« Le
poisson pourrit par la tête. »
Proverbe chinois
La
rentrée scolaire 2015 est marquée par le retour de la morale. La
fameuse morale républicaine dont tout le monde parle mais que
personne n'a jamais vu en politique. Elle est même totalement
inconnue dans les plus hautes sphères de l’État. Ne dit-on pas
que le poisson pourrit par la tête ? L'élu suprême de la
république française se voit attribuer de tels privilèges pendant
et après son mandat qu'il en perd le sens de la mesure et de
l'égalité républicaine. C'est une schizonévrose contagieuse qui
fait dire au peuple que les hommes politiques sont tous coupés de la
réalité.
Les
retraités de l’Élysée
« Les
retraités de l’Élysée de notre Ve République s’appellent
Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Ce
serait lui faire injure que d’oublier Alain Poher, qui fut deux
fois président de la République (par intérim) : en 1969, après la
démission du général de Gaulle, puis en 1974 après le décès de
Pompidou. Quand le fauteuil de l’Élysée devient vacant, le
président du Sénat est en effet nommé automatiquement président
de la République, puisqu’il représente le second personnage de
l’État dans l’ordre constitutionnel. Ces quatre hommes ont eu
droit au traitement envié des anciens chefs d’État français,
dont les privilèges sont uniques en Europe et restent étonnants
dans un pays qui garde le principe d’égalité au fronton de ses
institutions.
Le
prestige du titre de président de la République française fait
rêver beaucoup de monde. Son éclat enveloppe l’homme d’une
aura imposant le respect et la crainte, parfois au point de faire
oublier que son élection ne le consacre que temporairement. Juste le
temps d’un mandat, ou de deux, s’il a su mériter de ses réseaux
et de l’électorat. Il en va tout bonnement du bon déroulement de
la démocratie. La garantie d’emploi ne devrait donc pas couvrir la
mission politique. Théoriquement ! En fait, le législateur a prévu
quelques aménagements pour éviter au locataire de l’Élysée les
désagréments d’une vacuité professionnelle ou d’un rendez-vous
à Pôle emploi…
12
000 € par mois
La
Constitution française recase d’office les anciens présidents de
la République au sein du Conseil constitutionnel. Ainsi,
l’ex-locataire de l’Élysée reçoit chaque mois une indemnité
de l’ordre de 12 000 euros, pourvu qu’on le voie pointer le bout
de son nez de temps à autre. Cette nomination automatique, créée
avec la Constitution de 1958, se fonde en particulier sur l’idée
que l’ex-président, du fait des hautes responsabilités qu’il a
exercées, en tirerait une compétence particulière sur la
constitutionnalité des initiatives parlementaires ou
gouvernementales et un sens aiguisé de l’État. L’argument fait
sourire les constitutionnalistes habitués à relever les lacunes des
présidents. À vrai dire, ce privilège contredit tout simplement le
principe républicain. Robert Badinter, ancien président du Conseil
constitutionnel, voyait ainsi dans ce privilège présidentiel l’une
des marques de « l’insoutenable exception française ».
D’ailleurs, on ne compte plus les propositions de réformes qui ont
voulu la supprimer.
François
Hollande avait promis...
François
Hollande avait promis aux Français, lors de sa campagne
présidentielle, de réformer la Constitution et, en l’occurrence,
de mettre fin à l’article 56 qui institue ce recasage. Il aurait
donc été le premier à se l’interdire. Le 17 mai 2013, pour
incarner cet engagement, Bruno Le Roux, le patron du groupe
socialiste à l’Assemblée nationale, et Jean-Jacques Urvoas (PS)
ont tenté de faire voter cette suppression. Comme les autres, elle a
été rejetée. François Hollande a finalement annoncé en octobre
2013, à l’occasion du 55e anniversaire de la Constitution, qu’il
renonçait à cette idée de réforme, faute d’avoir les 3/5 de
majorité parlementaire lui permettant de la faire adopter.
Personne
ne s’autorise à juger si le bénéficiaire remplit assidûment son
rôle de membre, tant que ses absences n’attirent pas trop
l’attention des médias. À vrai dire, on ne les y voit pas
beaucoup. Valéry Giscard d’Estaing s’y rend exceptionnellement.
Quant à Jacques Chirac, il est devenu rapidement évident que son
état de santé lui interdisait d’y participer. Jean-Louis Debré,
le président du Conseil, a fini par estimer devoir suspendre ses
indemnités en 2011. Cette décision est intervenue longtemps après
que la gravité de son état empêchait l’ancien chef d’État de
remplir son rôle même a minima, ce qui n’a pas empêché
Bernadette Chirac d’enrager. Elle a profité encore en 2013 d’un
passage sur TF1 lors d’une promotion de son opération « Pièces
jaunes » pour rappeler son désaccord avec Jean-Louis Debré, vieux
compagnon de route de son mari mais soucieux de ne pas laisser
l’image de l’institution se dégrader.
La
retraite de Jacques Chirac lui rapportait 31 000 € par mois
Il
est bon de souligner, malgré l’ire de son épouse, que les
rémunérations cumulées de Jacques Chirac, avant la suppression des
revenus du Conseil constitutionnel, lui rapportaient 31 000 euros par
mois. Il lui restait donc un montant de l’ordre de 19 000 euros
mensuels, lié à l’addition de ses retraites et pensions de
président de la République, député, maire de Paris, président du
Conseil général, magistrat de la Cour des comptes… En effet, la
retraite de l’Élysée est parfaitement cumulable avec celle
d’ancien ministre, de parlementaire, de fonctionnaire, ainsi
qu’avec la rémunération du Conseil constitutionnel quand il peut
donner le change, plus une prime de « sujétion spéciale » au
montant soigneusement tenu secret.
Rappelons
aussi que le vaste appartement parisien que le couple Chirac occupe
est mis gracieusement à sa disposition par la famille de l’ancien
Premier ministre libanais Rafic Hariri. Compte tenu par ailleurs des
revenus de Bernadette elle-même, on peut se demander si la réaction
publique de l’ex-première dame ne témoigne pas d’une sorte de «
schizophrénie sociale » qui lui aurait fait perdre légèrement le
sens des réalités. Sans doute ne songe-t-elle pas à comparer sa
situation avec celle de la population générale, à l’instar des
personnalités qu’elle fréquente.
Sarkozy
Nicolas
Sarkozy, quant à lui, s’est présenté dans un premier temps aux
séances du Conseil constitutionnel entre le 29 juin et le 7 décembre
2012. Puis il s’est entendu avec Jean-Louis Debré pour ne plus s’y
rendre pendant un an et suspendre ses indemnités, ses autres
occupations l’absorbant complètement (conférences, visites aux
chefs d’État à l’étranger, affaires diverses). Mais les choses
se sont ensuite compliquées quand le Conseil constitutionnel a
entériné le rejet définitif de ses comptes de campagne. En juillet
2013, il a préféré annoncer sa démission de l’institution pour,
disait-il, « retrouver sa liberté de parole ». Une parole qui
semblait pourtant être restée très déliée.
Un
imbroglio assez comique en a résulté car il n’était pas certain
du tout que Nicolas Sarkozy pouvait démissionner et déroger de la
sorte au statut de membre de droit à vie que lui confère la
Constitution. Après consultation des spécialistes, Jean-Louis Debré
lui a signifié qu’il n’avait pas le droit de rejeter ce droit…
mais que rien ne l’obligeait à venir siéger. Il pourra donc s’y
rendre quand il le souhaitera, ce qui lui permettra de débloquer ses
indemnités. Personne ne précise en revanche quel niveau d’assiduité
il devra respecter pour y avoir droit.
Encore des privilèges
Le
statut d’ex-boss de l’Élysée donne lieu à d’innombrables
autres privilèges, qui relèvent d’un usage développé à
discrétion et non de droits détaillés par une loi. Il conserve par
exemple celui de voyager gratuitement et dans des conditions
optimales sur les vols d’Air France, les lignes de la SNCF et les
navires de la flotte française. Quand il veut faire un tour dans les
pays étrangers, ses résidences sont assurées par les ambassades
françaises, qui s’efforcent pour le reste du séjour de lui
laisser la meilleure impression. Il conserve également le privilège
de disposer d’une voiture avec
chauffeur (des chauffeurs en fait qui se succèdent pendant la
journée), d’une escorte de plusieurs policiers, et de gendarmes
affectés à la tranquillité de ses appartements ou maisons. Sans
parler des collaborateurs et des locaux privés qu’il peut
conserver, aux frais de l’État, après les avoir fait aménager
pendant qu’il était en exercice pour lui servir de bureau
personnel.
Les bureaux de Nicolas
Sarkozy
Ainsi
Nicolas Sarkozy a fait reproduire à l’identique son ancien bureau
de l’Élysée, des meubles jusqu’aux bibelots, sur 323 mètres
carrés, répartis en onze pièces, au 77 rue de Miromesnil dans le
8e arrondissement de Paris. Selon Le
Figaro, il s’agit de « bureaux
mis à disposition par l’État, comme c’est l’usage pour
l’ensemble des anciens présidents de la République ». La
location desdits bureaux s’élèverait tout de même à une somme
de 15 000 euros par mois à la charge de l’État, lequel paierait
également les salaires des sept collaborateurs qui les occupent.
Toujours des scandales
On
peut tout de même trouver curieux que cet usage peu républicain,
qui favorise indéniablement le citoyen qui a profité du
fauteuil élyséen, n’ait pas fait l’objet d’un débat national
pour aboutir à une loi encadrant la situation de nos ex-chefs
d’État. Tout comme l’on peut s’étonner de la difficulté du
Parlement à en finir avec le recasage au Conseil constitutionnel
malgré les conflits d’intérêts qui peuvent surgir entre la
fonction de membre du Conseil constitutionnel et le métier d’avocat,
le premier se prononçant régulièrement sur la constitutionnalité
de divers actes, les faisant ainsi entrer ou sortir de la légalité
et donc du délit. Il est pourtant évident que cette question, qui
concerne d’ailleurs aussi les parlementaires qui cumulent leur
mission de législateur et leur activité de magistrat, débouchera
tôt ou tard sur la révélation de scandales. »
Roger
Lenglet et Jean-Luc Touly, « Les Recasés de la République ».