vendredi, novembre 30, 2018

Julius Evola et le ski


par Pierre-Yves Lenoble

« Le fait est que, dans ce sport, c’est avant tout l’âme « moderne » qui se sent à son aise : une âme ivre de vitesse, de « devenir », qui veut se perdre dans un mouvement accéléré, pour ne pas dire frénétique, célébré jusqu’à hier comme celui du « progrès » et de la vie « intense » alors que, sous de nombreux aspects, il n’a été qu’effondrement et chute », J. Evola (L’arc et la massue, Pardès, 1984, p. 62).

Dans un petit chapitre de L’arc et la massue intitulé "Psychanalyse du ski", écrit à la fin des années 60, le penseur traditionaliste Julius Evola tente, à la manière de la « psychologie des profondeurs », de décrypter le symbolisme inconscient qui se cache derrière la pratique moderne du ski et la mode populaire des sports d’hiver, sachant bien entendu que tous les actes et réalisations des hommes dans le monde extérieur ne sont que des reflets et des manifestations visibles des forces invisibles qu’ils portent en eux-mêmes.

Ainsi, nous essaierons à travers cet article de résumer brièvement la pensée du baron italien, et nous nous livrerons également à quelques réflexions personnelles.

Il nous faut prioritairement rappeler que la perspective évolienne est éminemment élitiste, elle privilégie l’Être véritable au paraître mondain (ou à l’Avoir contingent) et s’adresse uniquement à des « hommes différenciés », soit ceux qui cultivent leur Personne intérieure permanente aux dépens de leur individualité extérieure changeante.

Nous préciserons aussi que J. Evola n’a en vue ici que le ski en tant qu’activité ludique de masse, et qu’il ne renie bien entendu pas les aspects bénéfiques et certaines répercussions ontologiques que peuvent obtenir les skieurs engagés dans la conquête d’un état d’être supérieur. Il délivre par exemple ces quelques observations : « Sur le plan le plus extérieur, on peut reconnaître au ski le même mérite qu’à certains aspects du « culte de la nature » qui se répand depuis quelques années ; pratiqué sérieusement, en dehors du snobisme et de la stupidité des stations mondaines, avec leur carnaval d’équipements et tout ce qui s’ensuit, le ski peut servir à compenser, d’une certaine façon, l’usure précoce de l’organisme inhérente à la vie des grandes villes ».

Au demeurant, à travers son texte, Evola élabore son raisonnement en opposant le ski à l’alpinisme (discipline qu’il pratiquait personnellement) afin de bien mettre en évidence la dichotomie irréductible entre deux modes d’être-dans-le-monde, le premier étant descendant et extériorisé (infra-humain), le second ascendant et intériorisé (supra-humain).

Il insiste ainsi sur les caractères avant tout métaphysiques et symboliques attachés à l’alpinisme : gravir une montagne ou escalader une paroi rocheuse est une fidèle image de l’élévation spirituelle et de la quête de transcendance (à l’instar de tous les récits sacrés racontant l’ascension de la Montagne cosmique, comme Moïse sur le Sinaï mystique ou le « Chemin de Croix » christique sur le Calvaire) supposant un acte volontaire, une aventure solitaire ou au moins en petit groupe, un retour sur soi, une progression individuelle, une victoire contre les éléments naturels et contre soi-même, pour finalement atteindre les hauteurs de la cime dans un état de contemplation immobile et de fierté désintéressée du devoir accompli.

"Si l’alpinisme se caractérise par une ivresse de l’ascension, fruit d’une lutte et d’une conquête, le ski, lui, se caractérise par une ivresse de la descente, due à la rapidité et, dirons-nous, au temps de la chute."


En revanche, la pratique moderne du ski participe d’une dynamique totalement inverse. Dans ce cas, la montée est assurée mécaniquement par le téléphérique, le télé-siège ou le télé-ski, ce qui supprime donc tout son apport psycho-corporel et tout surplus spirituel : fini l’effort, finie l’auto-discipline et finie toute volonté de se mettre soi-même à l’épreuve. L’objectif est ici de franchir le plus vite et le plus facilement possible la difficulté afin de pouvoir « jouir sans entrave » du plaisir de la descente, de se procurer une piqûre d’adrénaline, de se laisser emporter par la force de gravité de la pente glissante et, une fois en bas, de recommencer encore et encore, à l’image d’un drogué qui a toujours besoin de son shoot dès que les effets du produit sont terminés.

Evola écrit à cet égard : « On peut donc dire que si l’alpinisme se caractérise par une ivresse de l’ascension, fruit d’une lutte et d’une conquête, le ski, lui, se caractérise par une ivresse de la descente, due à la rapidité et, dirons-nous, au temps de la chute ».

En résumé, nous avancerons que l’alpinisme renvoie à un mouvement centripète d’abnégation et à un état de concentration active (« Rassembler ce qui est épars » dit l’adage hermétique), alors que la descente à ski renvoie quant à elle à un mouvement centrifuge de laisser-aller et à un état de dispersion passive, où il faut à tout prix… « s’éclater ». Il y a là l’image symbolique parfaite de l’opposition entre la Tradition qui respecte les lois de la nature et qui tire l’ensemble des âmes vers le haut, et la modernité désenchantée, confuse, mécanique, artificielle, en voie d’effondrement, entraînant tout le monde vers le bas.

Tout cela nous amène à formuler certaines observations supplémentaires.

Nous ferons remarquer tout d’abord que les stations de sports d’hiver qui ont vu le jour un peu partout sur terre depuis plus d’un demi-siècle ont largement contribué à la défiguration de la nature et à l’enlaidissement des paysages ; elles participent en cela aux phénomènes actuels de l’urbanisation anarchique, de la cubification des espaces de vie, de la surpopulation accrue, de la concentration des humains en tristes troupeaux, de la pollution et de la surconsommation, avec leur inévitable lot de débauches vinassières.

D’ailleurs, dans une perspective similaire, on se trouve en face des mêmes archétypes inconscients en observant la mode touristique de la plage et les stations balnéaires. D’un point de vue extérieur, on remarque une nouvelle fois la cristallisation urbaine, la densification des populations et la laideur du béton (notons au passage que les mots « station » et « plage » évoquent bien la fixité et l’horizontalité si caractéristiques de notre époque) ; en ce qui concerne l’intériorité des êtres, le farniente sur le sable et le barbotage insouciant dans la mer marquent également une forme d’abandon et de stagnation ontologiques, et surtout, représentent symboliquement une contrefaçon quasi-satanique des mythes et des textes sacrés narrant les épisodes initiatiques de la navigation héroïque ou du « passage des eaux » (à l’image de tous ces dieux et prophètes qui « marchent sur les eaux » ou qui sont « sauvés des eaux », sachant que les eaux symbolisent l’âme inférieure liée aux besoins du ventre et du bas-ventre).

Enfin, en adoptant un point de vue méta-historique, nous pourrions également avancer que le symbolisme du ski peut s’appliquer à l’évolution du monde moderne depuis le début du XVIIIe siècle : la montée mécanique figurera alors la phase de solidification avec la Révolution industrielle, le progrès technologique, le rationalisme, l’évolutionnisme, le matérialisme historique et l’avènement de la machine (c’est l’ère du secteur secondaire, de la sur-production et des ouvriers en cols bleus), alors que la descente se présentera comme la phase de liquéfaction finale d’après-guerre, actant la rapidité et l’agitation croissantes de l’existence, la « société de consommation » (c’est l’ère du tertiaire, de l’obsolescence programmée et des employés en cols blancs), l’irrationalisme (avec l’apparition de nouvelles croyances toutes plus bizarres les unes que les autres, soit ce que O. Spengler qualifiait justement de « deuxième religiosité »), le processus exponentiel de « singularité technologique », le perfectionnement de l’I. A, le nihilisme auto-destructeur et la servitude volontaire via notamment le divertissement spectaculaire et la dématérialisation monétaire.

Le monde est donc passé de la modernité à la post-modernité, des « lendemains qui chantent » à la « fin de l’histoire », de la guerre classique à la guerre cognitive et, comme le disait froidement René Guénon dans le "Règne de la Quantité", on peut affirmer pour conclure qu’après la rigidité cadavérique vient dans un second temps le moment de la décomposition du corps et des feux-follets…


Soutenir l’auteur :


Un choc des cultures au cœur de l'Amérique

En 1987, le professeur de journalisme Stephen Bloom, un libéral typique, a voulu explorer ses racines juives en rejoignant la communauté Hab...