René Guénon est mort en 1951 au
Caire. Son œuvre, qui traite aussi bien des spiritualités
orientales, de l’initiation, du symbolisme que de critique sociale,
resta discrète. Elle n'occupa jamais le devant de la scène
médiatique, et pourtant elle passionna, intéressa ou intrigua de
nombreux esprits parmi les plus brillants de son époque.
Si Guénon amène chez certains une
adhésion totale, passionnée, elle provoque aussi le rejet. Pour
certains intellectuels, la seule mention de son nom crée une
réaction irrationnelle, violente, un refus qui témoigne souvent
d'une méconnaissance de l'œuvre. René Guénon ne laisse jamais
indifférent ceux qui l'approchent. Il intrigue, fascine. Il n'est
pas un auteur comme les autres.
La plupart des ouvrages de spiritualité
contemporains respectent les « valeurs de la société occidentale
», les découvertes de la science, la technologie, ou du moins ne
les mettent pas réellement en cause. Dans ces livres, la
spiritualité est un objet plutôt inoffensif, un ensemble de
connaissances, de règles de vie, de pratiques, qui visent à trouver
un certain équilibre intérieur et s'intègrent parfaitement au
discours ambiant. Par intérêt ou par indifférence, ces auteurs
caressent la modernité « dans le sens du poil ».
René Guénon aurait pu se contenter de
publier ses remarquables études sur le Védanta ou le symbolisme.
Mais pour lui, le domaine du spirituel n'est pas dissociable d'une «
vision du monde » sacrée. On ne peut parler de soufisme, de
taoïsme, de yoga, sans remettre en cause le monde « profane » qui
est le nôtre. Le spirituel doit s'inscrire dans une perspective plus
vaste. Guénon montre que des disciplines comme la méditation, des
doctrines comme le Védanta sont l'écho des anciennes civilisations
hindoues ou tibétaines qui étaient complètement imprégnées par
le sacré — et ces échos nous sont parvenus plus ou moins déformés
par tous les préjugés de la mentalité actuelle, souvent détournés
de leur véritable sens.
À notre époque où se pose la
question d'une « spiritualité laïque », détachée des religions,
Guénon répond très nettement qu'elle est impossible. Une pratique
spirituelle n'est pas une « science », au sens où l'entendent les
modernes, c'est-à-dire une discipline neutre, libre de toute
référence à une tradition. Elle ne peut être déliée de son
contexte religieux et surtout d'une filiation maître-disciple.
Pratiquer la méditation en dehors d'un cadre bouddhiste ou hindou,
c'est comme pratiquer la prière du cœur hésychaste sans se référer
au christianisme. Même dans les formes les plus dépouillées du
bouddhisme, le zen et le théravada, les moines s'inscrivent dans une
forme traditionnelle particulière et récitent chaque jour des
sutras ; de même, la Cabale n'est pas dissociable du judaïsme ni le
soufisme de l'islam, c'est-à-dire des matrices au sein desquelles
ils se sont développés. De ce fait, René Guénon a tenté de
restaurer ces pratiques et ces doctrines dans leur vérité, sans
faire de concession à l'idéologie dominante.
Les Orientaux ont toujours représenté,
face aux divinités chargées de compassion, des dieux ou des déesses
qui luttent contre les « démons » et veillent à garder
l'intégrité de la tradition, comme Durga en Inde ou Manjusri dans
le bouddhisme. Dans cette perspective, nous pouvons dire que René
Guénon joue un peu le rôle du boddhisatva Manjusri, qui tranche les
ténèbres de l'ignorance avec son épée.
Ce que René Guénon a à nous dire est
contraire à tous nos conditionnements, nos préjugés, à tout ce
que nous avons appris. Nous pensons que le monde sensible que nous
percevons est la seule réalité, qu'il a toujours été le même
pour tous les peuples depuis le commencement de l'humanité et que
l'homme blanc contemporain a découvert pas à pas, petit à petit,
la vérité à travers la démarche scientifique. Nous sommes
persuadés que l'économie explique en grande partie les événements
de l'histoire, que nous passons progressivement de la barbarie à la
civilisation et que les idées philosophiques et religieuses sont
affaires de « croyance ». Or Guénon nous dit précisément que ce
que nous tenons pour vrai n'est qu'un ensemble de conditionnements,
de préjugés, un « rêve particulier », et que nous prenons pour
une vérité universelle une réalité très singulière. Une réalité
contraire à la nature profonde de l'homme.
Nous nous croyons libres, ou du moins
plus libres que la plupart des hommes des anciennes civilisations.
René Guénon nous montre que nous sommes simplement victimes d'une
idéologie dominante qui nous maintient dans certaines croyances que
nous pensons universelles. Il met le doigt sur la profonde aliénation
de l'homme contemporain. Par rapport à l'emprise subtile qu'exerce
le monde actuel, l'œuvre de Guénon représente une échappée, une
verticalité, une « liberté vraie ».
René Guénon s'est situé délibérément
en dehors des « valeurs » de la société occidentale, rendant de
ce fait toute récupération de son discours impossible. Même si les
critiques adressées à cette société sont nombreuses, elles
demeurent finalement toujours dans un cadre convenu, et n'échappent
pas aux « valeurs de la modernité ». Toute révolte ne peut avoir
lieu que sur la scène érigée par la collectivité à laquelle nous
appartenons. Nous n'avons que la liberté dérisoire de nous
positionner : nous sommes darwinistes ou bien créationnistes,
théistes ou athées, progressistes ou réactionnaires, etc. Ainsi
l'individu se retrouve-t-il enfermé dans une posture tout en se
croyant libre de ses choix.
Pour aborder l’œuvre de René
Guénon, il est donc nécessaire de déposer toutes nos croyances,
toutes nos habitudes de pensée, pour nous ouvrir à quelque chose de
neuf, de radicalement différent de ce que l'on nous a enseigné. Si
nous n'adoptons pas cette attitude, nous ne ferons que juger de son
œuvre en fonction de nos préjugés. Projetant sur elle nos
particularités culturelles en pensant qu'elles sont universelles,
alors qu'elles sont liées à une certaine époque et à un certain
lieu, nous passerons à côté de ce que nous dit René Guénon.
Mais cette vision du monde différente
à laquelle il nous enjoint de nous ouvrir, cette nature profonde de
l'homme qu'il nous appelle à retrouver, n'est pas le fruit de sa
propre spéculation, car la véritable particularité de Guénon, ce
qui fait sa force et sa différence, réside dans le fait qu'il ne
défend pas une pensée personnelle. Il n'est pas le créateur ou le
continuateur d'un système philosophique, d'une idéologie, d'une
croyance particulière. Il s'est toujours voulu le témoin de la
Tradition — ce qui est l'essentiel, le cœur de sa démarche, le
fondement de son œuvre. Comme il le dit dans un compte-rendu; «
"Nos" doctrines n'existent pas, pour la bonne raison que
nous n'avons jamais fait autre chose que d'exposer de notre mieux les
doctrines tradition-nelles, qui ne sauraient être la propriété de
personne . » Le mot « Tradition » ne se réfère évidemment pas
au folklore, aux coutumes, à ce que Guénon appelle le «
traditionalisme ». La Tradition métaphysique, au sens où il
l'entend, n'a rien à voir avec un culte du passé et la volonté de
le prolonger dans le présent ; elle est une « réalité
métahistorique », intemporelle, vivante, qui se trouve au cœur des
religions et qui est en même temps le principe ordonnateur de toute
civilisation centrée sur le sacré — et en ce sens «
traditionnelle ». L'existence de ce noyau de vérité, commun à
toutes les grandes religions du monde, est familière à beaucoup de
maîtres ou d'êtres spirituellement réalisés.
Erik Sablé, René Guénon, le
visage de l'éternité.
Violemment critiqué ou célébré comme un gourou, Guénon n'a pourtant jamais revendiqué une œuvre personnelle : il s'est présenté comme le "scribe" de la tradition universelle, ce noyau de vérité au cœur des diverses traditions spirituelles qu'on trouve évoqué par les mystiques, des kabbalistes aux soufis en passant par Maître Eckhart. Sa passion de l'éternité s'est ainsi déployée comme un travail de transmission de la tradition universelle, qu'il s'est attaché à définir et à présenter tout au long de son oeuvre. Les valeurs de la modernité, particulièrement la prépondérance de la raison, ont en effet dissous le lien avec cette tradition, encore vivante dans certaines sociétés (Tibet, Inde ou chez les soufis par exemple). L'essence de l'homme est spirituelle, et une société qui ne respecte pas cette essence s'égare, vidée de toute dimension sacrée, nous dit Guénon.