par
Ken Knabb
En
pleine guerre du Vietnam, Thich Nhat Hanh et quelques moines,
moniales et laïques bouddhistes, rompaient avec une tradition
bouddhiste apolitique vieille de 2 500 ans : ils fondaient l’ordre
Tiep Hien afin de relier les pratiques éthiques et contemplatives
bouddhistes aux questions sociales actuelles. Les membres de l’ordre
organisèrent des manifestations contre la guerre, l’aide
clandestine aux insoumis et de multiples projets de secours et
d’assistance sociale. Bien que ce mouvement ait vite été réprimé
au Vietnam, Thich Nhat Hanh a continué de mener des activités
similaires depuis son exil français et la conception d’un
“bouddhisme socialement engagé” s’est diffusée parmi les
bouddhistes du monde entier. L’une de ses principales expressions
en Occident, The Buddhist Peace Fellowship (l’Association
Bouddhiste pour la Paix), se donne pour objectif “d’apporter une
perspective bouddhiste aux mouvements pacifistes, écologiques et
d’action sociale contemporains” et “de susciter l’intérêt
pour la paix, l’écologie, le féminisme et la justice sociale
chez les bouddhistes occidentaux”.
Bouddhisme
engagé
L’apparition
d’un bouddhisme engagé est un développement salutaire. Malgré
les tares que le bouddhisme partage avec toutes les religions
(superstition, hiérarchie, phallocratie, complicité avec l’ordre
établi), il a toujours eu un cœur de pénétration authentique
fondé sur la pratique de la méditation. C’est ce cœur vital,
ainsi que sa liberté vis-à-vis des dogmes si caractéristiques des
religions occidentales, qui lui ont permis de prendre si facilement
racine, y compris dans les milieux les mieux éduqués d’autres
cultures. Ceux qui luttent pour le changement social pourraient
mettre à profit l’attention, l’équanimité et l’autodiscipline
qui sont développées par la pratique bouddhiste. Quant aux
bouddhistes apolitiques, ils pourraient sans aucun doute gagner à se
confronter aux questions sociales.
Un
véritable engagement social
Jusqu’ici,
cependant, la conscience sociale des bouddhistes engagés est restée
extrêmement limitée. S’ils ont commencé à reconnaître
certaines réalités sociales choquantes, ils font preuve de peu de
compréhension quant à leurs causes ou leurs possibles résolutions.
Pour quelques-uns, l’engagement social se résume à des actions caritatives
bénévoles. D’autres, sans doute inspirés par les remarques de
Thich Nhat Hanh sur la production d’armements ou sur la faim dans
le tiers-monde, prennent la décision de ne plus manger de viande ou
encore à ne pas contribuer ou travailler pour des entreprises
d’armement. De tels gestes peuvent avoir une signification
personnelle, mais leurs effets réels sur la crise mondiale restent
négligeables. Des millions de pauvres ont faim dans le tiers-monde,
non par manque de nourriture, mais parce qu’il n’y a pas de
bénéfices à tirer de nourrir des populations démunies. Tant qu’il
sera possible de s’enrichir en fabriquant des armes ou en ravageant
l’environnement, quelqu’un le fera, malgré les appels moraux à
la bonne volonté. Et si des personnes de conscience le refusent, une
multitude d’autres se bousculeront pour prendre leur place.
D’autres,
sentant que de tels gestes individuels ne suffisent pas, se sont
aventurés dans des activités plus “politiques”. Mais ce
faisant, ils n’ont généralement fait qu’adhérer aux groupes
existants, qu’ils soient pacifistes, écologistes ou soi-disant
progressistes aux tactiques et aux perspectives quelque peu limitées.
À de rares exceptions
près, ces groupes acceptent le système social actuel comme allant
de soi, ne manœuvrant à l’intérieur de celui-ci que pour
promouvoir leurs intérêts particuliers, souvent aux dépens
d’autres causes. Comme l’ont dit les situationnistes :
“Les
oppositions parcellaires sont comme les dents des roues dentées,
elles s’épousent et font tourner la machine, du spectacle, du
pouvoir.” (Internationale Situationniste n° 8, p. 39).
Quelques
bouddhistes engagés se rendent compte que le système actuel doit
être dépassé. Mais ne pouvant reconnaître son racinement et sa
dimension auto -reproductive, ils imaginent pouvoir le modifier
doucement et graduellement de l’intérieur, se heurtant ainsi à
des contradictions récurrentes. L’un des préceptes de l’ordre
Tiep Hien dit :
“Ne
possédez rien qui ne revienne à d’autre. Respectez la propriété
d’autrui, mais empêchez autrui de tirer profit de la souffrance
humaine ou de la souffrance d’autres êtres vivants.”
Comprendre
la nature même de ce système
Comment
peut-on empêcher l’exploitation de la souffrance en “respectant”
la propriété qui l’occasionne ? Et que faire si leurs
propriétaires refusent d’y renoncer paisiblement ?
Si
les bouddhistes engagés ne se sont pas opposés explicitement au
système socio-économique et se sont limités à essayer d’alléger
quelques-uns de ses effets les plus dévastateurs, c’est pour deux
raisons. En premier lieu, ils ne comprennent pas bien la nature même
de ce système. Allergiques à toute analyse qui pourrait “créer
de la dissension”, comment peuvent-ils espérer comprendre un
système fondé sur des divisions de classes et sur d’âpres
conflits d’intérêts ? Comme presque tout le monde, ils ont
platement accepté la version officielle selon laquelle
l’effondrement des capitalismes d’État staliniens en Russie et
en Europe de l’Est aurait démontré le caractère incontournable
de la forme occidentale du capitalisme.
Créer
une société réellement libre
Ensuite,
comme tous les pacifistes en général, ils considèrent qu’il faut
éviter “la violence” à tout prix. Cette attitude n’est pas
seulement simpliste, elle est hypocrite : Eux-mêmes comptent
tacitement sur toutes sortes de violence d’État (armée, police, prison)
pour protéger leurs proches et leurs biens et ils ne
s’accommoderaient sûrement pas passivement des conditions pour
lesquelles ils reprochent à d’autres de s’être révoltés. En
pratique, leur pacifisme se révèle généralement plus tolérant à
l’égard de l’ordre régnant qu’à l’égard de ses
contradicteurs. Les mêmes organisateurs qui excluent tout
participant pouvant entacher la pureté de leurs manifestations
non-violentes s’enorgueillissent souvent d’avoir créé de bonnes
relations avec les forces de l’ordre. Il n’est guère étonnant
que les dissidents qui ont eu des expériences quelque peu
différentes avec la police soient peu impressionnés par ce genre de
“perspective bouddhiste”.
Il
est vrai que bien des formes de lutte violente, comme le terrorisme
ou les coups d’état, sont incompatibles avec le genre
d’organisation ouverte et participative qui est nécessaire pour
créer une société mondiale réellement libre. Une révolution
anti-hiérarchique ne peut être accomplie que par l’ensemble du
peuple et non par quelques groupes prétendant agir pour son compte.
Et une majorité si écrasante n’aurait aucun besoin d’utiliser
la force si ce n’est pour neutraliser les éléments de la minorité
dirigeante qui tenteraient éventuellement de maintenir violemment
leur pouvoir. Mais tout changement social réel implique
inévitablement des aspects violents.
Ne
serait-il pas plus honnête de le reconnaître en essayant de
minimiser cette violence autant qu’il se peut ?
Ce
dogmatisme de l’antiviolence déjà douteux devient ridicule quand
il s’oppose également à toute forme de “violence spirituelle”.
Certes il n’y a rien à redire au fait d’essayer d’agir “sans
colère en son cœur” et d’éviter d’être emporté par une
haine ou une vengeance inutiles.
Il
ne leur reste qu’à “partager” les uns avec les autres les
platitudes New Age
Mais,
en pratique, un tel idéal ne sert souvent que de prétexte pour
rejeter toute analyse ou toute critique pénétrantes, en les
qualifiant de “coléreuses” ou d’“arrogantes”. Par leur
appréciation (certes correcte) de la faillite du gauchisme
traditionnel, les bouddhistes engagés ont conclu que toute tactique
“d’affrontement” et toute théorie “créant de la dissension”
sont malavisées et hors de propos. Comme cette attitude revient de
fait à ne pas tenir compte de toute l’histoire des luttes
sociales, ils ignorent complètement nombre d’expériences riches
d’enseignement (les essais anarchistes d’organisation sociale
pendant la révolution espagnole de 1936, par exemple,
ou les tactiques situationnistes qui ont provoqué la révolte de Mai
1968 en France). Il ne leur reste qu’à “partager” les uns avec
les autres les platitudes New Age les plus inoffensives et à tenter
de susciter l’intérêt pour les “actions” les plus tièdes et
les plus consensuelles.
Il
existe des analogies intéressantes entre les méthodes zen et celles
des situationnistes
Il
est surprenant que des personnes capables d’apprécier la vigueur
de certaines anecdotes zen n’arrivent pas à se rendre compte que
ces tranchantes tactiques d’éveil pourraient également servir sur
d’autres terrains. Malgré toutes leurs évidentes différences, il
existe certaines analogies intéressantes entre les méthodes zen et
celles des situationnistes : Elles insistent, les unes comme les
autres, sur la réalisation effective de leurs idées et non sur le
consentement passif à une doctrine donnée. Elles emploient
également des moyens énergiques pour mieux ébranler les habitudes
mentales comme le rejet de tout dialogue inutile et le refus d’offrir
des “alternatives positives”
toutes prêtes. Et elles sont donc de même inévitablement accusées
de “négativisme”.
La
grande naïveté politique de la plupart des bouddhistes
Une
ancienne parole zen dit : “Si vous rencontrez un bouddha, tuez-le.”
Les bouddhistes engagés ont-ils réussi à “tuer” Thich Nhat
Hanh dans leur esprit ? Ou bien sont-ils encore attachés à son
image, fascinés par sa mystique, consommant passivement ses ouvrages
et acceptant ses idées sans esprit critique ? Thich Nhat Hanh a beau
être une personne merveilleuse et ses écrits ont beau être
inspirants et
éclairants à bien des égards, son analyse sociale reste naïve.
S’il semble radical, ce n’est qu’en regard de la plus grande
naïveté politique de la plupart des autres bouddhistes. Nombre de
ses admirateurs seront sans doute choqués, peut-être même
scandalisés, par l’idée qu’on puisse prétendre critiquer un
personnage d’une telle sainteté,
et ils essayeront de rejeter ce tract en l’attribuant à une
“idéologie gauchiste virulente” un peu bizarre, supposant (à
tort) qu’il a été écrit par quelqu’un qui n’a aucune
expérience de la méditation bouddhiste.
Nul
n’a besoin d’être charpentier pour montrer du doigt le toit qui
fuit
D’autres
pourraient reconnaître la pertinence de certaines de ces remarques,
mais ils demanderont ensuite : “Avez-vous une contre-proposition
pratique et constructive, ou est-ce que vous ne faites que critiquer
? Que proposez-vous que nous fassions ?” Nul n’a besoin d’être
charpentier pour montrer du doigt le toit qui fuit. Si cette critique
réussissait à inciter ne serait-ce que quelques personnes à
s’arrêter pour réfléchir, à pourfendre quelques illusions et
peut-être même à entreprendre de nouveaux projets, n’est-ce pas
là déjà un résultat tout à fait pratique ? Combien d’“actions
constructives” en font-elles autant ?
Cesser
d’attendre des autres qu’ils vous disent ce que vous devriez
faire
Quant
à la question de ce que vous devriez faire : la chose la plus
importante est de cesser d’attendre des autres qu’ils vous disent
ce que vous devriez faire. Mieux vaut faire vos propres erreurs que
de suivre le guide le plus sage ou le plus politiquement correct. Ce
n’est pas seulement plus intéressant mais aussi plus efficace de
faire ses propres
expériences, si modestes soient-elles, que d’être un numéro dans
un régiment de numéros. Toutes les hiérarchies doivent être
remises en cause, mais c’est souvent la contestation de celles dans
lesquelles vous êtes, vous-même, le plus impliqué qui crée
l’effet le plus libérateur.
L’un
des graffiti de Mai 1968 disait : “Soyez réalistes, demandez
l’impossible.” Tant qu’elles restent dans le contexte de
l’ordre social établi, les “alternatives constructives” sont
au mieux limitées, provisoires ou ambiguës. Elles tendent à être
récupérées et à devenir une partie du problème. Bien sûr nous
sommes obligés de nous préoccuper de certaines questions urgentes
comme la guerre ou les menaces sur l’environnement. Mais si nous
acceptons les conditions du système, nous nous bornons seulement à
réagir à chaque nouveau problème qu’il produit et nous ne le
transformerons jamais.
En
dernière analyse, nous ne pourrons sortir d’une vie réduite à la
simple survie qu’en contestant agressivement l’intégralité
d’une organisation sociale qui réprime toutes les possibilités de
la vie. Les mouvements qui se bornent à de simples
protestations défensives et serviles n’atteindront même pas les
pitoyables objectifs de survie qu’ils se sont fixés pour
eux-mêmes.
Escarmouches choisies
Ken
Knabb
Traducteur
américain des films de Guy Debord et d'une anthologie de
l'Internationale Situationniste, Ken Knabb est également l'auteur de
nombreux tracts, brochures et autres écrits, dont certains ont été
traduits en une quinzaine de langues. On les trouve ici réunis, à
l'exception des deux ouvrages déjà disponibles en France : La Joie
de la Révolution et Éloge de Kenneth Rexroth.
Les écrits de Ken Knabb offrent un précieux regard, à la fois sympathique et critique, sur "l'autre Amérique", surtout sur les aspects les plus radicaux et les plus méconnus des années 60. En même temps, ils résument l'expérience de plusieurs décennies d'activités visant une transformation fondamentale de la société actuelle. À la différence de la plupart des auteurs qui traitent de ces questions, Knabb évite les formules dogmatiques et les slogans creux, pour examiner aussi bien les difficultés que les possibilités d'une telle transformation.
Et il le fait avec concision, dans une langue claire et dans un style direct, en essayant de briser les rigidités qui tendent à se développer dans les milieux radicaux, et d'y apporter un peu d'humilité, d'humour et de bon sens.
Un des rares Américains ayant bien compris le projet situationniste et l'ayant poursuivi pendant quatre décennies, il a néanmoins maintenu son indépendance, n'hésitant pas à remettre en cause certains aspects de l'orthodoxie situ. Si ses démarches ont été mal reçues par certains tenants de cette orthodoxie, d'autres les ont ressentis comme une «bouffée d'air frais».
source de l'illustration : https://posttraditionalbuddhism.com/
Les écrits de Ken Knabb offrent un précieux regard, à la fois sympathique et critique, sur "l'autre Amérique", surtout sur les aspects les plus radicaux et les plus méconnus des années 60. En même temps, ils résument l'expérience de plusieurs décennies d'activités visant une transformation fondamentale de la société actuelle. À la différence de la plupart des auteurs qui traitent de ces questions, Knabb évite les formules dogmatiques et les slogans creux, pour examiner aussi bien les difficultés que les possibilités d'une telle transformation.
Et il le fait avec concision, dans une langue claire et dans un style direct, en essayant de briser les rigidités qui tendent à se développer dans les milieux radicaux, et d'y apporter un peu d'humilité, d'humour et de bon sens.
Un des rares Américains ayant bien compris le projet situationniste et l'ayant poursuivi pendant quatre décennies, il a néanmoins maintenu son indépendance, n'hésitant pas à remettre en cause certains aspects de l'orthodoxie situ. Si ses démarches ont été mal reçues par certains tenants de cette orthodoxie, d'autres les ont ressentis comme une «bouffée d'air frais».
source de l'illustration : https://posttraditionalbuddhism.com/