mercredi, février 17, 2016

Le conte prophétique préféré de Jacques Attali

Dessin d'Alain Bouldouyre




Le Maître de prière 

par Jacques Attali



Nul n'est vraiment riche s'il ne bénéficie pas de l'asservissement des autres.


« J'aime particulièrement « Le Maître de prière », écrit en yiddish au début du XIXe siècle, en Ukraine, par un rabbin hassidique, Nahman de Bratslav. [...]

Dans un pays imaginaire, l'argent est devenu une obsession telle que quiconque n'est pas capable d'accumuler et de conserver une fortune considérable devient un être inférieur, mi-bête mi-homme : d'abord moitié-lion, puis moitié-rat s'il devient plus pauvre, puis intégralement animal s'il sombre dans la misère. De cet état il ne peut alors plus sortir.

Les derniers hommes veulent tout ; mais lorsqu'ils ont tout, ils veulent plus : posséder des étoiles, devenir des étoiles, être servis et considérés comme des dieux par les hommes-animaux, eux-mêmes honorés du privilège de les servir. Pour jouir de leur puissance, ces derniers hommes se font même construire des villes de rêve bénéficiant d'un air absolument pur, d'un environnement parfait, sur des montagnes gardées par des hommes-animaux.

Nahman esquisse ainsi, quarante ans avant Marx, la théorie de l'aliénation : nul n'est vraiment libre s'il est prisonnier de son travail ; nul n'est misérable s'il ne se résigne à l'être ; nul n'est vraiment riche s'il ne bénéficie pas de l'asservissement des autres. Il fait aussi, deux siècles avant notre temps, la description de la globalisation qui détruit l'environnement et réduit l'homme à l'argent qu'il possède et qui le possède.

Jusqu'à ce que survienne un mendiant inconnu qui se dit « Maître de prière ». Le vieil homme supplie les uns et les autres de remettre en cause leur mode de vie, usant pour les convaincre de tous les arguments rationnels. En vain : aucun riche, aucun pauvre ne veut l'écouter. Tous sont contents de leur sort. Le Maître de prière leur parle alors d'un personnage terrible vivant dans un autre univers, qui va bientôt venir détruire leurs villes s'ils ne renoncent pas à leur mode de vie. Les hommes-animaux n'en ont cure : ils sont heureux de leur sort. Les hommes, eux, s'esclaffent : en quoi la mort des êtres inférieurs pourrait les concerner ? Mais non, répond aux riches le Maître de prière, c'est à votre vie à vous, les riches, qu'il viendra bientôt s'en prendre. Ils rient encore : eux ne risquent rien ; tous ont de l'argent à satiété et pourront corrompre ce personnage comme ils ont jusqu'ici acheté tout et tout le monde. « Non, leur explique le Maître de prière, celui-là n'est pas intéressé par l'argent ; il n'est accessible qu 'à la prière. Et moi, je suis venu vous apprendre à prier. »

Après mille et une péripéties tantôt comiques, tantôt tragiques, les hommes-dieux renoncent à l'argent, sans même attendre la venue du redoutable personnage. Ils reconnaissent l'humanité de ceux qu'ils traitaient jusque-là comme des animaux, qui redeviennent des hommes à leurs propres yeux comme aux yeux des autres. Tous acceptent cette révolution non par peur, mais parce qu'ils découvrent la joie d'être humains et de considérer les autres comme tels.

Ce conte, description ravageuse et prémonitoire du monde d'aujourd'hui, bref chef-d'œuvre méconnu de la littérature mondiale, où se mêlent sources bibliques et russes, en dépit de son apparence très simple, est en fait structuré autour des théories les plus sophistiquées de la Kabbale : chaque personnage incarne une des dix sephirot ; chaque épisode renvoie à l'un des trente-deux chemins de la sagesse. »

Nahman de Bratslav prétendait « être le maillon le plus récent d'une chaîne de réincarnations d'une âme apparue d'abord dans le corps de Simon Bar Yohai, passant ensuite par Isaac Luria et allant, après lui, jusqu'au Messie », précise Jacques Attali dans son livre « Dictionnaire amoureux du Judaïsme ».

Selon Salim Laïbi, le rabbin kabbaliste Isaac Luria, disciple du jésuite Loyola, était le maître de Sabbataï Tsevi. Sabbataï Tsevi et Jacob Franck, « ces deux personnages, mentalement dérangés, exaltaient les déviances sexuelles les plus débridées comme chemin de rédemption du peuple juif, ainsi que de l'Humanité entière. » ( Salim Laïbi)



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