mardi, novembre 11, 2014

Le sens de l'essentiel et de l'accessoire



Parce qu’il veut trop « gagner » sa vie, l’homme moderne est en train de la perdre. En voulant trop construire il se détruit. En cherchant trop avidement sa sécurité il aboutit à l’insécurité. Tels sont les faits. Il ne pourrait en être autrement. Les constructions de l’homme moderne, ses recherches, ses acquisitions manquent de base réelle. Elles sont vides. Elles « sonnent creux ».

Une civilisation basée sur la réalité absolue du « moi » et par conséquent sur la violence — car le « moi » est à l’origine de toutes les violences — ne peut aboutir qu’à des déséquilibres, à des conflits. L’essor inouï de la technique ne parviendra pas à nous affranchir de l’ignorance de nous-mêmes. Cette méconnaissance de nous-mêmes et de la nature profonde des êtres et des choses tend à nous orienter vers des comportements anormaux et inadéquats. Il y a vingt-cinq siècles le Bouddha nous enseignait l’existence d’une loi d’harmonie naturelle s’exprimant dans le comportement humain : la loi du « Juste Milieu ». Nous en sommes de plus en plus éloignés.

Il y a trop ou trop peu. Quelque chose est toujours en excès dans le monde actuel : misère des peuples sous-développés ou surabondance parmi les sociétés économiquement privilégiées.

Nous foulons aux pieds les lois les plus élémentaires de la nature. L’homme « civilisé » du XXe siècle s’acharne à détruire les grands équilibres naturels. Physiquement d’abord par un rythme de vie antinaturel, un mépris des grands cycles d’activité et de repos, une alimentation empoisonnée par l’envahissement progressif de la chimie et des artifices innombrables de la technique, l’absence d’exercices dans la nature et les drogues.

Psychologiquement ensuite, par l’identification à une foule de valeurs artificielles et fausses. Nous sommes intoxiques sur les plans de la matière et de l’esprit.

Un vent de folie souffle dans le domaine de la pensée. L’homme est hypnotise par l’ampleur de ses découvertes techniques : conquêtes du temps, conquêtes de l’espace, cerveaux électroniques, satellites artificiels, fusées interplanétaires ou interstellaires, etc., etc.

On en vient à considérer le développement technique d’un peuple comme critère essentiel de son évolution culturelle et spirituelle.

Fasciné par la magie prestigieuse de ses conquêtes spectaculaires sur le monde extérieur l’homme détourne ses regards de la vie intérieure. Il est spirituellement « déraciné »...

La compétition existant entre les deux sphères d’influence qui partagent le monde aggrave encore le problème et fausse de plus en plus l’optique sereine que nous devrions avoir de ces choses. L’accessoire est devenu l’essentiel. Nous sommes en pleine foire, en plein pugilat. Et l’homme sans se connaître devient une caricature, un robot ou pire encore : un apprenti sorcier dont les pouvoirs deviennent chaque jour plus redoutables.

Une disparité énorme existe entre révolution intellectuelle et technique d’une part, et l’évolution morale, psychologique et spirituelle d’autre part. Et chaque jour le gouffre s’approfondit.

Nous perdons trop souvent de vue que nous faisons partie de ce monde.

Nous sommes tous responsables de son état actuel. Consciemment ou inconsciemment nous l’avons tous voulu. Nous l’avons tous construit et y collaborons tous les jours. Nous en avons été consciemment ou inconsciemment les complices. Et nous le resterons aussi longtemps que nous poursuivrons les rêves insensés de notre égoïsme, de nos avidités, c’est-adire aussi longtemps que nous ne nous connaîtrons pas profondément.

En utilisant les pouvoirs énormes de la pensée sans nous connaître nous-mêmes nous commettons une fatale imprudence.

La pratique de l’art de « voir dans la soi-nature » tel qu’il est défini dans le Ch’an, le Bouddhisme Zen ou dans l’œuvre de Krishnamurti nous permettrait de réaliser une métamorphose fondamentale des valeurs qui président à la civilisation du monde actuel. Nous nous transformerions instantanément en auxiliaire de la Nature profonde des choses. Une transfiguration considérable des aspects psychologiques et matériels de l’existence en résulterait.

Il nous est possible d’être les artisans d’une ère nouvelle où la toute-puissance de l’Amour véritable sera l’inspiratrice de la Loi et où l’Intelligence Pure conférera le discernement des valeurs essentielles.

Ainsi que l’exprimait Lao-Tzeu dans une pensée admirable qui fait figure d’étonnante prophétie :

« Avec la droiture on gouverne un royaume, avec du génie on fait la guerre... Mais l’Empire (du Réel) on le gagne grâce au Non-Agir... Comment sais-je qu’il en est ainsi ?... Par cela : plus il y a de règlements et de prohibitions... plus le peuple s’appauvrit... plus le peuple est habile et ingénieux plus ont voit surgir des inventions inutiles... ; plus le flot des règlements et des lois monte, plus il y a de malfaiteurs et de bandits... »

Nous avons à diverses reprises insisté sur le fait que ce « Non-Agir » du Taoïsme ne doit pas être interprété comme une passivité négative résultant de quelque morbidité psychologique.

Dans l’optique du Bouddhisme Zen et du Taoïsme, le « Non-Agir » désigne la cessation des agitations superficielles et désordonnées du « moi » égoïste. L’homme qui ne se connaît pas est prisonnier de ses avidités, de ses peurs conscientes ou inconscientes. Ses actes ne sont que des réactions incomplètes entièrement conditionnées par l’instinct de conservation du « moi ».

Tout homme qui se connaît profondément se libère de l’emprise des forces d’inerties impliquées dans l’instinct de conservation du « moi ». Dans ce cas, la passivité n’est pas négative. Elle est créatrice. Elle n’aboutit pas à l’inaction mais révèle au contraire le principe même de toute action, de tout travail véritable dans l’Univers.

Inutile de dire que nous en sommes bien éloignés. Mais cette distance est à nos yeux une raison de plus pour insister.

Nous ne croyons pas au hasard. Toute cause produit un effet. Nos actes, nos pensées, nos émotions sont autant de causes qui engendrent des effets.

Ceux-ci se traduisent à l’échelle individuelle et collective par des faits. Il existe un langage des faits. Quoiqu’il soit très éloquent à peu près personne ne l’écoute. Peut-être deviendra-t-il plus brutal. Et déjà l’humanité s’achemine à grands pas vers la voie fatale de son auto-destruction, de plus en plus menacée par les conséquences de ses « inventions inutiles ».

Nous voyons ici le mouvement de recul de l’intellectuel et du technicien devant ces mots insolents et prophétiques de Lao-Tzeu : « les inventions inutiles »...

Est-ce vraiment un sacrilège que de qualifier d’inutiles les fissions nucléaires dont les résidus accumulés empoisonnent l’atmosphère, la terre et l’eau des océans et sèment partout la maladie et la mort ?

Partout dans la Nature les résidus des êtres vivants sont utilisés et s’intègrent dans des cycles biologiques simples ou complexes.

Les déchets des piles atomiques, des explosions nucléaires par fission sont non seulement inutilisables mais ils constituent un danger permanent pour toute la vie sur la planète. Les tentatives récentes d’utilisation sont très fragmentaires et ne changent nullement la face du problème.

Par cette mise en évidence de « l’inutile » nous voulons surtout signaler ici la gravité d’une déformation généralisée de l’esprit de l’homme moderne. Il s’agit d’une dégradation du sens des valeurs. Nous avons perdu le sens de l’essentiel et de l’accessoire. Nous sommes remplis d’idées toutes faites sur ce qui serait utile et indispensable.

La civilisation technicienne nous plonge dans une abondance d’objets auxquels nous nous associons inconsciemment.

Nous n’ayons qu’à tourner le bouton de la radio pour entendre un peu de musique. Mais de moins en moins nous exécutons et nous composons. Un sentiment d’ennui se présente-t-il à nous ? Nous ouvrons la télévision. La pensée d’un examen attentif des causes de notre ennui ne nous effleurera même pas. Ainsi nous tendons à devenir passifs dans le mauvais sens. Les progrès techniques tendent à flatter la loi d’inertie de notre esprit. Nous sombrons dans la paresse des automatismes faciles.

Au surplus, nous ne faisons plus rien à fond. Nos perceptions sont de plus en plus superficielles. De plus en plus nous ne vivons qu’au niveau des mots et des images. Nous fuyons le silence et la solitude.

Nous nous évadons chaque jour davantage et chaque invention nouvelle nous apporte une possibilité plus grande de mieux nous mentir à nous-mêmes, de mieux nous fuir, en un mot : de mieux nous détruire.

Ainsi l’homme moderne s’est créé mille besoins artificiels qui loin de lui apporter le bonheur, se transforment en véritable malédiction.Nous sommes arrivés à l’ultime état d’aberration où des intellectuels osent prendre la complexité des besoins d’un homme comme critère de sa supériorité. Telle est la thèse de certains professeurs de psychologie enseignant dans les universités. S’appuyant sur les travaux de Murray et les classifications de Sheldon ils n’hésitent pas à discréditer le détachement bouddhique en le classant parmi les cas de morbidité relevant de la pathologie des tempéraments viscérotiniques (catexion du Nirvana, etc.).

Murray prend la notion de « tension psychologique » inhérente aux besoins, comme critère de la supériorité humaine. Il oppose à cette notion, celle de l’absence de besoin ou de détachement qu’il classe parmi les complexes morbides de l’ataraxie.

Ce fait est symptomatique. Il caractérise une époque et nous montre à quel point s’est développée la dégradation du sens des valeurs.

Celui-ci ne pourra se rétablir sans une métamorphose complète de nos modes de penser habituels.

Mais entre-temps le langage des faits devient de plus en plus brutal et menaçant. Les revues médicales d’Amérique et d’Allemagne lancent de grands cris d’alarme. L’homme « soi-disant supérieur » n’est plus qu’un pauvre esclave écrasé sous le poids de ses besoins innombrables.

Complètement déraciné dans l’immense tourbillon des agitations de la vie moderne il n’est plus qu’une triste épave. Les faits sont là : les hommes d’affaires actifs d’Amérique et d’Allemagne sont « finis » à quarante-cinq ans. Des statistiques récentes nous montrent l’effarante mortalité des chefs d’entreprise : épuisements nerveux, arrêts du cœur, vieillissement précoce, etc. Et pour le reste du monde un envahissement des cas de cancer. L’origine de ces troubles est surtout psychique (états anxieux, impatiences, refoulements, craintes, malveillances). Une vigilance d’esprit exceptionnelle est nécessaire pour ne pas tomber dans les pièges de l’identification tout en développant une activité intense.

Mettons nous quelques instants à la place d’un « homme d’affaires » actif, à l’esprit dit « réaliste ». Une journée d’activité se traduit par quelques dizaines de coups de téléphone, quelques dizaines de rendez-vous minutés, un grand nombre de lettres à écrire, l’énergie persuasive nécessaire à l’enrichissement des carnets de commande, les calculs en vue d’échapper aux manœuvres inévitables de la concurrence, et lorsque tout est terminé, l’inévitable souci des créances douteuses, les complexités inextricables de la fiscalité.

En un mot, une insécurité dont l’ampleur est à la mesure des responsabilités que de propos délibéré nous avons décidé d’assumer assez paradoxalement pour nous assurer la sécurité.

Car bien entendu, aux soucis d’affaires quotidiens que nous venons d’énumérer s’ajoutent vraisemblablement un nombre égal sinon supérieur de soucis d’un autre ordre : vie familiale, vie sentimentale, vie intérieure et de plus en plus, les soucis de santé.

Chacun comprendra immédiatement l’immense privilège d’un homme qui tout en vivant un rythme de vie intense pourrait être libre de l’identification et de l’attachement aux diverses circonstances.

Cette faculté d’être dans le monde pleinement éveillé, tout en étant libre de l’identification avec tous les éléments qui constituent la vie moderne nous est donnée par la pratique du Zen et de la pensée de Krishnamurti.

Ceux-ci nous permettent d’être intérieurement détendus au milieu de l’activité extérieure. Ils nous orientent également vers une simplification inévitable des besoins par le discernement de l’essentiel et de l’accessoire.

Faute de s’inspirer de ce discernement fondamental l’homme s’engage à grands pas dans la voie de son auto-destruction.

Le progrès technique s’étendra inévitablement à tous les peuples de la planète. Partout le rythme s’intensifiera en brisant les normes de la Nature, qu’il s’agisse de l’Amérique, de l’Allemagne, du Japon ou d’ici, quelques décades de la Chine et des Indes. Le problème de l’accélération des rythmes de l'existence sera très prochainement un problème véritablement mondial. D’autres races, plus jeunes, s’engagent à peine dans la voie prise depuis un demi-siècle par les civilisations techniciennes de l’Occident. La réalisation d’une détente intérieure dans l’activité extérieure constitue un des problèmes cruciaux de ce vingtième siècle.

Le monde est à la recherche de nouvelles valeurs. Le langage des faits nous montre l’urgente nécessité de repenser les valeurs ayant présidé à notre civilisation en pleine décadence.

Parmi les religions et les philosophies antiques nous n’en avons trouvé aucune qui nous fournissent les bases d’une civilisation nouvelle dégagée de l’illusion de l’égoïsme, de la violence, du dogmatisme des rites et de l’autorité spirituelle. Seuls, peut-être, le Bouddhisme Ch’an, le Zen et Krishnamurti, nous donnent ces bases. Mais il ne s’agit pas là, de religions ou de doctrines au sens où nous l’entendons généralement.

Il n’entre pas dans nos intentions de vouloir convertir les occidentaux au Bouddhisme. Mais nous avons la certitude qu’une étude attentive des différents éléments qu’il contient, complétée par les enseignements de Krishnamurti, nous révélera des valeurs capables d’engendrer la civilisation nouvelle dont les événements nous commandent la réalisation.




Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...