillent. Habiba, l'illettrée qui récite par
cœur Les
Mille et Une Nuits,
est-elle réelle ou fictive ? Et Tamou, la cavalière rifaine qui
surgit du Nord, bardée d'armes et de bijoux ? Et Charna, et la
princesse Boudour ? Qui sait ? L'écrivaine elle-même est incertaine
: « C'est un récit sur les frontières, elles bougent par
définition ! »