samedi, décembre 24, 2011

Dieu selon Carl Gustav Jung





Jung parle souvent de Dieu dans ses ouvrages. Lors d'une émission de la B.B.C. en 1959 (« Face à Face ») on lui demanda : « Croyez-vous en Dieu ? ». Jung répondit «Je n'ai pas besoin de croire en Dieu ; je sais. » Cette réponse provoqua immédiatement un flot de lettres écrites par ceux qui croyaient que la foi de Jung en « Dieu » était la même que la leur ; d'autres auditeurs disaient qu'ils ne croyaient pas en « Dieu », alors que d'autres encore voulaient savoir ce qu'il entendait au juste par « Dieu ». Dans l'impossibilité de répondre à ces nombreux correspondants, Jung choisit d'exprimer sa pensée sur ce point dans une lettre datée du 21 janvier 1960 qui fut publiée dans The Listener :

Monsieur,

J'ai reçu de nombreuses lettres dans lesquelles il était fait état de mes propos sur la « connaissance » (de Dieu). Ma façon de concevoir la « connaissance de Dieu » est peu conventionnelle et je comprendrai fort bien que l'on me reprochât de ne pas être un bon chrétien. Pourtant je me considère chrétien car je me fonde sur des concepts chrétiens. J'essaye seulement d'échapper à leurs contradictions internes en faisant intervenir une attitude plus modeste qui tienne compte des vastes ténèbres qui règnent dans l'âme humaine. L'évolution continue de l'idée chrétienne, comme celle du bouddhisme également, est une preuve de vitalité. Notre époque a certainement besoin de voir se développer un nouveau mode de pensée à ce sujet, car il n'est plus possible de continuer à penser à la façon des Anciens ou des chrétiens du moyen âge lorsque nous pénétrons dans le domaine de l'expérience religieuse.


Je n'ai pas dit, au cours de l'émission radiophonique en question : « Dieu existe ». J'ai dit : « Je ne crois pas en Dieu : je sais ». Ce qui ne veut pas dire que je connaisse un certain Dieu (Zeus, Jahvé, Allah, le Dieu de la Trinité, etc...) mais plutôt : je sais que je me trouve, de toute évidence, en face d'un facteur inconnu que j'appelle « Dieu » en consensu omniumquod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditur »). Je me souviens de Lui, je L'évoque, chaque fois que je me sers de Son nom lorsque la colère ou la crainte m'envahit, chaque fois qu'involontairement je dis : « Oh Dieu ».

Ceci se passe chaque fois que je rencontre quelqu'un ou quelque chose de plus fort que moi. C'est une expression heureuse qui convient à toutes les émotions irrésistibles de mon propre système psychique, qui maîtrisent ma volonté consciente et s'emparent du contrôle que j'exerce sur moi-même. C'est le nom par lequel je désigne tout ce qui traverse mon chemin violemment et sans ménagement, tout ce qui bouleverse mes idées subjectives, mes plans et mes intentions et qui change le cours de ma vie pour le meilleur et pour le pire. D'accord avec la tradition, j'appelle « Dieu » la puissance du destin sous son aspect positif comme sous son aspect négatif et dans la mesure où son origine n'est pas vérifiable ; c'est un « dieu personnel » puisque mon destin signifie surtout moi-même, surtout lorsqu'il me parle sous la forme de la conscience comme une vox Dei avec laquelle je puis même m'entretenir et discuter. (Nous faisons et en même temps nous savons que nous faisons. Nous sommes sujet et objet à la fois.)

Et cependant, je considère qu'il serait intellectuellement immoral de se permettre de penser que le dieu que je conçois est l’Être universel et métaphysique des confessions ou des « philosophies ». Je n'ai pas l'impertinence de postuler une hypostase, ni l'arrogance de décerner des attributs tels que : « Dieu ne peut être que bon ». Seule mon expérience personnelle peut être bonne ou mauvaise, mais je sais que la volonté supérieure repose sur une base qui transcende l'imagination humaine. Étant donné que je connais ma confrontation avec une volonté supérieure, je connais Dieu, et si, de façon illégitime, je tentais d'hypostasier ma représentation, je dirais que je connais un Dieu qui est au-delà du bien et du mal, qui règne en moi comme ailleurs : Deus est circulus cuius centrum est ubique, cuius circumferen-tia vero nusquam.

Zürich


Votre etc... 
Carl Gustav Jung. 


Source : Ce que Jung a vraiment dit.




Bande annonce VO de A dangerous method un film de David Cronenberg avec Michael Fassbender, Keira Knightley, Viggo Mortensen, Vincent Cassel.









La psychologie normale et anormale doit beaucoup à Carl Gustav Jung. C'est lui qui introduisit dans ce domaine les termes d'extraversion, d'introversion et de complexe, familiers aux psychologues et éducateurs. C'est lui également qui a élargi le sens du mot « inconscient ». Il a soutenu que l'esprit, comme le corps, porte les traces de ses ascendants et, le premier, il a émis l'hypothèse d'« inconscient collectif » qui souleva enthousiasme et controverse. Mais, comme celle d'autres pionniers, la pensée de Jung a souvent été mal comprise. E.A. Bennet, ami du grand psychologue, l'éclaire heureusement dans ce livre, de la manière la plus complète et la plus vivante. 



vendredi, décembre 23, 2011

La troisième époque de l'humanité





Durant l'année 2011, On a beaucoup glosé sur le grand État mondial, la terre régénérée (elle devrait ascensionner en 2012), les mahométans hors d’Europe, l'Empire ottoman (loi sur la négation des génocides, dont celui des Arméniens en 1915). Ces thèmes ne sont pas nouveaux.

« Dans son De Monarchia Hispanica (1600), Tommaso Campanella suppliait le roi d'Espagne de financer une nouvelle Croisade contre l'Empire Turc et fonder, après la victoire, la Monarchie Universelle.

Trente-huit ans plus tard, dans l'Ecloga destinée à Louis X III et à Anne d'Autriche pour célébrer la naissance du futur Louis XIV, T. Campanella prophétise à la fois la recuperatio Terrae Sanctae et la renovatio saecali. Le jeune roi va conquérir toute la Terre en mille jours, terrassant les monstres, c'est-à-dire soumettant les royaumes des infidèles et libérant la Grèce. Mahomet sera rejeté hors de l'Europe ; l'Égypte et l'Éthiopie redeviendront chrétiennes, les Tartares, les Persans, les Chinois et l'Orient entier se convertiront. Tous les peuples formeront une seule chrétienté et cet Univers régénéré aura un seul centre : Jérusalem. « L'Église, écrit Campanella, a commencé à Jérusalem, et c'est à Jérusalem qu'elle retournera, après avoir fait le tour du monde. » Dans son traité La prima e la seconda resurrezione, Tommaso Campanella ne considère plus, comme saint Bernard, la conquête de Jérusalem comme une étape vers la Jérusalem céleste, mais comme l'instauration du règne messianique.

Inutile de multiplier les exemples. Mais il convient de souligner la continuité entre les conceptions eschatologiques médiévales et les différentes « philosophies de l'Histoire » de l'Illuminisme et du XIXe siècle. Depuis une trentaine d'années on commence à mesurer le rôle exceptionnel des « prophéties » de Joachim de Fiore dans la naissance et la structure de tous ces mouvements messianiques, surgis au XIIIe siècle et se prolongeant, sous des formes plus ou moins sécularisées, jusqu'au XIXe siècle.

L'idée centrale de Joachim, l'imminente entrée du monde dans la troisième époque de l'Histoire, qui sera l'époque de la liberté, puisqu'elle se réalisera sous le signe du Saint-Esprit, a eu un retentissement considérable. Cette idée contredisait la théologie de l'Histoire acceptée par l'Église depuis saint Augustin. Selon la doctrine courante, la perfection ayant été atteinte sur la Terre par l'Église, il n'y a plus place pour une renovatio dans l'avenir. Le seul événement décisif sera la deuxième venue du Christ et le Jugement dernier. Joachim de Fiore réintroduit dans le christianisme le mythe archaïque de la régénération universelle. Certes, il ne s'agit plus d'une régénération périodique et indéfiniment répétable. Il n'en est pas moins vrai que la troisième époque est conçue par Joachim comme le règne de la Liberté, sous la direction du Saint-Esprit, ce qui implique un dépassement du christianisme historique, et, comme dernière conséquence, l'abolition des règles et des institutions existantes. Il n'y a pas lieu de présenter ici les différents mouvements eschatologiques d'inspiration joachimite. Mais il vaut la peine d'évoquer certains prolongements inattendus des idées du prophète calabrais.

C'est ainsi que Lessing développe, dans son Éducation de la race humaine, la thèse de la révélation continuelle et progressive s'achevant dans une troisième époque. Lessing concevait, il est vrai, ce troisième âge comme le triomphe de la raison au moyen de l'éducation ; mais ce n'était pas moins là, dans son opinion, l'accomplissement de la révélation chrétienne, et il se réfère avec sympathie et admiration à « certains enthousiastes des XIIIe et XIVe siècles », dont la seule erreur fut de proclamer trop tôt le « nouveau évangile éternel ».

La résonance des idées de Lessing fut considérable, et, à travers les Saint-Simoniens, il a probablement influencé Auguste Comte et sa doctrine des trois états. Fichte, Hegel, Schelling ont été marqués, bien que pour des raisons différentes, par le mythe joachimite d'une troisième époque, imminente, qui renouvellera et complétera l'Histoire. Par leur canal, ce mythe eschatologique a influencé quelques écrivains russes, surtout Krasinsky, avec son Troisième royaume de l'Esprit et Merejkowsky, l'auteur du Christianisme du troisième Testament.

Certes, nous avons affaire désormais à des idéologies et à des fantaisies semi-philosophiques, et non plus à l'attente eschatologique du règne du Saint-Esprit. Mais le mythe de la rénovation universelle, à une échéance plus ou moins proche, est encore discernable dans toutes ces théories et fantaisies. »

Mircea Eliade, Aspects du mythe.



Aspects du mythe

La fonction du mythe est de donner une signification au monde et à l'existence humaine. Grâce au mythe, le monde se laisse saisir en tant que cosmos parfaitement intelligible. Mircea Eliade retrace l'histoire des grands mythes des peuples primitifs jusqu'au monde moderne en passant par les grandes civilisations du passé. Son livre constitue à la fois un exposé historique, rempli d'exemples, et une synthèse philosophique du problème examiné.

jeudi, décembre 22, 2011

De l'argent





Par Raoul Vaneigem

Je n'ai rien éprouvé de plus indigne et de plus éloigné des préoccupations humaines que la quête incessante de l'argent, érigée en impératif catégorique par la nécessité de survivre. De la garantie d'en être pourvu, je n'ai tiré qu'amertume comme je n'ai ressenti qu'angoisse et rage à la perspective d'en manquer.

Il s'est installé dans mon rapport à l'argent une gêne constante, une hostilité qui ne rendaient que plus malséantes les petites compromissions auxquelles je cédais par à-coups. Ma consolation éthique tenait à n'accepter de travaux de tâcheron, qu'à la condition d'y prendre plaisir ou d'y trouver matière à divertissement. Au moins n'ai-je pas fourni de gages à mon infortune en m'abaissant à exploiter les autres, à vivre à leurs crochets, à les mettre au travail pour m'autoriser de ne travailler jamais.

Avoir accepté un prix de la Communauté française de Belgique, que je n'avais pas sollicité, pour L'Adresse au vivant, m'a longtemps tarabusté. Je souffrais moins du sentiment d'avoir dérogé à mes principes que du cynisme qui m'autorisait à profiter de l'aubaine et d'apurer, en évacuant mes angoisses, une dette dont la somme atteignait, à peu de choses près, le montant de la récompense décernée.

J'ai fini par cracher sur ma culpabilité et tordre le cou aux reproches, jurant de ne jamais récidiver, non par souci moral mais pour l'inconfort où m'avait plongé la sensation de me trouver en porte-à-faux avec moi-même.


Sinécures et expédients assuraient tant bien que mal la survie des situationnistes. La cueillette de dotations, de bourses d'études, de postes assurés par de faux diplômes, d'allocations de chômage perçues à la limite de la légalité, entrait dans la logique irréfragable de la récupération individuelle.

L'arnaque était jugée recommandable en ce sens qu'elle grugeait les institutions. Nous estimions légitime de reprendre à l'État l'argent dont il nous spoliait au nom d'un bien public, qu'il s'employait à parasiter.

Cette prédation vengeresse garda à mes yeux toute sa pertinence jusqu'au jour où il m'apparut peu compatible de vitupérer la corruption générale du système marchand et de recourir, à son encontre, à des méthodes identiques. Au reste, il y avait beau temps que le vol dans les grands magasins, les astuces d'une rentabilité aléatoire et les laborieux magouillages réclamés par notre refus de travailler s'apparentaient de plus en plus nettement à un travail aussi ennuyeux et aussi harassant que les autres.

Il n'empêche, je n'ai jamais cessé de me trouver sous la menace de l'argent, ne sachant sur quel pied danser pour le gagner sans m'avilir. Je le prends avec des pincettes et il me le rend bien. Je passe de la mesquinerie, qui m'enjoint de parcourir dix kilomètres pour acheter le litre d'essence trois sous moins cher qu'à la station voisine, à une frénésie dépensière, comme s'il me fallait brûler en virées de gargotes et de bistrots les impuretés qui souillent mes poches.

Cette danse grotesque de l'ours, sur une plaque de fer chauffée cupidement, ranime en moi une haine incommensurable pour l'économie et pour ses séides, un goût de saccager les banques et de briser les vitrines de la consommation. C'est pourtant là un comportement que je critique et qu'entend dépasser ma volonté d'abolir la société marchande. Sans doute est-ce le seul domaine où je régresse, de façon épidermique, à ce stade de trépignement terroriste, où, disait à peu près Chesterton, « on commence par lancer des bombes, puis on devient un esthète. »

J'ai assurément versé dans l'esthétisme en calquant ma conduite sur la sage et folle conduite de mon père qui, sans nous mettre sur la paille, avait, proclamait ma mère avec une tendre indignation, « bu trois maisons ».

Il fut un temps où je nourrissais de la sympathie à l'endroit du potlatch. C'était une cérémonie au cours de laquelle, écrit Bruce Chatwin, « les riches tuaient délibérément leurs biens. Le plus grand dédain de la propriété qu'un homme pouvait montrer consistait à fracasser le crâne d'un de ses esclaves d'un coup de casse-tête rituel en os de caribou. » La forfanterie et la pulsion suicidaire qui s'y attachent ont fini par me le rendre odieux. Il n'a que le mérite d'éclairer, par le sacrifice que le don « offre » à l'échange, la machine à éradiquer le vivant.

La philosophie de la dèche est une philosophie de l'honneur. Eh bien, je n'en ai plus rien à foutre ! J'exècre pareillement l'honneur d'être pauvre et le déshonneur d'être riche. L'argent excédentaire et l'argent déficitaire sont un désert où rien ne pousse, où la vie dépérit.

J'aime trop le regard des bêtes, même l'œil froid du reptile, pour ne pas éprouver une indicible répugnance devant le regard calculateur du prédateur à visage humain, escomptant ses pertes et ses profits. La quête de l'argent est pour chacun comme la course d'un tueur fou. Un parcours harassant et plein d'embûches nous arrache à la véritable humanité qui est faite d'amour, de création, de jouissances. Gagner, c'est prendre au piège, duper, tromper. Notre morale est ainsi faite qu'elle admire l'escroc et s'apitoie sur le « pigeon », avec le mépris dont elle accable quiconque se perd en perdant de l'argent.

Un éditeur — non de ceux qui préfèrent le chiffre d'affaires au talent — me racontait que, ayant un jour à rendre des comptes à je ne sais quel magnat finançant l'entreprise, il avait présenté un bilan positif des revenus. L'autre avait pointé du doigt un secteur en légère baisse et comme l'éditeur soulignait le peu d'importance des pertes enregistrées, le bouffre avait déclaré, péremptoire: « Perdre ne serait-ce que trois sous est un acte immoral. »

Le même raisonnement est cause que les services publics se délabrent, que la métallurgie, le textile, les industries prioritaires sont sacrifiés à la production d'inutilités rentables, que l'élevage concentrationnaire et l'agriculture chimique font naître des pandémies, que les enfants sont condamnés à des classes surpeuplées, à la violence grégaire, à la lâcheté du plus fort, à la dégradation du savoir, que le malfrat de la jungle urbaine tue pour trois sous et que le malfrat d'État brûle une population pour une poignée de dollars de plus. Le fétichisme de l'argent fait la loi, celle qui s'arroge le droit de transgresser toutes les autres.

Les amoureux se moquent de l'argent, il ne participe pas de leurs caresses. Mais l'argent les attend à la sortie. Il n'y a ni fraternité, ni solidarité qui tiennent devant un livre de comptes. Ni la rage, ni l'humour d'Achille Chavée, qui pisse sur cent mètres de banque, et constate: « On fait de terribles économies sur le néant. »

La nature a fait du tigre un prédateur. L'argent a fait de l'homme un prédateur dénaturé. L'argent est la peste qui propage toutes les autres. Entre l'esclavage fonctionnarisé et la liberté toujours menacée par quelque complaisance lucrative, il n'y a guère de place pour l'être humain. Ah, descendre dans l'arène le moins souvent possible, briser les rames de la galère dès que l'on peut la quitter !


Le métier de professeur me garantissait un salaire, mais à quel prix ! Le plaisir pris, en compagnie de mes élèves, à aiguiser de conserve une insatiable curiosité, se trouvait corrompu par des obligations horaires, une bureaucratie tatillonne, une autorité despotique, conditions que la nécessité économique de rentabiliser la culture en la supprimant n'ont fait qu'aggraver.

Licencié pour une aventure amoureuse avec une étudiante de vingt ans, j'ai vécu dès lors d'expédients.

J'ai fourni quelques idées. On me les a rétribuées sans que j'eusse le sentiment de mendier. Parfois de justesse. La vogue du Traité de savoir-vivre a joué en ma faveur. C'est un texte, m'avouait un ami, que personne ne prendrait aujourd'hui le risque de publier. Je n'y vois rien d'étonnant. À l'époque déjà, tous les éditeurs l'avaient refusé, y compris Gallimard, chez qui seule l'obstination de Raymond Queneau et de Louis-René des Forets réussit à l'imposer.

Bien que je n'aie jamais, en livrant mes livres à la criée médiatique, gâté mon plaisir d'écrire par l'obligation de me vendre, j'ai rencontré des amis éditeurs qui m'ont payé en à-valoir au-delà des bénéfices escomptés.

J'ai assumé le rôle de « nègre » pour des réécritures dont les commanditaires, le plus souvent, s'en remettaient à mon agrément et ne se montraient pas chiches en matière d'émoluments. André Fougerousse, pour qui je rédigeais, avec quelques amis, des notices encyclopédiques, se faisait un devoir de signer nos notes de frais sans les consulter. Les comités de rédaction se déroulaient dans un petit troquet des bords de Marne, où nous passions l'après-midi à cuver en canotant. Comme j'évoquais en sa compagnie le souvenir de nos beuveries et le plaisir que chacun prenait à livrer ses notices ou son article dans les délais impartis, il haussa les épaules et grogna: « Il était déjà assez difficile d'être un patron, s'il avait fallu en plus que je m'emmerde en emmerdant les autres...! »


Admirable civilisation que celle qui fait de l'homme une marchandise, une valeur d'échange ! Comment n'être pas atteint, comme d'une maladie contagieuse, par l'ignominie d'avoir à quémander le droit de survivre ? Comment pourrais-je accorder de l'affection à celui qui me paie, dès l'instant qu'il exige en retour une création dont il doit savoir que je la lui confierai, puisqu'il m'en a offert le prétexte ? Où le don ne prime pas, le poison de l'échange ne tarde pas à faire son effet.

Je récuse le monde où tout se paie. En amour, rien ne se paie, tout se donne. Seuls la haine et le ressentiment paient et se font payer. Où l'échange apparaît, l'amour se retire pas à pas.


Je me suis mis — sans y réussir toujours — en condition de ne rendre de compte à personne, de ne devoir rien à qui que ce soit, d'être en offre et non en demande. Je ne me soucie ni de plaire ni de déplaire. Tel est mon luxe.

Que mes lecteurs prennent dans mes livres ce qui leur agrée et jettent le reste, c'est tout le bien que je leur souhaite. Je n'attends rien en retour. Je livre aux flots de l'océan des bouteilles dont j'ai bu le nectar et auxquelles j'ai confié mes propos de table. Il arrive à quelques-unes, je le sais, d'être recueillies, délavées de leurs mots épars, emplies d'une nouvelle vendange, pour le régal d'un seul ou de plusieurs. La passion du bonheur est éminemment transmissible.


«Tout, plutôt que travailler», a été le propos des maquereaux, des escrocs, des ci-devant, de ceux qui font travailler les autres et vivent à leur crochet, avant que le prolétariat en fasse le principe de son émancipation. Depuis lors, le fétichisme de l'argent a bricolé une religion œcuménique et consacré le culte d'un nouveau Dieu unique, par qui et pour qui tout se fait. Combien de temps faudra-t-il pour que « tout, plutôt que travailler » signifie vivre et non gagner de l'argent ?

Je ne réclame pas une prime à la créativité. En attendant que soit éradiqué le tout-à-l'égout du profit, je souhaite que soit accordée, dès l'adolescence, une allocation mensuelle qui garantisse à chacun le confort d'un toit, le droit de se nourrir, la liberté de se déplacer, le charme des rencontres, la permission de se garder en santé et le temps d'offrir à l'humanité ce que l'on possède en soi de plus passionnel, de plus ludique, de plus créatif, et qu'a écrasé, broyé, écaché, pourri jusqu'à la moelle le grand pressoir où le vivant se transforme en argent.


Raoul Vaneigem, Le chevalier, la dame, le diable et la mort.


Le chevalier, la dame, le diable et la mort

« Je souscris à la résolution de Lautréamont : "Je n'écrirai pas des mémoires". Je n'ai pas le goût des confessions, elles offrent trop de gages à un spectacle où ma démarche même renierait son propos. Je n'ai en revanche aucune raison de dissimuler l'attrait qu'a toujours exercé sur moi la tentative de Montaigne de se peindre sur le vif en dépit des couleurs que le monde lui imposait. N'ayant écrit qu'un seul livre, sans cesse récrit, complété, corrigé selon la facture qu'empruntaient les bouleversements de la société et, inséparablement, les variations de mon existence, je me sens en narquoise familiarité avec lui. Chacun de mes livres traduit le progrès, si incertain qu'il soit, d'une conscience en peine de dénouer les fils enchevêtrés d'une destinée, dont j'aspire à régler le cours. Si mon analyse se fonde sur des éléments personnels, ce n'est pas pour en tirer valeur d'exemple, c'est pour tenter d'éclairer un dernier voyage comme s'il dût, envers et contre tout, être encore le premier; c'est pour aviver, dans un refus de ce qui doit finir, une volonté, sinon de tout recommencer, du moins d'ouvrir des portes demeurées fermées ou entrouvertes par crainte. Ce désordre d'émotions et de pensées, j'ai choisi de l'aborder par le biais des passions auxquelles je demeure le plus attaché l'amour, l'amitié, la volonté de vivre, l'aventure labyrinthique de la destinée, l'alchimie du désir, la sensibilité, l'animalité, le bonheur, la poésie; et à travers ce qui les corrompt: la peur, l'argent, la présomption de l'esprit. Mon questionnement est sans réponses, mais j'ai, au plus profond de mes doutes, quelques certitudes. Peut-être est-ce suffisant au cœur d'une époque qui, présentant comme nulle autre pareille les symptômes d'un pourrissement universel, cherche, au crible de ses désillusions, les signes d'une civilisation humaine qui tente maladroitement et naïvement de s'instaurer. »




Illustration :






mercredi, décembre 21, 2011

Satanisme & satanisation de la sexualité





Pour la plupart des gens, Satan est un personnage effrayant, capable des pires horreurs et qui pousse les pauvres chrétiens au péché. Il nous attend en enfer, où il fait rôtir ses victimes...

Il est donc intéressant de recadrer quelque peu cette doctrine pour le moins indigeste et délirante. Le dictionnaire Robert donne cette définition au mot satanisme : « Nom masculin de 1855 ; de satanique. 1° Culte de Satan. "Il ne me reste plus à connaître que la Messe Noire pour être tout à fait au courant du Satanisme" (Huysmans). »

À ce même mot, Pierre Rifard, dans son Dictionnaire de l'ésotérisme paru aux éditions Payot, donne lui cette définition: « Étymologie : ha-schâtân, "l'accusateur, l'adversaire en justice". Satan a été diversement pensé le long de l'histoire juive et chrétienne : ange de YHVY ennemi de l'homme selon Job, adversaire de Dieu selon les Esséniens, archange perverti et tentateur selon le Nouveau Testament, Serpent selon les gnostiques. On appelle satanisme l'attitude qui admet le sacré pour l'outrager. »

L'Église est à l'origine du satanisme

L'Église chrétienne a très rapidement considéré toutes les autres religions comme sataniques. C'est ainsi qu'au Moyen Âge toutes les pratiques de magie voire de sorcellerie furent considérées comme du satanisme. Saint Augustin écrivait dans ses Confessions : « Puissance des démons... ! Comment se fait-il que la magie puisse pareillement nous donner ces miracles ? »

Le satanisme, depuis deux mille ans, a connu deux grandes époques avant ce renouveau que nous constatons actuellement. Si Satan est un personnage biblique, la doctrine satanique, dont nous voyons aujourd'hui les derniers avatars, fut produite par l'Église catholique elle-même ! Les textes fondateurs du satanisme et qui font référence pour les sectes du genre ont été rédigés par des prêtres franciscains et dominicains chargés de l'Inquisition au Moyen Âge. Ce sont eux qui reconstituèrent les rituels auxquels, croyaient-ils, devaient se livrer les adeptes. C'est de leur main que furent écrites les prières maudites que les damnés auraient prononcées lors des rituels, ainsi que les théurgies abjectes auxquels ils devaient se livrer. D'où nous vient ce paradoxe ? D'un fait historique fort simple et relevé par de nombreux historiens comme Amilraz Kalkaï et Nathanaël de Saint-Simon qui, dans leurs ouvrages, ont retracé l'histoire des fameuses sorcières du Pays basque au Moyen Âge. À la fin du XIIIe siècle, les cultes païens étaient toujours vivaces (voir les fouilles des moines bénédictins au monastère de la Pierre-qui-Vire et à Solesmes ainsi que sur le terrain dit de Sion, au pied de l'église de Saint-Join-de-Marnes). Les personnes se livrant à des cultes celtiques étaient immédiatement arrêtées comme sataniques par les inquisiteurs, puis torturées par les prêtres. Malheureusement, leurs aveux n'avaient généralement pas grand-chose à voir avec les actes abominables qu'entendaient découvrir les inquisiteurs fanatiques (voir l'Histoire générale du Diable de Gérald Messadié, aux éditions Robert Laffont, et le Diable Mythes et Origines de Franck Harrald, aux éditions Lancouvre). Dès lors, les tortures redoublaient, et les pauvres malheureux — qui étaient souvent les adeptes de religions comme le celtisme, qui ignore le concept du diable — faisaient des confessions délirantes dans l'espoir d'apaiser leurs bourreaux.

Ce sont ces aveux arrachés sous la torture que consignèrent les prêtres comme d'authentiques pratiques et autres rituels sataniques. Ces documents, rassemblés par le Vatican, devinrent les textes de référence des exorcistes et des inquisiteurs dans leur mission, mais aussi, par un détournement que l'on pourrait qualifier de logique, la bible des sectes sataniques qui naquirent alors. Ces dernières virent réellement le jour au XVe siècle. Elles s'inspirèrent des écrits de l'Inquisition pour leurs rituels et semblent avoir servi d'exutoire dans une société alors trop répressive. La pression de l'Église était telle que la sexualité devint une horreur immorale pour de nombreux siècles. Un des adeptes du satanisme marqua si fortement l'inconscient collectif qu'il devint un héros de littérature. Il s'agit de Johannes Faust, qui vécut à Prague en 1510 (voir l'Histoire de la Magie, aux éditions des Productions de Paris, par François Ribadeau-Dumas).

La deuxième grande période du satanisme est celle de la fin du XIXe et du début du XXe, que décrit merveilleusement Huysmans dans son livre intitulé Là-bas. Paris fourmillait de sociétés secrètes, d'occultistes et de lucifériens : tel Papus, qui fut le fondateur de ce que l'on appelle la parapsychologie, ou Allan Kardec, qui le premier fit tourner les tables dans des séances de spiritisme...

La Bible

Dans la Bible, l'un des premiers personnages à être confronté à Satan est Job. Alors que Dieu venait de le louer, la Bible dit que :

Mais l'adversaire répliqua au SEIGNEUR :

Peau pour peau !
Tout ce qu'un homme possède,
il le donne pour sa vie.
Mais veuille étendre ta main,
toucher ses os et sa chair.
Je parie qu'il te maudira en face !
Alors le SEIGNEUR dit à l'adversaire :
Soit ! il est en ton pouvoir ;
respecte seulement sa vie.

Job, 2, 4-6

Job se lamente et la Bible décrit ainsi son état :

Périsse le jour où j'allais être enfanté
et la nuit qui a dit : Un homme a été conçu !
Ce jour qu'il devienne ténèbres,
que, de là-haut, Dieu ne le convoque pas,
que ne resplendisse pas sur lui mille clartés,
que le revendiquent les ténèbres et l'ombre de la mort,
que sur lui demeurent les nuées,
que le terrifient les éclipses !
Cette nuit-là que l'obscurité s'en empare,
qu'elle ne se joigne pas à la ronde des jours de l'année !
Qu'elle n'entre pas dans le compte des mois !
Job, 3, 3-6

L'autre personnage biblique qui se confronte à Satan est bien évidemment le Christ, qui l'affronte pour la première fois au cours de l'épreuve de la tentation :

Alors Jésus fut conduit par l'esprit au désert pour être tenté par le Diable.
Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim.
Le tentateur s'approcha de lui et dit : Si tu es le fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain ! Mais il répliqua : Il est écrit : « Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. »
Alors le Diable l'emmène de la ville sainte, le place sur le faîte du Temple et lui dit : Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelques pierres. »
Jésus lui dit : Tu ne mettras pas à l'épreuve le seigneur ton Dieu !
Le Diable l'emmène encore sur une très haute montagne. Il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire. Et lui dit : Tout cela je te le donnerai si tu te prosternes et m'adores !
Alors Jésus lui dit : Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : « Le SEIGNEUR ton Dieu tu adoreras et c'est à lui seul que tu rendras un culte. »
Alors le Diable le laisse et voici que des anges s'approchèrent, et ils le servaient.
Matthieu 4, 1-11

C'est toujours Jésus qui, au Temple, annonce la fin du règne de Satan, concédée par Dieu devant Job :

C'est maintenant le jugement de ce monde,
maintenant le Prince de ce monde [Satan] va être jeté dehors.
Pour moi, quand j'aurais été élevé de la terre,
j'attirerai à moi tous les hommes.
Jean 12, 31-32

Satan, dans la Bible, n'intervient que pour des combats dignes de titans, comme le souligne Maurice Cocagnac dans son lexique théologique : Jésus n'est pas un guérisseur professionnel. Il ne cherche pas la renommée, ni le pouvoir souvent lié à cette pratique. Le pouvoir qu'il détient de son père du Ciel se manifeste en des actes de miséricorde, qui sont aussi des signes de la venue du Royaume des cieux. L'instauration de ce règne suppose une victoire sur Satan, considéré comme le dominateur du Monde et nommé souvent le Mauvais. »
Maurice Cocagnac cite alors cet autre passage de la Bible :

« Notre Père qui es aux cieux,
fais connaître à tous qui tu es,
fais venir ton règne,
mais délivre nous du Mauvais. »

Matthieu 6, 9-10 et 13

Dans la Bible, Satan est aussi désigné — au Psaume 109, 6, à Zacharie 3, 1-2, dans le Nouveau Testament à Jean 17, 15 — sous le nom du Malin, aux Épîtres 6, 16, comme le tentateur — à Matthieu 4, 3 —, ou encore comme le pouvoir des ténèbres — Luc 22, 53 — et enfin comme le prince de ce monde à Jean 14, 30. À chaque fois, Satan est opposé à des forces divines, ou cherche à corrompre l'élite de l'humanité.

Satan, le prince des ténèbres, n'est certainement pas un personnage mythique dont les interlocuteurs, au regard de la Bible, peuvent être du commun des mortels. Même s'il est clairement admis que le diable tente d'avilir l'humanité, lorsque celui-ci paraît, ce n'est que pour s'adresser physique-ment aux prophètes, aux saints et plus encore au Christ, fils de Dieu.

Le nouveau satanisme

Aujourd'hui, nous sommes bien loin de la vision biblique du diable. Nous vivons comme une sorte de « démocratisation » de Satan. Celui-ci ne semble plus réservé à une seule caste, très supérieure, d'êtres humains quasi divins qui auraient à le combattre ou à le vénérer. Et c'est bien ce que démontre la montée en puissance des sectes démoniaques vouant un culte au prince de ce monde. Certains théologiens, comme Hans von Balthazar, ont décelé les indices de ce phénomène de société qu'est le nouveau satanisme; ils l'attribuent à la désacralisation du bien causée par les conséquences de la modernité et la victoire de la société de consommation.

Avec cette démocratisation du néo-satanisme, on constate un phénomène de perversion de la sexualité. On voit apparaître comme une doctrine de la salissure qui semble viser à maintenir la sexualité dans une sorte d'insatisfaction permanente. Une doctrine qui fait le bonheur de la pornographie. Car il s'agit d'expérimenter et d'explorer systématiquement toute perversité et anormalité. Cette espèce de politique de la surenchère dans la perversion conduit naturellement à l'horreur, au cannibalisme, au meurtre, à la pédophilie... Ce que l'on peut appeler une satanisation de la sexualité — et qui passe par une publicité et un discours vantant ces pratiques — vise à déprécier tout ce que l'homme considère en bien de son intimité et de ses qualités humaines, jusqu'à l'annihiler en tant qu'individu. Cette déshumanisation de l'acte sexuel, qui finit par nier le partenaire, remplace l'amour que l'on peut éprouver pour l'autre par une recherche obsessionnelle de la satisfaction par la réalisation de fantasmes de plus en plus extrêmes. […]

L'industrie du sexe

Dans des cercles démoniaques, le commerce de la pornographie représente non seulement une ressource financière importante, mais aussi un outil de recrutement efficace. De fait, plusieurs groupes sataniques sont liés à l'industrie du genre.

Le catalogue de vidéos X de la société Défi, basée à Perpignan et qui est une véritable multinationale de la pornographie, réserve bien des surprises. On y trouve, par exemple, des textes suggestifs vantant des cassettes intitulées Sabbats et sorcelleries : « Que ce soit en plein air ou durant la soirée de Halloween, la Wicca internationale vous permet pour la première fois de découvrir réellement ce qui est interdit et souvent vous terrorisait. La sorcellerie se veut naturiste et écologiste, ouverte à toutes les sexualités... » Ce film fut mis en scène par l'un des principaux réalisateurs de films pornographiques français, qui généralement officie pour les productions Marc Dorcel, et le conseiller technique en fut Jacques Coutela en personne, alors grand maître de la Wicca internationale...

L'alliance entre le diable et l'homme

Dans le magazine catholique progressiste Golias (n° 51), Christian Terras, sociologue et universitaire, écrivait, dans son article « Après Auschwitz, la banalisation du mal », à propos du nouveau satanisme : « Il conserve [le satanisme] certaines de ses images anciennes ou pratiques mais les fait fonctionner dans une autre logique. Ce néo-satanisme profane peut être éclairé par l'intuition d'Hannah Arendt, qui envisageait, après Auschwitz, la banalisation du Mal. La matérialisation du Mal absolu dans les camps d'extermination aurait libéré des forces psychiques autrefois refoulées ou contournées. On découvre ainsi aujourd'hui l'affirmation d'un Mal débarrassé du Bien. Le combat moderne n'oppose plus la lumière aux ténèbres, mais il se caractérise par la (re)définition d'un nouveau paradigme humain. On rejoint là l'avertissement du cardinal Ratzinguer dans son rapport sur la foi de 1985 : "La culture athée de l'Occident moderne vit encore grâce à la liberté de la peur des démons apportée par le christianisme." Faut-il en conclure que la perte de la peur de l'enfer réalise une nouvelle alliance entre le diable et l'homme ? »

La matérialisation du Mal absolu

À cette question, je voudrais répondre par la négative. Tout d'abord parce que, sur ce point précis, il ne peut être question de tous les hommes. La partie de l'humanité qui est ici concernée est essentiellement celle des cultures judéo-chrétienne et musulmane. Et encore, pour ces cultures du Livre, si effectivement les atrocités nazies et, plus largement, l'horreur des exterminations industrielles que notre culture a fait naître au XXe siècle — comme l'a mis en évidence Hannah Arendt — ont matérialisé le Mal absolu et ont libéré des forces psychiques autrefois refoulées, ce n'est pas là une cause première à la disparition du Bien. Car si les camps d'extermination ont existé, c'est notamment en raison de l'impuissance de la société dominante, régie par ces concepts du Bien, à produire du bien pour tous. C'est la crise profonde de notre société judéo-chrétienne, incapable de faire vivre économiquement un grand nombre d'êtres humains, de les nourrir, de leur procurer travail et protection, qui engendra une synergie démente de destruction et le sacrifice industriel d'une des composantes de la société. Les victimes expiatoires se comptant, bien évidemment, parmi les groupes les plus faibles de la société : les juifs, les tziganes, les inadaptés psychomoteurs et sociaux... Certes, le Mal absolu s'est matérialisé, libérant des forces psychiques colossales, mais cela a pu se produire parce que la force qui le retenait n'en était plus capable. Les principes du Bien dominant, nés de la culture judéo-chrétienne, étaient sclérosés, trop imprégnés de pensée totalitaire, essoufflés par la modernité derrière laquelle ils couraient pour tenter de s'adapter en espérant séduire encore un peu...

Comme Dieu, le Bien est mort

L'Église catholique est aujourd'hui encore dans cet état qui confine à la décomposition et au rafistolage. Les positions surréalistes, voire risibles si les résultats n'étaient pas si graves, de Rome face au préservatif en sont un exemple flagrant. Ces principes judéo-chrétiens du Bien sont d'autant plus incapables de faire vivre un Bien postmoderne. Comme Dieu, le Bien est mort ou, plus exactement, le Bien de Dieu l'a suivi dans sa tombe.

L'homme du XXIe siècle peut effectivement se décider pour une alliance avec le Mal et produire des horreurs comme nulle société n'en a encore jamais faites. Mais il peut aussi définir une société régie par un Bien plus universel que celui conçu sur les principes mystiques judéo-chrétiens, notamment à partir du droit et, plus encore, de la Déclaration universelle des droits de l'homme, pilier des véritables sociétés démocratiques. [...]

Bruno Fouchereau.

mardi, décembre 20, 2011

D'Icarie à Marinaleda





Marinaleda

L'utopie égalitaire est une réalité en Espagne.

Dans la péninsule ibérique, il y a un lieu où le montant du loyer d'une maison est de 15 euros/mois. Le salaire de l'ouvrier (ou du cadre) est de 47 euros/jour pour six heures et demie de travail. Les frais de garderie s'élève à 12 euros/mois par enfant, cantine comprise. La démocratie participative, la vraie, y règne.

Mais qui parle de Marinaleda, ce village Andalou en autogestion depuis 1978 ? Surtout pas les 73 intellectuels qui ont contribué au Dictionnaire des Utopies, Larousse 2007. En « oubliant » l'histoire de Marinaleda, ces cerveaux, pleins de science sans conscience, servent les intérêts des maîtres du monde. Ces nouveaux chiens de garde n'ont d'autre but que de justifier et de perpétuer les valeurs morales et socio-économiques de l'oligarchie. (« En 1932, écrit Serge Halimi, pour dénoncer le philosophe qui aimerait dissimuler sous un amas de grands concepts sa participation à l'actualité impure de son temps, Paul Nizan écrivit un petit essai, Les Chiens de garde. »)


Marinaleda, une utopie vers la paix :
http://www.marinaleda.com/

Icarie

« Né à Dijon, Étienne Cabet (1788-1856) est un actif militant du parti républicain sous la monarchie de Juillet. Condamné à l'exil en 1834, il séjourne à Londres jusqu'en 1839. Au début de l'année 1840, de retour à Paris, il publie un ouvrage où il expose la possibilité pour une grande nation de procéder au partage égalitaire des richesses, de s'organiser en communauté des biens. Sous le titre de Voyage et aventures de lord William Carisdall en Icarie, il expose sa doctrine dans une fiction romanesque. Pour proposer à l'opinion publique la discussion de ses théories communistes, pour être lu et compris, surtout par les femmes, précise-t-il, il fait le choix de présenter un texte où l'irréalité, l'imaginaire sont pleinement assumés. Non seulement il ne réfute pas l'utopisme, mais il le revendique. Il soutient que sa propre conversion au communisme est survenue en lisant Thomas More, comme une illumination. Jusqu'à la caricature, il donne à son Icarie toutes les apparences d'un incroyable pays de cocagne, d'un paradis terrestre pour les ouvriers. La filiation revendiquée avec la tradition humaniste de l'utopie, le recours au procédé rhétorique de la fiction pour convaincre au-delà d'une élite déjà instruite le distinguent des réformateurs sociaux de son temps : des saint-simoniens, des fouriéristes, des néobabouvistes qui, opérant sur des bases savantes, « scientifiques », s'exposent à n'être pas compris par la plupart de leurs contemporains.

L'EFFICIENCE DE L'UTOPIE ICARIENNE EN FRANCE JUSQU'EN 1848.

Légaliste et pacifiste rigoureux, Cabet ne croit possible l'établissement de la communauté que par la conquête de l'opinion publique. A paris, Lyon, Toulouse, Nantes ou ailleurs, quand elle commence à être connue et discutée, surtout dans les milieux ouvriers, Icarie ne semble à personne un rêve suspendu au-dessus de nulle part, une réécriture anachronique de la Nouvelle Atlantide, de la Cité du Soleil ou de la Basiliade, un exercice de pure littérature. Le Voyage en Icarie, malgré les apparences que lui donne Cabet, n'est pas un ouvrage destiné à distraire, à détourner de l'action politique. Il a été écrit, il est publié pour convaincre les ouvriers qu'ils ont à s'engager dans les affaires de la cité, à conquérir la participation égale de tous les citoyens aux décisions politiques. Ne sont pas seulement données à voir et à envier, dans le roman, les douces conditions matérielles d'existence en Icarie, mais ce qui leur permet d'exister dans la communauté rêvée : l'adoption, après une révolution, d'une démocratie presque absolue. Ce qui est montré dans le Voyage en Icarie est le fonctionnement sur un vaste territoire, « grand comme la France », de mille assemblées populaires, une dans chaque commune, auxquelles participent tous les citoyens. Une représentation nationale en est issue, elle a un pouvoir illimité pour légiférer. Sont éradiquées, en Icarie, l'inégalité des richesses, la mise en concurrence des individus, la foi en l'égoïsme, parce qu'aucune catégorie de citoyens ne peut se prévaloir d'une prérogative quelconque, parce que tous sont égaux là où est décidé ce qui doit être fait dans l'intérêt général.

À partir du mois de mars 1841, Cabet commence la publication d'un journal : le Populaire de 1841. Autour du financement et de la diffusion de cet organe des doctrines communautaires, il parvient à organiser un réseau de disciples très dévoués. Dès 1846, ils sont présents dans tous les départements français. Beaucoup sont des ouvriers. Des femmes, nombreuses, s'engagent avec enthousiasme. Avant 1848, la plupart des communistes français sont icariens. Les prosélytes de la communauté icarienne se regroupent autour des « correspondants » désignés par Cabet. Ces correspondants organisent la mise en discussion des systèmes socialistes, les signatures d'adresses et de pétitions, d'incessantes collectes de fonds, parfois des actes de solidarité entre travailleurs ; surtout, ils veillent au respect des principes icariens : la réprobation des sociétés secrètes, le refus absolu de participer aux actes de violence.

Malgré le fort ascendant de Cabet sur ses disciples, malgré aussi le caractère familial de leurs activités militantes, leur communisme effraie de larges fractions de l'opinion publique. Dès 1841, la peur qu'inspire le communisme est instrumentalisée par les autorités pour tenter de discréditer les idées républicaines : la subversion communiste qui menace serait la conséquence inévitable des idées de 1793. Par crainte de concourir à la publicité de ces accusations, comme à celle des idées de Cabet, les réformistes se taisent. À partir de la fin de 1846, les milieux conservateurs développent, intensifient leur propagande anticommuniste partout sur le territoire français.

L'UTOPIQUE RÉALISATION D'ICARIE EN AMÉRIQUE APRÈS 1848.

Face à cette haine farouche contre ses doctrines, face au silence des réformistes dont il espérait le soutien, acculé dans une position sectaire qu'il n'a pas choisie, Cabet appelle les Icariens à émigrer en masse vers les États-Unis. Le 9 mai 1847, il leur écrit : « Persécutés comme Jésus et ses disciples par de nouveaux Pharisiens, retirons-nous comme eux dans le désert, dans une terre vierge, pure de toute souillure, qui nous offrira tous les trésors de sa fécondité. » C'est un appel à fuir la vieille Europe pour aller fonder Icarie là où le communisme ne fait encore peur à personne. Le mouvement icarien, désormais, se prépare à réaliser la communauté en Amérique. Le 3 février 1848, une première avant-garde quitte la France. Sa mission est de fonder une patrie pour les Icariens quelque part dans le nord du Texas. Rapidement, l'expédition tourne au désastre. Mal outillés, mal préparés, accablés par les fièvres, ces premiers pionniers doivent se replier, épuisés, vers la Nouvelle-Orléans. Entre octobre et décembre, des centaines de migrants, avec leurs familles, embarquent au Havre et à Bordeaux pour les rejoindre. Ils ont donné à la communauté tout ce qu'ils possédaient et croient partir pour Icarie déjà fondée. Quand ils arrivent à la Nouvelle-Orléans, la réalité est décevante. Certains demandent la liquidation de la communauté. En janvier 1849, Cabet rejoint ses disciples divisés. Avec ceux qui ne veulent pas renoncer, il fonde, deux mois plus tard, la communauté de Nauvoo dans l'Illinois : c'est une installation provisoire, une étape pour préparer l'implantation dans le désert, plus loin, plus tard. Ils sont alors 280, ils ont 60 000 francs en caisse, ils sauvent leur rêve, en partie du moins. Dès l'automne, de nouveaux départs sont organisés en Europe. Des renforts arrivent encore les années suivantes. En tout, ils sont près de 5000, Français, Espagnols, Allemands, à entreprendre le voyage en Icarie par groupes successifs, pendant une dizaine d'années.

À Nauvoo, pourtant, malgré le courage qu'elle peut inspirer, la foi s'épuise, la colonie végète : aux souffrances matérielles (incendies, inondations, sécheresse, le choléra surtout), à la pénurie chronique et grave de capitaux, s'ajoutent, plus pénibles, d'incessantes dissensions. Dès 1849, plus nettement à partir de 1853, un véritable parti d'opposition se forme contre Cabet. L'adhésion au communisme icarien est fondée sur une antipathie aiguë pour toute prétention à la confiscation du pouvoir : l'essai de vie en communauté des Icariens bute sur cette question. L'autorité morale que le fondateur d'Icarie prétend exercer sur les colons est tatillonne, tyrannique, insupportable. Il est vaincu par ses adversaires en mai 1856 : l'assemblée générale, institution souveraine dans la colonie, vote sa destitution de la présidence d'Icarie et sa mise en accusation pour détournement de fonds. Il doit quitter la communauté avec ses derniers partisans en août. En novembre, il quitte la ville de Nauvoo pour Saint-Louis où il meurt presque aussitôt. Ses amis de la minorité fondent une nouvelle communauté à Cheltenham, non loin de là ; elle est dissoute en 1864. En 1860, les membres de la majorité s'installent à Corning dans l'Iowa. Après une longue série de nouvelles vicissitudes, d'autres divisions encore, leur communauté, aussi résolument icarienne que celle de Cheltenham, est finalement dissoute en 1898. En France, à cette date, le nom de Cabet est oublié depuis longtemps. »

François Foum, Dictionnaire des utopies.



Les Chiens de garde




Photo :

lundi, décembre 19, 2011

La secte de Monsieur Freud





Dans son livre Crépuscule d'une idole, sous-titré L'affabulation freudienne, Michel Onfray s'en prend à une religion qui semble avoir encore de beaux jours devant elle. Cette religion, c'est la psychanalyse.

Le livre fut accueilli par « la haine d'un petit milieu et l'emballement du public » (Michel Onfray). Dans Apostille au Crépuscule, Michel Onfray écrit :

"Le problème est moins cette réception pathologique de mon livre que l'incapacité de mes détracteurs d'apporter un seul argument valable contre mon travail car, dans le flot d'articles, de commentaires ou de sites surgis à cette occasion, et il y en eut pléthore, on chercherait en vain une invalidation de telle ou telle thèse de mon livre. Par exemple :

1. Freud menteur.

2. Freud affabulateur, inventeur de « mythes scientifiques » et de « roman historique ».

3. Freud destructeur des traces de ses forfaits.

4. Freud cocaïnomane dépressif, errant doctrinalement et cliniquement pendant plus d'une décennie.

5. Freud à l'origine de la mort de son ami Fleischl-Marxow à cause d'erreurs répétées de prescriptions médicales.

6. Freud destructeur du visage d'Emma Eckstein avec l'aide de son ami Fliess.

7. Freud obsédé par l'onanisme.

8. Freud obnubilé par l'accouplement avec sa mère.

9. Freud extrapolant sa pathologie œdipienne à la planète entière.

10. Freud perpétuellement travaillé par le tropisme incestueux.

11. Freud couchant avec sa belle-sœur après avoir fait un point de doctrine de son renoncement à toute sexualité sous prétexte d'une sublimation dans la création de la psychanalyse.

12. Freud sacrifiant à l'occultisme et au spiritisme.

13. Freud pratiquant des rites de conjuration contre le mauvais sort.

14. Freud croyant à la télépathie.

15. Freud féru de numérologie.

16. Freud inventant des cas n'ayant jamais existé.

17. Freud romançant certains cas pour en faire des histoires convaincantes.

18. Freud mentant sur sa clinique.

19. Freud affirmant avoir guéri des patients qui ne l'ont jamais été.

20. Freud prenant 415 euros 2010 pour une séance et prescrivant une rencontre par jour.

21. Freud amassant une fortune en liquide échappant au fisc.

22. Freud théorisant l'« attention flottante », justifiant ainsi que le psychanalyste puisse dormir pendant les séances sans que l'analyse s'en trouve pour autant troublée.

23. Freud dormant pendant des séances, notamment avec Helen Deutsch.

24. Freud confiant à Ferenczi : « les patients, c'est de la racaille ».

25. Freud écrivant que sa psychanalyse soigne tout, et prescrivant tout de même en 1910 (!) l'intromission de sondes urétrales dans le pénis d'un homme afin de le guérir (!) de son goût pour la masturbation.

26. Freud écrivant à Binswanger que la psychanalyse est « un blanchiment de nègres », autrement dit, que son chamanisme ne fonctionne pas.

27. Freud ontologiquement homophobe.

28. Freud misogyne théorisant l'infériorité physiologique, donc ontologique, des femmes.

29. Freud très médiocre hypnotiseur.

30. Freud pratiquant la balnéothérapie ou l'électrothérapie.

31. Freud rédigeant une dédicace extrêmement élogieuse à Mussolini en 1933 en préface à Pourquoi la guerre ? (un livre qui développe des thèses en phase avec la doctrine du dictateur italien...).

32. Freud soutenant le régime austro-fasciste du chancelier Dollfuss en 1934.

33. Freud travaillant avec des émissaires de l'Institut Göring, dont Felix Boehm, pour assurer la pérennité de la psychanalyse dans le régime national-socialiste.

34. Freud manigançant l'exclusion du psychanalyste Wilhelm Reich, avec les mêmes émissaires de l'Institut Göring, pour cause de communisme.

35. Freud écrivant en pleine furie nazie que Moïse n'était pas juif et que les Juifs étaient des Égyptiens.

36. Freud avouant peu de temps avant la fin de sa vie qu'on «n'en finit jamais avec une revendication pulsionnelle », autrement dit: qu'on ne guérit jamais.

Ce Freud-là, donc, tous ceux qui m'ont traîné dans la boue en multipliant les attaques ad hominem n'en disent rien. Et pour cause, car le réquisitoire accablant brièvement résumé ci-dessus en trente-six thèses fait dans mon livre l'objet de longues argumentations étayées par des références et des citations dûment répertoriées.

La haine de mes contradicteurs dit assez combien j'ai mis dans le mille... Et, dans cette aventure, la plupart des analystes de Paris qui ont rempli les pages « opinions» des journaux (pendant qu'on refusait explicitement les articles positifs sur mon travail dans ces mêmes supports...) se sont fait un devoir de donner raison à Karl Kraus, l'auteur de cet aphorisme célèbre : «La psychanalyse est cette maladie dont elle prétend être le remède. » Combien, en effet, la haine de ceux-là prouve que la psychanalyse ne soigne pas les pathologies les plus lourdes ! Le petit gratin analytique parisien a prouvé de façon ridicule et pitoyable que Freud avait raison : la psychanalyse est bien un blanchiment de nègres — autrement dit une entreprise inefficace... Sinon : pourquoi tant de haine ?"


Michel Onfray, Apostille au Crépuscule.


Crépuscule d'une idole
L'affabulation freudienne






Dessins :

Le plan dirigé contre l’Esprit

La lutte pour la supériorité et les spéculations continuelles dans le monde des affaires créera une société démoralisée, égoïste et sans cœu...