L'amour,
l'altruisme et l'Ego selon la « psychologie »
traditionnelle du Chan/Zen
Résumé
de la « psychologie » Chan
« Au
centre de moi, en ce centre encore inconscient aujourd'hui, réside
l'homme primordial, uni au Principe de l'Univers et par lui au tout
de l'Univers, se suffisant totalement, Un principiel, ni seul ni non
seul, ni affirmé ni nié, en amont de tout dualisme. C'est l'Etre
Primordial, sous-jacent à tous les « états » égotistes
qui le recouvrent dans ma conscience actuelle.
Parce
que je suis ignorant aujourd'hui de ce que sont en réalité mes
états égotistes, ces états constituent une sorte d'écran qui me
sépare de mon centre, de mon Moi réel. Je suis inconscient de mon
identité essentielle avec le Tout et je ne me considère qu'en tant
que distinct du reste de l'Univers. L'Ego, c'est moi en tant que je
me considère comme distinct. L'Ego est illusoire, puisque je ne suis
pas en réalité en tant que distinct ; et tous les états égotistes
sont également illusoires.
Dans
l'état égotiste fondamental, je me sens comme Moi opposé au
Non-Moi, un organisme dont l'« être » est opposé à l'« être
» des autres organismes. Dans cet état fondamental, tout ce qui
n'est pas mon organisme est Non-Moi. J'aime mon Moi, c'est-à-dire
que je veux mon existence, et je hais le Non-Moi, c'est-à-dire que
je veux la disparition de son existence. Je suis avide de
l'affirmation de mon Moi en tant que distinct et de la négation du
Non-Moi en tant qu'il prétend « être » en marge de mon
Moi distinct. Dans cet état égotiste fondamental, « vivre »
c'est affirmer mon Moi en vainquant le Non-Moi : victoire matérielle
par l'acquisition de biens matériels, victoire subtile par
l'acquisition de la renommée (reconnaissance par le Non-Moi de
l'existence du Moi ; acquisition de la gloire qui « immortalise
» le Moi distinct).
L'état
affectif fondamental de l'homme ordinaire est donc simple ; cet
homme aime son Moi en opposition avec le Non-Moi, et il hait le
Non-Moi en opposition avec son Moi.
Sur
cet état fondamental égotiste-égoïste peuvent se construire cinq
états égotistes-altruistes comportant des apparences d'amour
d'autrui.
1.
— Amour apparent d'autrui par projection de l'Ego.
C'est
l'amour idolâtrique, où l'Ego est projeté sur un autre être. La
prétention à la divinité « en tant que distinct » a
quitté mon organisme et se trouve maintenant fixée sur l'organisme
de l'autre. La situation affective ressemble à celle de tout à
l'heure, à ceci près que l'autre a pris ma place dans mon échelle
de valeurs. Je veux l'existence de l'autre-idole, contre tout ce qui
lui est opposé. Je n'aime plus mon propre organisme qu'en tant qu'il
est le fidèle servant de l'idole ; à part cela je n'ai plus de
sentiments envers mon organisme, il m'est indifférent, et, s'il le
faut, je puis donner ma vie pour le salut de mon idole (je puis
sacrifier mon organisme à mon Ego fixé sur l'idole tel Empédocle
se jetant dans l'Etna pour immortaliser son Ego). Quant au reste du
monde, je le hais s'il est hostile à mon idole ; s'il ne lui est pas
hostile et si ma contemplation de l'idole me comble de joie
(c'est-à-dire d'affirmation égotiste), j'aime indistinctement tout
ce reste du monde (nous verrons plus loin pourquoi, avec la 5ème
variété d'amour apparent).
2.
- Amour apparent d'autrui par extension localisée de l'Ego.
Par
exemple : l'amour attaché d'une mère pour son enfant, l'amour
attaché d'un homme pour sa Patrie. etc...
C'est
l'amour possessif. Dans l'amour idolâtrique, il y avait d'abord
projection de l'Ego, et ensuite besoin de posséder l'Ego projeté
dans une possession matérielle ou subtile de l'idole. Ici il y a
d'abord possession de l'autre (il se trouve fortuitement que cet
enfant est mon enfant, ce pays mon pays). La situation affective qui
en résulte ressemble beaucoup à celle de l'amour idolâtrique :
cependant les joies y sont moins conscientes, et on voit souvent
dominer la crainte de perdre. L'amour idolâtrique donne ce que
l'homme appelle « un sens » à sa vie ; l'amour possessif
aussi, mais c'est souvent un sens moins positif, moins rassasiant.
3.
- Amour apparent d'autrui parce que cet autrui nous aime de l'un des
deux amours précédents.
L'autre
aime son Ego en moi, niais il me donne l'impression qu'il aime mon
Ego. Aussi je veux son existence comme je veux l'existence de tout ce
qui veut mon existence.
4.
- Amour apparent d'autrui parce que mon image idéale de moi-même le
comporte ou parce que mon amour idolâtrique le comporte.
J'aime
autrui parce que j'ai besoin de me voir esthétique pour m'aimer et
qu'aimer autrui est esthétique.
Ou
bien j'aime autrui parce que j'aime mystiquement une image divine sur
laquelle mon Ego est projeté, que je considère cette image divine
comme voulant que j'aime autrui, et que je veux ce que veut cette
image divine (identifiée à mon Ego).
5.
- Amour apparent du Non-Moi parce que mon Ego est momentanément
rassasié.
L'homme
que comble momentanément une intense affirmation égotiste aime tout
l'univers. Cet amour sans particularisme ne correspond pas à une
apparition momentanée de l'amour primordial universel, mais à une
inversion momentanée de la haine fondamentale égotiste envers le
Non-Moi à l'occasion d'une détente de la revendication égotiste.
Cet état ne dure d'ailleurs que peu de temps. C'est comparable à la
sensation voluptueuse de ne plus souffrir ; cette volupté n'est que
comparative et elle cesse dès que disparaît le terme de
comparaison.
Ces
cinq sortes d'apparent amour d'autrui représentent autant de
jouissances de mon Ego ressenties dans des situations qui m'affirment
en tant que distinct. A toute diminution d'une de ces situations
correspond l'apparition de l'angoisse et de l'agressivité.
Plus
un homme donné est appelé à la réalisation intemporelle, plus il
a besoin de vivre ces sortes d'amour : ces états ressemblent en
effet plus ou moins à l'état affectif de l'homme réalisé (qui
aime tout) en paraissant le relier à quelque chose d'autre que
lui-même.
Plus
cet homme pourtant avance dans la connaissance de lui-même, plus ces
amours se dévalorisent à ses yeux et perdent leur efficacité
compensatrice. Cet homme perd peu à peu ses sentiments « positifs
», « altruistes ». Sa compréhension perce à jour ces
habiles simulacres et le ramène, bon gré mal gré, vers l'état
fondamental égotiste où il a toujours haï ce qui n'est pas son
Moi ; état de « nuit » et de solitude. Il éprouve
l'angoisse, à cause de son refus de combattre le Non-Moi.
Cet
homme, dépouillé peu à peu de toute possibilité de tricher
intérieurement, se voit traqué vers le travail réalisateur. Il
s'adressera de plus en plus souvent à sa pensée impartiale pour
remettre en doute la légitimité de la revendication égotiste, de
cette prétention à « être » distinct qui engendre la
solitude et la peur. L'Ego se trouve contracté de façon de plus en
plus pure, de plus en plus comprimé dans ses derniers
retranchements. Il y a une limite à cette compression, limite au
delà de laquelle l'Ego explose dans le satori. Alors l'Ego se
diffuse dans le tout, s'accomplissant et s'anéantissant à la
fois. »
Hubert
BENOIT, « La doctrine suprême ».
La
version anglaise de « La doctrine suprême », « The
Interior Realization », est téléchargeable gratuitement :
La doctrine suprême
D'après le prix, le livre en français est devenu rare.
Commentaire d'un lecteur :
"Si je ne devais emporter qu'un seul livre dans une île déserte, ce serait celui-ci. Que je sache, rien n'a été écrit d'aussi clair sur le Zen que ce magnifique livre qui n'aurait peut être pas dû s'intitulé "La Doctrine Suprême" car n'est en rien doctrinal, mais plutôt "l'Eveil de l'Intelligence Indépendante". Ce livre étudie l'homme "normal", l'état de l'homme qui, à travers l'expérience du Satori est devenu normal et renferme un certain nombre de notions essentielles visant à améliorer notre compréhension de la condition humaine. Ce n'est certainement pas un "Digest" exposant "ce qu'il faut savoir sur le Zen", mais une sorte d'autobiographie d'un penseur occidental, psychanalyste de surcroit, qui pendant de longues années réfléchit au problème de la destinée humaine, développant devant nous une doctrine métaphysique traditionnelle."