Un vrai
« cadeau » : le WU.
Le WU de
Wang Bi
par
Isabelle Robinet.
Le
wu est « l'extrême des êtres », leur fin bout. Le «
quotidiennement se réduire » de Lao zi est compris comme «
retourner au vide » par Wang Bi qui compare ce travail de réduction
à celui du paysan qui élimine les mauvaises herbes de son champ et
n'y admet qu'une seule sorte de plante. « Si on réduit jusqu'à
épuisement, on aboutit alors à l'Ultime qui s'appelle l'Un ». Cet
Ultime identique à l'Un n'est autre que la non-existence. C'est l'Un
métaphysique (et non l'un mathématique) qui, comme celui de Platon,
« n'est pas un nombre, mais ce par quoi s'accomplissent les nombres
».
Sur
le plan du comportement, cette « réduction » se traduit par un
renoncement au monde extérieur, à celui des êtres : « Lorsqu'on
n'accable pas sa vérité avec les êtres et qu'on n'endommage pas
son esprit par des désirs », dit-il, alors « on accède au Tao
tout naturellement ». Il faut « annihiler son égotisme et nier sa
personne », alors, « sans avoir cherché on trouve, sans avoir rien
fait on réussit ». Car cette réduction est en fait un délestage ;
elle consiste à rejeter ce qui est particularisé pour atteindre à
l'universel. Si donc l'on conçoit l'apparition des choses (êtres ou
idées) comme une réduction, ainsi que le fait Wang Bi, c'est en
réduisant cette réduction qu'on parvient à une affirmation, mais
une affirmation non formulable. La particularisation qui fait
l'individu et les concepts, les « noms », est la véritable
réduction : « S'il y a nom, il y a détermination, et tous les
êtres ne peuvent être embrassés. Donc, quand il y a bruit, ce
n'est pas le Grand Son... S'il y a forme, il y a détermination...
Aussi une image qui a forme ne peut-elle être la Grande Image ».
Wang Bi y revient souvent. Émettre une affirmation équivaut à
nier : dire de quelque chose que c'est vert, c'est nier que ce soit
rouge, bleu, jaune, etc. Toute apparition s'accompagne d'une
disparition, « il y a forcément quelque chose de perdu », la
totalité n'est pas atteinte. La réflexion sur l'Un est axée chez
les Grecs (puis chez les chrétiens, de même, à leur suite) sur
l'absence d'attributs, en raison de la forme de leur langage qui
attribue toujours un prédicat à un sujet, tandis qu'en Chine, elle
est liée à l'absence des noms (outre celle d'attributs, on le voit
dans les textes qui traitent du Tao), qui, depuis Confucius au moins,
sont considérés comme ce qui détermine l'existence de quelque
chose en tant que repérable ; simple différence entre deux
cultures, mais qui aboutit au même.
Sous
son aspect positif, le non-être, non-vouloir, non-faire, non-nommer,
non-désirer s'appelle la spontanéité : il faut « suivre le
caractère spontané des choses... ne pas les façonner, ne pas
s'appliquer ; suivre la nature profonde des choses et ne pas les
diriger avec des noms » qui est la Vérité ultime ; « ce qui est
naturel suffit ». La conception que se fait Wang Bi de la
spontanéité est tout à fait dans la tradition taoïste. C'est ne
pas agir intentionnellement, ce qui est « factice », et s'en
remettre à la loi des choses. L'ordre universel s'instaure
naturellement et spontanément : « Les dix mille êtres s'ordonnent
d'eux-mêmes réciproquement » ; il suffit à l'homme de s'y
conformer en respectant la hiérarchie des valeurs. Cette spontanéité
comporte elle aussi un aspect ineffable : « On ne peut en voir le
principe, ni en percevoir l'intention ». Mais elle est la vraie
nature des choses, leur identité, leur spécificité : « Suivre sa
spontanéité, c'est, pour ce qui est cané, se conformer au carré,
pour ce qui est rond, se conformer au rond ».
Pour
résumer, le non-être possède un caractère négatif, la négation
de toute détermination, et un caractère positif en tant que source
de toute vie, origine, maître, cœur, et fin de toute chose,
totalité une et ordonnée, et universalité. Ce caractère positif
s'appelle le principe d'ordre qui structure le monde. Les êtres ont
aussi un caractère négatif en tant qu'ils ne sont pas par
eux-mêmes, dépendent du non-être pour être, pour apparaître en
se déterminant de façon limitative sur ce fond d'indéterminé, et
un caractère positif en ce sens que par leur finitude ils font
paraître le non-être infini, toute manifestation étant de l'ordre
de l'être, du fini, mais manifestant l'essence même de ce qui ne
peut être manifesté.
Extrait du livre d'Isabelle Robinet "Comprendre le Tao".