Le
7 novembre 2011, invité à l'émission Service Public de France
Inter, Matthieu Ricard, VRP du lamaïsme et apôtre de la méditation,
déclare : « On doit en arriver à une gouvernance
mondiale ». Dans son livre
Plaidoyer pour
l'altruisme,
Matthieu Ricard développe sa vision politique.
Une démocratie
informée et une méritocratie responsable
Comment faire en sorte que les peuples
se donnent le meilleur gouvernement possible ? Comme l'a dit le
Dalaï-lama après avoir « librement, joyeusement et fièrement »
mis fin à quatre siècles de collusion entre pouvoir spirituel et
pouvoir temporel au sein de l'administration tibétaine en exil : «
Le temps de la mainmise des dictateurs et des chefs religieux sur les
gouvernements est révolu. Le monde appartient à 7 milliards d'êtres
humains, et c'est eux et seulement eux qui doivent décider
démocratiquement du sort de l'humanité. » Tels sont les propos
qu'il a prononcés à maintes reprises depuis 2011, lorsqu'il
abandonna les dernières prérogatives politiques qui étaient
jusqu'alors associées à sa fonction, au terme d'un processus de
démocratisation des institutions tibétaines qu'il entreprit dis son
arrivé en exil sur le sol de l'Inde. « La démocratie, plaisantait
Churchill, est le pire système de gouvernement, à l'exception de
tous les autres qui ont été expérimentés. » Comment faire, en
effet, pour que les décisions les meilleures pour l'ensemble de la
population puissent émerger d'une immense masse d'individus qui
n'ont pas toujours accès à un savoir leur permettant de décider en
toute connaissance de cause ? Les dictateurs ont résolu la question
en décidant pour tout le monde, et les chefs religieux en décidant
selon les dogmes de leur religion respective. À de rares exceptions
près, les premiers comme les seconds ont causé, et causent encore,
d'incommensurables souffrances.
La plupart des tribus primitives [...]
étaient de nature fondamentalement égalitaires. Lorsqu'elles se
sont sédentarisées, ce sont généralement les individus considérés
comme les plus sages, ceux qui avaient le plus d'expérience et qui
avaient fait leurs preuves, qui étaient pris pour chefs. Le choix
des dirigeants conciliait ainsi consensus et méritocratie. À mesure
que ces communautés ont grandi, ont accumulé des richesses et se
sont hiérarchisées, d'autres systèmes sont apparus, notamment la
conquête brutale du pouvoir et la soumission des populations a
l'autorité de potentats. L'histoire humaine a fini par montrer que
la démocratie était la seule forme de gouvernement susceptible de
respecter les aspirations d'une majorité de citoyens.
Mais comment éviter les dérives du
populisme, des décisions hâtives prises en vue de satisfaire les
demandes de ceux qui ne jugent les politiques qu'en fonction des
avantages et des inconvénients à court terme ? Les politiciens
assurent leur réélection en accédant à ces demandes et n'osent
pas s'engager dans des réformes en profondeur dont les fruits ne
seront pas récoltés immédiatement, et qui impliquent parfois des
décisions impopulaires.
Les risques de la démagogie sont
aujourd'hui particulièrement évidents dans le cas du déni du
réchauffement global, très en vogue aux États-Unis, déni dont les
arguments fondraient cent fois plus vite que les glaces de l'Arctique
si la majorité de la population, des médias et des hommes
politiques étaient mieux au fait des connaissances acquises par la
science, et si ceux qui sont correctement informés étaient en
mesure de prendre les décisions nécessaires à la prospérité à
long terme de l'humanité. Il faut aussi que la science se plie moins
aux exigences des marchés financiers qui l'éloignent de la
production de connaissances au profit d'une valorisation économique
de la recherche. La marchandisation de la science et de la médecine
fait souvent passer les intérêts des laboratoires pharmaceutiques
devant ceux des malades, et les intérêts des firmes
agroalimentaires devant ceux des agriculteurs et des consommateurs.
L'Institut Berggruen pour la
gouvernance, fondé par le philanthrope d'origine allemande Nicolas
Berggruen, qui a décidé de consacrer sa fortune à l'amélioration
des systèmes de gouvernance dans le monde, définit la « gouvernance
intelligente » comme la réalisation d'un équilibre entre une
méritocratie construite grâce à une série de choix effectués à
différents niveaux de la société (des autorités locales aux
responsables nationaux) et un processus démocratique qui permet aux
citoyens d'empêcher les dérives potentielles du pouvoir vers la
corruption, le népotisme, les abus et le totalitarismes.
Selon Nicolas Berggruen et
l'éditorialiste politique Nathan Gardels, une démocratie
informée implique une décentralisation maximale du pouvoir
décisionnel, confiée à des communautés citoyennes actives dans
les domaines relevant de leur compétence. Afin de gérer et
d'intégrer ces pouvoirs interdépendants mais délocalisés, il
faudrait, selon ces auteurs, mettre en place une instance politique
fondée sur les compétences et sur l'expérience, qui dispose d'une
vue d'ensemble sur le système et prenne les décisions sur les
questions qui concernent le bien commun des citoyens. Cette instance
constitue une méritocratie éclairée, protégée des
pressions correspondant aux intérêts immédiats de certains groupes
d'influence. Toutefois, pour rester légitime, cette instance doit
être transparente, tenue de rendre des comptes, et son
fonctionnement doit être surveillé par des représentants des
citoyens, démocratiquement élus.
Berggruen et Gardels conçoivent une
structure pyramidale qui encouragerait l'émergence, à chaque niveau
de représentation, de communautés à taille humaine d'élus qui se
connaissent et sont capables de juger de l'expérience et des
capacités de leurs paire. Imaginons que ce système soit appliqué à
un pays de 80 millions d'habitants. Le pays est divisé en 100
districts de 800 000 habitants. Chaque communauté de 2 000
habitants, constituant un «arrondissement» élit 10 délégués.
Ceux-ci se rencontrent, délibèrent et élisent l'un des leurs,
appelé à siéger dans un conseil de «secteur» composé de 20
membres représentant au total 40 000 habitants. Ceux-ci élisent à
leur tour 1 représentant régional et 20 représentants régionaux
élisent un député qui représente un district de 800 000 habitants
et siège au Parlement national composé ainsi de 100 députés.
Les élus représentent ainsi des
groupes qui, à différents niveaux, reflètent l'ensemble du corps
électoral. Ce système est notamment utilisé en Australie et en
Irlande. La différence avec l'élection directe de 1 député
représentant 800 000 habitants est qu'à chaque niveau les personnes
qui élisent celui qui les représentera au niveau supérieur se
connaissent et sont à même d'apprécier de première main
l'expérience, la sagesse et les capacités de la personne qu'ils
élisent. À chaque niveau, les candidats doivent prouver qu'ils
disposent de capacités (connaissances et expérience)
proportionnelles au degré de responsabilité visé. Cette solution
consiste donc à fragmenter le système politique en petites unités
gérables, à taille humaine, chacune élisant celle qui lui est
immédiatement supérieure.
Vers une fédération
mondiale ?
De son côté, dans Demain qui
gouvernera le monde ? Jacques Attali estime que le fédéralisme
est la forme d'administration du monde qui a le plus de chances
d'être efficace. Une gouvernante mondiale doit en effet posséder
une dimension de supranationalité sans pour autant être
centralisée. D'où le fédéralisme. «Le fédéralisme, précise
Attali, obéit à trois principes : la séparation, qui
consiste à répartir les compétences législatives entre
gouvernement fédéral et gouvernements fédérés; l'autonomie,
qui permet à chaque niveau de gouvernement d'être seul responsable
dans son domaine de compétence; l'appropriation, grâce à laquelle
les entités fédérées, représentées au sein des institutions
fédérales et participant à l'adoption des lois fédérales,
éprouvent un sentiment d'appartenance à la communauté et à ses
règles, et ont la certitude de la capacité du centre de maintenir
la diversité et le compromis. » En bref, conclut Attali :
Pour survivre, l'humanité doit même
aller beaucoup plus loin que l'actuelle prise de conscience d'une
vague «communauté internationale». Elle doit prendre conscience de
l'unité de son destin, et d'abord de son existence en tant que
telle. Elle doit comprendre que, rassemblée, elle peut faire
beaucoup plus que divisée.
Matthieu Ricard, Plaidoyer
pour l'altruisme.