jeudi, mars 08, 2012

La religion





Le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) estime stupéfiante la déclaration de François Fillon. Le Premier ministre avait proposé de revenir sur les traditions d'abattage rituel des animaux. 
Ce qui est stupéfiant, c'est que les religieux peuvent institutionnaliser impunément la cruauté envers les animaux dans un État laïque qui proscrit la souffrance animale.

L'égorgement rituel remonte à Abraham qui accepta de sacrifier son propre fils sur l'ordre de Dieu. Le revirement de « Dieu », qui envoya au dernier moment un mouton pour remplacer l'enfant, symbolise probablement une révolte contre la cruauté des prêtres qui furent contraints d'épargner les vies humaines et d'assouvir leur instinct sanguinaire sur les animaux. De nos jours, « le respect des religions » interdit de dénoncer la vieille barbarie religieuse qui est responsable de trop de souffrances.

Respecter les religions

Un sondage indique que 45% des Français pensent qu'il ne faut pas critiquer les religions. Pourquoi est-on passé du respect des personnes à celui de leurs croyances et de leurs manières de vivre ? Parce qu'à la différence de l'idéal des droits de l'homme qui fondait la valeur du respect sur l'égalité générale des individus, nous avons de plus en plus de mal à séparer une personne de ce par quoi elle se manifeste. Cette abstraction est pourtant indispensable pour assurer un véritable universalisme des valeurs (lequel ne fait pas acception des personnes) mais elle a été dénoncée comme une abstraction, justement, c'est-à-dire un oubli de l'humanité concrète.

Si, comme le soutiennent ceux qui voudraient le voir garanti par les codes, le respect des religions est un devoir impératif, alors l'athéisme et l'agnosticisme sont des transgressions flagrantes qu'il conviendrait de sanctionner. Mais la notion de respect des religions tombe dans cette évidente contradiction : toutes les religions actuelles sont elles-mêmes issues de religions antérieures qu'elles ont pour la plupart repoussées avec la plus grande sévérité : le bouddhisme (exception non-violente) fut au départ une branche dissidente du brahmanisme, le christianisme fut d'abord une secte juive, quant à l'islam, il constitua la plus formidable OPA symbolique de l'Histoire puisqu'il intégra une bonne partie du judaïsme (le Coran est décalqué de la Bible, Jérusalem, qui n'avait aucune espèce de relation avec le monde arabe, a été élevée au rang de troisième ville sainte de l'islam après La Mecque et Médine, etc.) et en même temps refoula le judaïsme par les moyens les plus radicaux (voir l'extermination par Mahomet de la tribu juive des Qurayza). S'il y eut des forces qui ont avec acharnement manqué de respect à l'égard des religions, ce sont les religions elles-mêmes : le Dhammapada manque de respect à l'endroit des Vedas, les Évangiles ne respectent pas la Thora, le Coran manque de respect envers la religion juive.

En fait, derrière ce beau mot de « respect » s'abritent tous les fanatismes et toutes les sottises qui croient avoir trouvé ainsi un paravent. Ainsi pensent-ils interdire tout examen, toute critique et même toute étude (demandez à un imam basique ce qu'il pense de l'étude philologique et historique du Coran et des hadith !).

Comme toutes les inventions humaines, mais plutôt plus que les arts et les sciences (qui ont déployé un génie autrement plus libre), les religions ne sont en soi dignes d'aucun respect. Dans ce chantage au religieux auquel nous sommes aujourd'hui presque tous pris, rappelons-nous l'esprit de Voltaire, la formidable leçon d'irrespect vis-à-vis des enfantillages qui devraient tous nous secouer d'un rire homérique (ah ! ces histoires de vierges au paradis qui attendent le martyr !) et surtout vis-à-vis de certaines pratiques qui devraient susciter notre inlassable indignation (lapidation des femmes — pas des hommes, nuance ! — adultères !).

Pour voir un peu plus clair dans le brouillard qui se lève, il conviendrait de commencer par faire la distinction entre le non-respect et l'irrespect, la simple absence de respect et l'attitude qui s'oppose explicitement à celle du respect. Si la religion fut source de sublime, en art particulièrement, elle fut aussi d'une insondable bêtise. Et ce n'est pas manquer de respect vis-à-vis d'une personne que de dénoncer l'ineptie de ses croyances. Bien à l'inverse : c'est faire preuve d'un respect autrement profond et sûr de lui que de pouvoir lui dire : un être libre comme toi, tu ne peux raisonnablement pas croire à de telles sornettes ! Et si tu cherches des compensations aux échecs que tu as subis dans ton existence, sache qu'il y a dans le trésor des civilisations des choses autrement belles et intelligentes auxquelles tu pourrais te raccrocher ! Seulement, voilà, nous n'avons plus de théorie de l'aliénation, et donc plus de théorie de l'aliénation religieuse. Ce n'est pas seulement Voltaire qui nous manque, Marx aussi nous manque.

L'avenir du religieux

Nietzsche s'exclamait : « Deux mille ans, et pas un seul nouveau dieu ! ». L'invention humaine en matière de religion semble en effet s'être tarie depuis Mahomet. Et si la phrase de Malraux s'avère juste «Le XXIe siècle sera religieux — variante : spirituel — ou ne sera pas ! », ce ne pourra être que sur le mode de l'inertie ou du pastiche.

En fait, la religion n'a aucun avenir : tous les développements des sciences, des techniques, et de l'économie vont en effet dans un sens qui ne peut être que directement contraire aux valeurs que le religieux estime fondamentales : le sacré, la transcendance, le mystère, l'âme, le salut...

Certes, bien des groupes seront tentés de brandir la religion (celle, imaginaire, de leurs pères) comme un étendard dans leurs luttes mais il ne s'agira que de signes vidés de leurs contenus, des fétiches creux comme ces slogans répétés par des générations de communistes alors même que le communisme n'était jamais entré dans les faits.

Le retour du religieux

Corollaire du lieu commun de l'avenir de la religion, celui du retour qui impliquerait pour le moins qu'il y a eu un moment d'éloignement ou de disparition. Il est vrai que la plupart des grands penseurs du XIXe siècle, d'Auguste Comte à Nietzsche en passant par Marx, eussent été fort étonnés devant le spectacle de ces millions de fidèles continuant à suivre, du moins en apparence, les préceptes des anciens dieux.

Seulement, en ce domaine comme dans les autres, il convient de se méfier des apparences. Ce n'est pas parce que l'on se dit chrétien qu'on l'est ; ce serait même plutôt mauvais signe pour le christianisme — au Moyen Âge où tout le monde était chrétien en Europe, personne évidemment ne se disait tel, tant la chose allait de soi. Ce n'est pas parce qu'un abruti se fait sauter le ventre bardé d'explosifs dans une rue après avoir fait sa prière et rasé ses couilles de près que son acte est à mettre au compte de la religion musulmane. Les despotismes d'Europe de l'Est, sous la coupe de Moscou, s'appelaient démocraties populaires d'abord parce qu'ils n'étaient pas démocratiques et ensuite parce qu'ils n'étaient pas populaires. Ne nous en laissons pas trop conter par ces protestations/professions de foi d'autant plus douteuses qu'ardentes, et d'autant plus ardentes que douteuses. Ce que l'on appelle le « retour du religieux » est une formation réactionnelle contre la fin du religieux qu'elle manifeste par là même. L'activisme des responsables musulmans vient d'abord du fait que des millions de musulmans d'Occident se laissent gagner à d'autres séductions que l'islam. La foi est soluble dans la consommation et l'érotisme, la liberté personnelle et l'égalité entre les hommes et les femmes — et c'est cela qui rend certains aussi enragés (inconsciemment ils savent que leur partie est déjà perdue : le voile ne sera pas l'avenir de la femme).

Il y a aujourd'hui en France trois fois plus d'athées que de musulmans mais tout se passe comme s'ils n'existaient pas : l'important, c'est de participer ! Tous les indicateurs du religieux — que ce soit la croyance en l'existence de Dieu, l'importance de la foi dans la vie quotidienne, la pratique de la prière, sont à la baisse. Ce n'est pas le déclin de la joie de vivre qui explique la disparition des fêtes comme on le croit volontiers, mais bien celui de la religion. Dieu est mort : le corps a remplacé l'âme et la santé, le salut. Plus aucune transcendance ne nous surplombe. Le peuple américain a beau se dire dans sa grande majorité croyant, la dimension religieuse ne joue plus dans son existence de rôle fondamental (aucun banquier américain chrétien n'a poussé sa foi jusqu'à accepter le remboursement d'un emprunt dans l'au-delà !). Religio, le mot latin qui a donné notre « religion » était l'attention scrupuleuse avec laquelle on fait quelque chose. Notre âge est sans religion en ce sens d'abord qu'il est sans attention scrupuleuse. Réduits à l'état de signes ou de fétiches, les dieux et les objets s'achètent et s'échangent dans ce marché global qui a imposé à l'ensemble de l'humanité son culte : la consommation. Un fond de sauce chrétien, une pincée de bouddhisme et un peu de cabale pour pimenter le tout. C'est amusant, folklorique, mais cela ne saurait constituer un retour du religieux. Ailleurs, si la religion était à ce point dominante, comme le dit, les hommes croiraient-ils autant au bonheur un peu partout dans le monde ?

Christian Godin, Petit lexique de la bêtise actuelle.



mercredi, mars 07, 2012

Résister





Un mot ambigu

Autant le dire d'entrée de jeu (encore qu'on s'en serait douté !), l'on ne résiste pas de la même manière aux intempéries, au fascisme ou à la gourmandise. Le mot a beau être le même, il engage des comportements différents. Certes, il s'agit toujours de se protéger, de dresser des barrières là où se profile une menace, mais la nature de celle-ci change évidemment le sens du combat. Dieu merci, à moins d'être névrosé, l'on se défend avec moins d'acharnement contre un chou à la crème que contre un ouragan. Dans le premier cas, l'on peut même éprouver un certain plaisir à céder, comme dans ces relations amoureuses où l'on résiste... jusqu'à un certain point ; tandis que dans l'autre, c'est notre vie, tout simplement, qui est en lice. Pas question donc d'accommodement avec l'ennemi, on luttera jusqu'à la limite de nos forces.

Car limite il y a. L'être humain ne résisterait pas s'il ne se savait limité et s'il n'avait conscience que ses frontières précisément sont vitales. Il est vrai qu'il s'en faut parfois de trois fois rien, quelques degrés de plus dans le désert, quelques heures encore sans boire, et l'horloge s'arrête. Tel est bien le fond du problème : parce que la machine biologique est fragile et porte sa propre fin inscrite en elle, résister est une nécessité. Plus même : un réflexe. Ce n'est que dans un deuxième temps que le réflexe se fera réflexion et tissera autour de l'ego tout un réseau de protections plus ou moins efficaces. Qu'est-ce que se loger, se vêtir, se nourrir, se soigner sinon se défendre au jour le jour ? rajouter aux mécanismes naturels de préservation de l'organisme ses propres dispositifs ? Prudence oblige. Mais surtout, jeté dans la jungle sociale, confronté à la concurrence sauvage des autres égoïsmes, chacun, dans ces conditions, va vite apprendre à se méfier des autres, à s'opposer à l'impérialisme de leurs désirs. D'abord moi ! Si, en temps ordinaire, les lois et les conventions morales masquent cette réalité, il n'en va plus de même dans un univers dominé par la rareté, où les plus faibles sont impitoyablement « sélectionnés » et condamnés à disparaître au profit des plus forts. Dès lors, tout devient possible, on se battra pour une cuillère de soupe. Primo Levi souligne bien à quel point Auschwitz a pu à cet égard constituer une « gigantesque expérience biologique et sociale » :

« Enfermez des milliers d'individus entre des barbelés, sans distinction d'âge, de condition sociale, d'origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins ; vous aurez là ce qu'il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d'expérimentation, pour déterminer ce qu'il y a d'inné et ce qu'il y a d'acquis dans le comportement de l'homme confronté à la lutte pour la vie... »

Résister, dans ce premier sens, c'est donc constituer un cordon sanitaire autour de la flamme fragile, éphémère, de l'existence tenir ferme, rester debout, selon l'étymologie même du mot (resistere, de stare : être debout). Préoccupation ni morale ni immorale, mais vitale, et que l'homme partage avec tout être vivant qui doit se défendre pour persévérer dans son être.

À cette différence près - majeure - que, dans le cas de l'homme, la conscience intervient et modifie l'enjeu. Ainsi, grossissant à plaisir les dangers, elle peut déformer la réalité et susciter en retour ces éternels inquiets qui ne voient que périls à leur porte. Qui n'a connu de ces personnes qui résistent farouchement à tout, qui disent toujours non (qui « râlent » toujours), quoi qu'il arrive, et se barricadent dans la forteresse inviolable de leur moi ? Une attitude qui prêterait volontiers à rire si elle ne portait en germe la peur de l'Autre et les pires aberrations qui en dérivent. Après tout, l'extrême droite, quand elle parle d'endiguer le flux de l'immigration, prétend également « résister »...

Heureusement la conscience peut aussi éclairer le chemin de celui qui résiste et lui permettre de dépasser la crainte. En ce sens, le sportif est déjà un « philosophe de la résistance », lui qui s'efforce en permanence de se connaître, de tester ses limites. Il veut voir jusqu'où il peut aller. Certes, il sait pertinemment qu'il ne pourra tenir que jusqu'à un certain seuil au-delà duquel son corps ne suivra plus, mais il met son orgueil et sa jouissance à reculer toujours plus loin ce seuil. À l'inverse du peureux qui résiste en écartant le danger, il n'hésitera pas à se porter au-devant des périls, voire, en certains cas, à tenter l'impossible, à provoquer l'Everest, à traverser le Pacifique à la rame... Oui, il défiera la mort. Au prix d'un paradoxe, puisque, en résistant pour résister, en essayant de réduire cet acte à son essence pure (au fait de tenir bon, de demeurer en vie), il sera conduit à risquer cette vie même...

Mais c'est que le problème s'est déplacé. Avec l'expérience, en effet, l'homme s'est avisé qu'il était aussi important de résister pour ce qui donnait du sens à sa vie que pour cette vie elle-même ; en d'autres termes, qu'une existence assujettie à la crainte perpétuelle de la mort ne méritait pas ce nom. Si bien que, rompant avec le règne animal, il est entré en quelque sorte en résistance contre lui-même : il ne s'est pas seulement battu contre la montagne ou la mer, mais contre son propre et égoïste désir de préserver d'abord et avant tout sa vie. Il a vaincu sa peur.

Résister, ce n'est donc pas seulement s'arc-bouter sur soi-même, sauver tant bien que mal ce qui peut l'être dans une volonté frileuse de ne rien changer, de tout garder avarement en l'état, mais c'est aussi, dans cette seconde acception du terme, être fort, endiguer le flux incontrôlé, irraisonné de ses pulsions. C'est en ce sens d'ailleurs qu'on parle de résister à la tentation, que ce soit à l'envie de fuir, de céder soudain à la panique, ou au contraire à celle, inverse, de ne pas fuir, de se laisser séduire, détourner, enjôler... Dans les deux cas, il s'agit bien de dominer ses émotions : de rester maître de la partie. Demeurer calme, serein, égal, constant. Toute la sagesse antique vise à cette recherche d'équilibre. Pour Épictète et les stoïciens notamment, l'homme libre est celui qui se refuse à suivre ses passions, qui se garde de toute illusion comme de tout désespoir et préfère prendre le monde tel qu'il est. Tant pis ! il se fera une raison, comme dit Jankélévitch, « volens milens, (il) ira où il lui est prescrit d'aller ». Sans doute dans l'état de la société de son temps peut-il difficilement espérer échapper à son sort. Toujours est-il qu'au lieu de se battre inutilement pour changer le cours des choses, il exercera son courage d'abord contre lui-même, il apprendra à « endurer », donnant ainsi au mot résister un sens passif diamétralement opposé au nôtre : celui d'une résignation supérieure, d'une acceptation souriante du destin.

« À chaque accident qui te survient, souviens-toi, en te repliant sur toi-même, de te demander quelle force tu possèdes pour en tirer usage. Si tu vois un bel homme ou une belle femme, tu trouveras une force contre leur séduction, la tempérance. S'il se présente une fatigue, tu trouveras l'endurance ; contre une injure, tu trouveras la patience. Et, si tu prends cette habitude, les idées ne t'emporteront pas. »
Épictète, Manuel, X

Pourtant ce « souci de soi », cette capacité à se contrôler et se dominer pleinement ne s'expliqueraient pas sans une échelle de valeurs à laquelle l'homme mesure son action. Pas de résistance (contre soi-même) sans idéal. C'est vrai à tous les sens du mot résistance : passif ou actif, ancien ou moderne. Ainsi, s'il ne voulait d'abord et avant tout être libre, détaché de toute contingence, par quel étrange masochisme, par quelle aberration, Épictète s'évertuerait-il à tenir à distance ses plaisirs ? Et, de même, s'ils n'étaient habités d'une certaine idée de la justice (ou d'une certaine vision de Dieu), comment Gandhi, comment Soljenitsyne ou Sakharov trouveraient-ils la force d'âme nécessaire pour soutenir leurs grèves de la faim, pour supporter « stoïquement » prison, exil, persécutions ?... En fait, il n'y a pas de mystère : nul ne s'expose volontairement à la souffrance sans quelque bonne et supérieure raison. Même celui qui se pique d'accomplir gratuitement, sportivement un exploit (pour la beauté du geste) le fait, on l'a vu, au nom de sa liberté, de sa dignité, et pour se prouver qu'il en est bien capable. En cela l'homme qu'on torture lui ressemble : lui aussi doit se dépasser, oublier sa douleur, lui aussi doit commencer par se vaincre lui-même, non pour le simple plaisir d'être maître de son destin mais parce que justement il se fait une trop haute conception de la liberté pour acheter la sienne au prix de celle des autres. Il tiendra donc... jusqu'à la mort ou - pire ! - jusqu'à ce que les mots coulent tout seuls de sa bouche. Car s'il est si difficile de résister, c'est qu'il est si facile, hélas, de céder... Le courage peut à tout instant s'effondrer : un moment de faiblesse, et tout est consommé. Accueillant solennellement Jean Moulin au Panthéon, Malraux a une pensée émue pour ceux qui, à la dernière minute, ont craqué, qui ont eu à la fois et la mort et la honte.

« ... entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé... . »

Résister, en un troisième sens, revient donc à défendre non plus simplement sa vie mais les valeurs sans lesquelles celle-ci ne mérite plus d'être vécue. Et puisque aussi bien ces valeurs sont communes à l'ensemble d'une société ou d'un groupe, l'homme qui résiste n'est plus seul mais solidaire d'une collectivité. Son acte est éminemment culturel et le relie à tous ceux qui partagent les mêmes conceptions que lui. C'est bien pourquoi, dans la chronique des peuples, les grands moments de résistance ont souvent été exaltés et ont tenu lieu de mythes fondateurs. Qui n'a à la mémoire ces figures hautes en couleur qui traversent, drapeau au vent, les pages de nos livres d'Histoire, depuis sainte Geneviève ou Jeanne d'Arc jusqu'à Bayard, Gambetta ou de Gaulle ?

En France d'ailleurs, l'on ne compte plus les films qui célèbrent la lutte contre l'occupant nazi, comme si, la guerre passée, le pays avait ressenti la nécessité de se forger une nouvelle identité autour de ces pages glorieuses écrites pourtant par quelques-uns seulement. À tel point même qu'aujourd'hui ce mot de résistance est inséparable de l'évocation de cette période et qu'il suscite immédiatement, pour qui le prononce, des images de sabotages, de complots, d'attentats, d'exécutions sommaires, bref, des images de violence qui laisseraient à penser que résister ne se conjugue jamais que les armes à la main. Or s'il s'est bien conjugué effectivement ainsi, il y a eu aussi alors bien d'autres façons de dire non, de refuser de coopérer avec l'ennemi, depuis le silence réprobateur jusqu'aux grèves ou aux manifestations sournoises ou ouvertes de désobéissance. Ici, comme dans toute guerre de libération, la lutte armée n'a pu se développer réellement avec de vraies chances de succès qu'au jour où un climat propice s'est créé autour d' elle.

Car résister, c'est aussi, c'est d'abord peut-être un état d'esprit. Une certaine manière de ne pas se soumettre : de ne pas entrer dans le jeu de l'ennemi. Oui, refuser d'être assujetti à un ordre dont on ne veut à aucun prix, voilà la pierre de touche de la résistance, celle dont sortiront un jour révolte, insurrection, émeute. À la vérité, l'esprit qui dit non est comme ces diables à ressort qu'on enfonce au fond des boîtes : à un moment donné, toujours, ils ressortent, ils reviennent vous tirer la langue. Parce qu'on ne met pas un feu follet en prison. On n'arrête pas Gavroche :

« On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez. (...) La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. (...) Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort... »

Une dernière balle pourtant le jette sur le pavé. Qu'importe ! il rebondit quand même, il quitte la vie sur une chanson :

« Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à... . »
Victor Hugo, Les Misérables.

En ce dernier sens, résister, c'est donc faire preuve d'esprit d'insoumission, savoir préserver vivaces, intactes au fond de soi ses forces de rébellion. Une exigence qui ne s'impose pas seulement en temps de guerre mais aussi, et peut-être d'abord, en temps de paix, lorsque « l'ennemi » se cache sous des dehors aimables, ressemble à Monsieur-Tout-Le-Monde... Alors, et alors surtout, il convient de ne pas être dupe, de garder ce regard dur, critique, décapant qui est gage de vérité. Être lucide. C'est la tâche de chacun bien évidemment, mais c'est aussi, en particulier, celle du philosophe qui se doit d'être vigilant, de dénoncer les mauvaises herbes qui produisent les monstres en pointant les failles, les vides, les étranges oublis qui courent sous les belles théories et les discours trop lisses... Démonter les machines, déconstruire, détricoter les sens qui nous traversent : il y a chez des penseurs comme Foucault, Deleuze, Derrida davantage que le simple désir de savoir, la volonté passionnée de désenchanter le monde, de mettre à nu ses rouages, ses structures, ses modes de fonctionnement, en mobilisant, au besoin, toutes les ressources du style. Car il faut que ce savoir devienne contagieux. Il faut que les écailles tombent des yeux...

Pourtant les idéologies ne sont pas seules en cause. Il y a aussi tout ce bruit, tout ce tapage, médiatique et autre, dans lequel l'homme contemporain est plongé et contre lequel, confusément, il ressent la nécessité de résister pour sauver son intériorité. Mais résister comment ? contre quoi ? contre qui ? Cet ennemi-là est partout et nulle part, il a aussi bien mille visages ou aucun. Emporté à toute vitesse dans un univers factice de sons, d'images, de paroles, saturé d'informations, épuisé de commentaires, notre homme a l'impression de n'être plus que le spectateur impuissant de sa propre impuissance. Comme si les événements glissaient, « surfaient » sur lui sans laisser aucune trace...

Or c'est de traces précisément dont il a le plus besoin : de traces, d'empreintes, de marques. Face à ce monde trop lisse qui se dérobe à sa prise, il éprouve le désir de renouer le contact, de regarder les choses de nouveau, comme enfant, de ce regard vierge, naïf, émerveillé qui ne connaît pas déjà son objet, mais le découvre, l'invente... Oui, il rêve de retrouver le chemin de sa sensibilité. Alors, poussé par ce désir, il entre dans un musée, il pousse la porte d'une salle de concert, il ouvre un livre. Car il y a ainsi, fragiles, humbles, anodins presque, plantés au milieu de notre quotidien, des Venise hors du temps : des îlots de silence où le tumulte du monde cesse un instant pour laisser pénétrer le plein jour de la vie. L'on y vient visiter ceux qui, depuis longtemps, ont choisi de « résister »...

Gérald Cahen, Résister.

Résister
Le prix du refus

mardi, mars 06, 2012

Le pouvoir des rites





Quelques jours avant de décéder d'un myélome, Jean-marc  m'a demandé de venir à l'hôpital afin de procéder à un rituel tibétain et de m'associer à un chaman pour repousser la mort annoncée trop brutalement par un médecin. Ne pouvant se résigner à mourir après plus de six année de lutte contre la terrible maladie, mon ami avait rejeté son athéisme viscéral pour s'accrocher aux croyances les plus archaïques de l'humanité. Avait-il tort ?

« Milan Ryzl, auteur de livres de parapsychologie, relate une série d'expériences télépathiques où l'émetteur essaya de transmettre des accès d'émotion. Quand l'émetteur se concentrait sur l'angoisse de la suffocation, évoquant d'affreuses crises d'asthme, le receveur, à plusieurs kilomètres, souffrait d'un intense accès d'étouffement. Quand l'émetteur se concentrait sur des émotions lugubres et prenait un sédatif, le receveur manifestait la réaction d'EEG appropriée et se mettait à ressentir de violents maux de tête ainsi qu'un état de nausée qui durait des heures. Voilà qui jette une lumière entièrement neuve sur la vieille notion de magie noire. Il ne fait aucun doute qu'une personne qui croit avoir été ensorcelée peut se rendre malade et même mourir par le pouvoir de sa pensée ; pourtant, ces nouveaux travaux donnent à croire qu'il n'est pas nécessaire d'avoir soi-même les pensées destructrices. Quelqu'un d'autre peut les imaginer et les diriger vers nous.

William Seabrook vécut des années parmi le peuple malinké de l'ancienne Afrique occidentale française et nous parle d'un chasseur belge qui maltraitait et tuait ses porteurs locaux jusqu'au jour où, se faisant eux-mêmes justice, ils lui firent jeter un sort par un sorcier. Dans une clairière de la jungle, les Noirs disposèrent un cadavre d'homme réquisitionné dans un village proche, lui passèrent une des chemises du Belge, mêlèrent à ses cheveux quelques cheveux de celui-ci, fixèrent à ses doigts des rognures d'ongles en provenant et rebaptisèrent le corps du nom du chasseur. Autour de cet objet d'envoûtement, ils psalmodièrent et jouèrent du tam-tam, concentrant leur haine malveillante sur l'homme blanc qui se trouvait à des kilomètres. Un certain nombre de ses employés, jouant l'amitié, eurent soin de mettre le Belge au courant de tous ces agissements et ce jusqu'à sa mort. Il ne tarda pas à tomber malade et mourut en effet, apparemment d'autosuggestion. Pour des phénomènes de cet ordre, l'explication admise est qu'une croyance inconsciente en les pouvoirs du sort, même s'il n'a pas été jeté en réalité, peut tuer. Mais la découverte de ce qui semble être une maladie transmise par télépathie donne à soupçonner que la cérémonie elle-même pourrait bien avoir de l'importance. La frénésie de haine autour du cadavre, dans la jungle, avait certainement eu un effet hypnotique sur les participants, ce qui produisait exactement les conditions que l'on sait aujourd'hui nécessaires à la création d'un état télépathique, la « poupée de cire », dans ce cas, ne servant peut-être que de point de rassemblement à des émotions qui exerçaient par elles-mêmes leur action nocive à distance.

On peut considérer dans cette optique, et par hypothèse, tous les accessoires de la magie comme des objets sur quoi, de même que sur l'autel à l'église, l'attention peut être concentrée et autour de quoi l'émotion peut être suscitée. Les sorts qui provoquent l'inhibition sexuelle, la possession, la paralysie et toutes formes de dépérissement reposent indubitablement pour une grande part sur la suggestion. Beaucoup fonctionnent parce que les sorciers croient posséder ces pouvoirs et parce que leurs victimes les croient capables de les utiliser ; cependant, la possibilité d'une action directe sur une personne ignorante ne saurait être négligée.

Il n'y a guère de doute que les procédés de magie rituelle de toute espèce peuvent provoquer des hallucinations. Richard Cavendish décrit le magicien en train de se préparer à l'action par « abstinence et manque de sommeil, ou par la boisson, les drogues et la sexualité. Il inhale des vapeurs capables d'affecter son cerveau et ses sens. Il exécute des rites mystérieux qui font appel aux niveaux les plus profonds, les plus affectifs et les plus irraisonnés de son esprit et il s'enivre davantage encore par le meurtre d'un animal, la blessure d'un être humain ou, dans certains cas, l'approche et l'accomplissement de l'orgasme ». Ce qui inclut à peu près toutes les émotions connues de l'homme. Guère étonnant qu'après tout cela lui et son entourage aient des visions et évoquent de terrifiants démons personnels.

Un complément fréquent à l'art du sorcier et du magicien, c'est un philtre apprêté avec soin en vue d'un effet particulier. Les sorciers étaient des empoisonneurs notoires — les noms bibliques aussi bien qu'italiens pour les désigner se réfèrent spécifiquement à ce talent —, et les poisons préparés se révélaient sans aucun doute efficaces, mais on admet en général que les rites complexes employés pour la réunion et le mélange des ingrédients ne constituaient que des embellissements superstitieux et inutiles. Cela pourrait bien être inexact. Il existe une tradition ancienne d'après quoi on peut préparer à partir du gui un remède contre le cancer, mais que son efficacité dépend entièrement du moment où la plante est cueillie. Un institut suisse de recherche sur le cancer en a récemment fait l'épreuve en effectuant soixante-dix mille expériences sur des parties de la plante cueillies à une heure d'intervalle, de jour et de nuit. On a mesuré le degré d'acidité, analysé les éléments constitutifs, essayé l'effet de toutes les préparations sur des souris blanches. On n'a pas encore découvert un traitement pour le cancer, mais ce que l'on a constaté, c'est que les propriétés de la plante étaient radicalement affectées non seulement par l'heure locale et les conditions météorologiques, mais par des facteurs extraterrestres comme la phase lunaire et la survenue d'une éclipse. Rien ne reste pareil d'un instant à l'autre. L'orientaliste De Lubicz a décrit une drogue qui opérait de façon presque miraculeuse si on la préparait conformément au rituel égyptien traditionnel, mais qui, préparée de n'importe quelle autre manière, était un poison. Le moment, l'endroit et la façon dont quelque chose est accompli importent en réalité beaucoup.

Il n'y a pas tant d'années que la médecine orthodoxe rejetait complètement les causes psychosomatiques. Les choses ont aujourd'hui changé ; cependant, j'ai l'impression que dans la nouveauté de notre enthousiasme pour les phénomènes psychosomatiques, nous risquons d'aller trop loin et de leur attribuer tout ce pour quoi nous ne pouvons découvrir une autre explication raisonnable. Notre avenir est dans l'esprit et dans la compréhension que nous en aurons ; néanmoins, les rituels et les cérémonies complexes qui autrefois entouraient les pratiques occultes associées aux pouvoirs de l'esprit pourraient nous surprendre et se révéler avoir des effets directs de leur cru. Matière, esprit et magie sont tout un dans le cosmos. »

Lyall Watson

Dans certains cas, les rites peuvent êtres efficaces. Toutefois, rappelle René Guénon, « on ne saurait trop se méfier, à cet égard plus encore peut-être qu’à tout autre point de vue, de tout appel au «subconscient», à l’«instinct», à l’«intuition» infra-rationnelle, voire même à une «force vitale» plus ou moins mal définie, en un mot à toutes ces choses vagues et obscures que tendent à exalter la philosophie et la psychologie nouvelles et qui conduisent plus ou moins directement à une prise de contact avec les états inférieurs. À plus forte raison doit-on se garder avec une extrême vigilance (car ce dont il s’agit ne sait que trop bien prendre les déguisements les plus insidieux) de tout ce qui induit l’être à «se fondre», nous dirions plus volontiers et plus exactement à «se confondre» ou même à «se dissoudre» dans une sorte de «conscience cosmique» exclusive de toute «transcendance», donc de toute spiritualité effective ; c’est là l’ultime conséquence de toutes les erreurs antimétaphysiques que désignent, sous leur aspect plus spécialement philosophique, des termes comme ceux de «panthéisme», d’«immanentisme» et de «naturalisme», toutes choses d’ailleurs étroitement connexes, conséquence devant laquelle certains reculeraient assurément s’ils pouvaient savoir vraiment de quoi ils parlent ».


Site de Jean-Marc  

Source de l'illustration :

dimanche, mars 04, 2012

Cankahneries dominicales





Spiritualisme

Le spiritualiste est rarement spirituel. Il peut en revanche développer une pratique solidement matérialiste. Cela ne doit en rien occulter la beauté et la luminosité irradiantes qui caractérisent la façon dont certains vivent cette idéologie fausse.

Luc Ferry

Philosophe élégant. A développé une critique forte et lucide de La Pensée 68, mais il n'a pas osé aller au-delà de cette démystification, et s'est peu à peu laissé engluer, puis engloutir, par l'establishment qui l'avait à la bonne. Sa fascination pour le beau monde l'a empêché d'élucider ce qu'était en train de devenir le monde.

Amoral

Priorité donnée à l'efficacité concrète sur la vertu abstraite. Caractéristique d'une politique rationnelle en système capitaliste pur. Ne pas confondre avec immoral.

Jean-François Kahn


Amoralité et prix du carburant en quelques dessins




Radio-Vipères



Source de la photo :
Regard de Shinzo http://regardeshinzo.blogspot.com/, blog consacré à la photographie d'art. 

samedi, mars 03, 2012

Michel Onfray, nouveau BHL ?





Jean-Pierre Garnier n'aime pas Michel Onfray qu'il qualifie de « philosophe pour tête de gondole de supermarché », d'« anarchiste renégat », de « nain de la pensée », de « mystificateur »...

Dans le numéro du Monde diplomatique de mars 2012, Jean-Pierre Garnier dit tout le mal qu'il pense de Michel Onfray et de son livre L'ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus. « Pour qui souhaite connaître la pensée d’Albert Camus, écrit Jean-pierre Garnier, il suffira de lire son œuvre. A défaut d’être toujours profonde, elle a le mérite de la clarté. A cet égard, l’ouvrage que Michel Onfray vient de lui consacrer n’est d’aucune utilité. En revanche, pour qui s’intéresserait à la vision du monde et surtout de lui-même de ce philosophe à succès, la lecture de cette somme est indispensable. »

La critique du freudisme par Michel Onfray, exposée dans ce blog, est-elle fondée ? (La secte de monsieur Freud)

Élisabeth Roudinesco, directrice de recherches à l'université de Paris-VII considère que le livre de Michel Onfray, Le Crépuscule d'une idole, L'affabulation freudienne, comporte de nombreuses erreurs. Elle écrit :

« Dans un brûlot truffé d'erreurs et traversé de rumeurs, Michel Onfray, qui ignore tout des travaux produits depuis quarante ans par les historiens de Freud et de la psychanalyse, se présente comme un psychobiographe de Freud, seul capable de décrypter certaines légendes dorées pourtant invalidées depuis des décennies. S'attachant à percer de prétendues vérités qui auraient été dissimulées par la société occidentale — elle-même dominée par la dictature freudienne et par ses « milices » —, il regarde les Juifs, inventeurs d'un monothéisme mortifère, comme les précurseurs des régimes totalitaires, peint Freud en tyran domestique soumettant toutes les femmes de sa maisonnée à ses caprices et en abuseur sexuel de sa belle-sœur : homophobe, phallocrate, faussaire, avide d'argent, n'hésitant pas à faire payer une séance d'analyse l'équivalent de 450 euros. Chiffre sans fondement sérieux avancé lors d'une émission de télévision et repris par de nombreux médias.

Il décrit le savant viennois comme un admirateur de Mussolini, complice du régime hitlérien (par sa théorisation de la pulsion de mort), et fait de la psychanalyse une science fondée sur l'équivalence du bourreau et de la victime. Tout en se déclarant freudo-marxiste — alors qu'il se veut antifreudien et adepte de Proudhon, et donc ni marxiste ni freudien —, il réhabilite le discours de l'extrême droite française avec lequel (sans le savoir) il entretient une certaine communauté de pensée. De telles positions ne relèvent plus du nécessaire débat intellectuel sur la question de Freud et du statut de la psychanalyse. Car à force d'inventer des faits qui n'existent pas et de fabriquer des révélations qui n'en sont pas, l'auteur de cette charge favorise la prolifération des rumeurs les plus extravagantes: c'est ainsi que des médias ont annoncé, avant même la parution de l'ouvrage, que Freud avait séjourné à Berlin durant l'entre-deux-guerres, qu'il avait été le médecin de Hitler et de Göring, l'ami personnel de Mussolini et un formidable abuseur de femmes. La rumeur aidant, on apprendra bientôt qu'il battait sa gouvernante, sodomisait ses animaux domestiques ou faisait rôtir les petits enfants.

Quand on sait que huit millions de personnes en France sont traités par des thérapies qui dérivent de la psychanalyse, on voit bien qu'une telle démarche s'apparente à une volonté de nuire. Elle ne pourra, à terme, que soulever l'indignation de tous ceux qui — psychiatres, psychanalystes, psychologues, psychothérapeutes — apportent une aide indispensable à ceux qui sont autant frappés par la misère économique — les enfants en détresse, les fous, les immigrés, les pauvres — que par cette souffrance psychique que mettent au jour tous les collectifs de spécialistes. »

Il est certain que Michel Onfray irrite beaucoup de personnes. Cette irritation est nettement perceptible dans le portrait qu'Élisabeth Roudinesco fait du philosophe :

« Fondateur d'une université populaire à Caen, titulaire d'un doctorat de troisième cycle (ancien régime), Michel Onfray est connu pour avoir rassemblé autour de lui un vaste public qui adhère à ses propos comme à une entreprise de rénovation du discours philosophique.

Convaincu que l'Université française et l'École républicaine sont autant de lieux de perdition dans lesquels des professeurs assènent à des enfants soumis des vérités officielles, Onfray a entrepris une révision de l'histoire des savoirs dits « officiels ». Il se veut libertaire, d'extrême gauche, adepte de Proudhon contre Marx, antifreudien, antimarxiste (et non pas freudo-marxiste) et se proclame le défenseur du peuple exploité par le capitalisme. Aussi a-t-il été pendant un temps proche du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), avant d'appeler à voter pour le Front de gauche aux dernières élections régionales.

Depuis plusieurs années, il a entrepris de populariser une «contre-histoire de la philosophie », qui prétend lever les refoulements sur des savoirs qui auraient été censurés par les professeurs, par le pape, par les prêtres. Aussi a-t-il mis au point une méthodologie qui s'appuie sur le principe de la préfiguration : tout est déjà dans tout avant même la survenue d'un événement.

En vertu de cette méthodologie, qui rencontre un vrai succès populaire auprès d'un public fasciné par ce qu'il perçoit comme un appel à une insurrection des consciences, Onfray a pu affirmer qu'Emmanuel Kant, philosophe allemand des Lumières, n'était qu'un précurseur d'Adolf Eichmann — l'organisateur de la « Solution finale », qui se voulait kantien —, que les trois monothéismes (judaïsme, christianisme, islam) sont en eux-mêmes des entreprises meurtrières, que l'évangéliste Jean est l'ancêtre de Hitler, que Jésus pré-figure Hiroshima, et qu'enfin le monde musulman est fasciste.

À l'origine de cette sombre affaire, les Juifs, fondateurs du premier monothéisme — c'est-à-dire d'une religion sanguinaire axée sur la pulsion de mort —, seraient donc, selon Onfray, les responsables de tous les malheurs de l'Occident, les véritables «inventeurs de la guerre sainte» : « Car le monothéisme tient pour la pulsion de mort, il chérit la mort, il jouit de la mort, il est fasciné par la mort, il est fasciné par elle [...]. De l'épée sanguinaire des Juifs exterminant les Cananéens à l'usage d'avions de ligne comme de bombes volantes à New York, en passant par le largage de charges atomiques à Hiroshima et Nagasaki, tout se fait au nom de Dieu, béni par lui mais surtout béni par ceux qui s'en réclament» (Traité d'athéologie, p. 201, 212, 228, etc.).

À cette humanité monothéiste (juive, chrétienne, musulmane) vouée à la haine et à la destruction, Onfray oppose une humanité athéologique, soucieuse de l'avènement d'un monde hygiéniste, paradisiaque, hédoniste: celle qui serait orchestrée par un dieu solaire et païen, entièrement investi par la pulsion de vie et dont lui, Onfray, serait le représentant avec pour mission d'inculquer à ses disciples la meilleure manière de jouir de leur corps et du corps de leurs voisins : par la masturbation. Bien qu'il semble ignorer les travaux de référence sur la question, et en particulier le livre de Thomas Laqueur, Onfray se montre bien décidé à faire du pénis l'objet d'un culte phallique et volcanique hérité des anciens dieux de la Grèce, lesquels, en tant que présocratiques, seraient les précurseurs de Nietzsche. Que Nietzsche ait effectué un grand retour aux présocratiques ne fait pourtant pas de ceux-ci un précurseur de celui-là.

Au fil d'un enseignement fortement médiatisé, Onfray a réussi à convaincre un large public que les représentants de ce dieu païen, célébrant les vertus de la foudre, des comètes et des orages, n'ont jamais fait la guerre à quiconque et sont des pacifistes admirables. Dans cette Grèce vertueuse du bocage de Basse-Normandie, inventée par Onfray, Homère n'existe pas, ni la guerre de Troie, ni Ulysse, ni Achille, ni Zeus, ni Ouranos, ni les Titans, ni la tragédie...

Onfray raconte qu'il a été, dans son enfance, la victime de méchants prêtres « salésiens », dont certains étaient pédophiles (Le Crépuscule, p. 15) et qui ont fait de lui ce qu'il est devenu. Rebelle en émoi, hanté par le complot œdipien qui se serait abattu sur lui, il affirme que son père, « malheureux employé de laiterie », aurait été une victime permanente tout au long d'un drame ayant pour toile de fond le « marché de la sous-préfecture d'Argentan » (p. 15). Sa mère avait été elle-même abandonnée dans un cageot à sa naissance et elle en avait conçu une détestation de son propre fils, explique-t-il, au point de le frapper et de lui prédire qu'il finirait sa vie sous l'échafaud: «Sans jamais avoir tué père (et surtout) mère, ni visé une carrière de bandit de grand chemin, encore moins envisagé l'art de l'égorgeur, je me voyais mal sous le couteau de la veuve. Ma mère si !»

Pour se venger de la détestation qui l'habite et dont il ne cesse de parler, il a donc décidé de s'en prendre à celui qu'il considère comme le responsable de tous les complots contre le père: Sigmund Freud, dont on sait qu'il fut adoré par sa mère. Onfray l'avait admiré autrefois au point de lire quelques-uns de ses ouvrages, dès son enfance, et en se masturbant, comme il le dit lui-même, puis d'inclure sa glorieuse histoire dans celle de l'athéologie (Traité, p. 265). Mais voilà que, depuis sa conversion quasiment mystique à l'antifreudisme radical, Onfray a entrepris de dénoncer le complotisme freudien qui consiste, selon lui, à promouvoir la haine des pères et l'adoration des mères pour mieux les séduire sexuellement: telle est à ses yeux l'essence de la psychanalyse, pur et simple récit autobiographique de ce fondateur dépravé dont il «n'avait pas prémédité l'assassinat »

Et du coup il tente, contre Freud, héritier du judéo-christianisme, de réhabiliter la figure maltraitée du père: un père solaire, flamboyant et phallique. Mais il n'aime les pères qu'à condition... qu'ils ne soient jamais pères.

Fervent adepte du célibat, Onfray ne cesse ainsi d'affirmer son refus de la paternité: «Les stériles volontaires aiment autant les enfants, voire plus, que les reproducteurs prolifiques [...]. Qui trouve le réel assez désirable pour initier son fils ou sa fille à l'inéluctabilité de la mort, à la fausseté des relations entre les hommes, à l'intérêt qui mène le monde, à l'obligation du travail salarié? [...] Il faudrait appeler amour cet art de transmettre pareilles vilenies à la chair de sa chair ? »

Élisabeth Roudinesco, Mais pourquoi tant de haine ?



Mais pourquoi tant de haine ?



vendredi, mars 02, 2012

Guernica & Indignados





La contemplation de Guernica, célèbre tableau de Picasso, a insufflé une énergie nouvelle à Tony Gatlif pour réaliser son film Indignados.

Guernica

Malgré l'anarchisme humanitaire de son œuvre de jeunesse, Picasso, jusqu'en 1936, ne semble guère avoir eu de préoccupations politiques. Comme le dit Kahnweiler dans les Entretiens : « Picasso était l'homme le plus apolitique que j'aie connu. Je me souviens qu'autrefois, il y a très longtemps, lui ayant demandé : « Au point de vue politique, qu'est-ce que vous êtes ? » il m'a répondu : « Je suis royaliste. En Espagne, il y a un roi, je suis royaliste. » Cet apolitisme lui fut parfois reproché à une époque où « l'engagement » paraissait inévitable à la plupart des intellectuels et des artistes. Georges Hugnet peut bien écrire en 1935 : « Picasso sait, nous savons que nous serions parmi les premières victimes du fascisme, de l'hitlérisme français, celui-ci ne nous sous-estime pas. Picasso continue, et c'est pourquoi nous l'admirons tout d'abord, à frapper les grands coups de la violence. Son comportement, la dignité imperturbablement agressive de son œuvre... font de lui à proprement parler un homme authentiquement révolutionnaire. » Mais il s'agit ici de révolution au sens poétique, surréaliste du terme, non de celle qu'attend l'intelligentsia progressiste qui, même lorsqu'elle n'est pas victime de l'esthétique stalinienne, ne conçoit plus guère l'art qu'au service du peuple et de la liberté. « On a dit en U.R.S.S. de l'œuvre de Picasso, écrit Zervos en 1935, qu'elle constituait la dernière étape des manifestations de l'art bourgeois... Force est à l'artiste de tenir l'art pour un jeu supérieur de l'esprit où se joue tout ce qu'il y a de frémissant et de sublime en lui... Obnubilés par l'idée politique, les intellectuels militants voient en cette attitude de Picasso une volonté de destruction et de négation, et, ce qui est pis, une résignation devant la destinée humaine... Ils y voient un narcissisme esthétique qui se refuse à servir la révolution. »

Mais, dit Zervos, « son œuvre n'est-elle pas l'image de la cruauté qui régit de nos jours la condition humaine? ». L'argument n'était sans doute pas de nature à convaincre les « intellectuels militants » et moins encore ces lignes assez embarrassées où, pour défendre l'œuvre de Picasso, Zervos déclare « qu'elle prépare pour l'avenir la conception très élargie du social, intégré dans le moral et le spirituel, par là même une œuvre vivace, digne de l'homme, à l'échelle du nouvel esprit qui sortira peut-être du conflit social et psychologique actuel ». Sans doute on ne peut dire de Picasso « qu'il a moins conscience du social parce qu'il cherche des conquêtes sur l'inconscient » mais les « conquêtes sur l'inconscient » paraissent en 1936 un problème fort secondaire et c'est le soulèvement franquiste, la guerre d'Espagne, qui vont amener Picasso à sortir de « son narcissisme esthétique », et à donner, pour quelque temps, à son œuvre une tournure épique. A quel point il est demeuré espagnol, on peut le comprendre par la violence et la soudaineté de ses réactions devant la tragédie qui déchire son pays. « Ce n'étaient pas les événements eux-mêmes qui se passaient en Espagne qui ont éveillé Picasso, écrit Gertrude Stein, mais le fait qu'ils se passaient en Espagne ; il avait perdu l'Espagne et voilà que l'Espagne n'était pas perdue, elle existait : l'existence de l'Espagne a réveillé Picasso, il existait lui aussi. » Picasso soutient avec ardeur la cause des républicains, vend plusieurs de ses tableaux à leur profit, accepte le poste de directeur du musée du Prado. En janvier 1937, il grave deux planches, accompagnées d'un poème : Sueño y Mentira de Franco (« Songe et Mensonge de Franco ») où le dictateur espagnol nous est présenté comme une sorte de « Malbrough s'en va-t-en guerre » dont les aventures sont racontées dans des dessins rectangulaires qui font penser à une bande dessinée. Nous retrouvons dans ces gravures le cheval éventré, le taureau des « Minotauromachies », nous voyons apparaître les corps disloqués, les hurlements d'agonie des femmes de Guernica et le don caricatural de Picasso ne s'est peut-être jamais manifesté de façon aussi immédiate, presque journalistique, que dans l'image obscène et répugnante qu'il nous a laissée de Franco lui-même. Notons, comme un signe de l'extrême liberté de l'iconographie de l'artiste, que c'est le taureau qui est ici le justicier, et apparaît même comme un symbole rustique, tranquille et puissant, de l'héroïsme du peuple espagnol.

Au début de 1937, Picasso avait accepté la commande d'une grande composition destinée à décorer le pavillon espagnol de l'Exposition universelle de Paris. Les républicains espagnols souhaitaient évidemment que cette composition fût une œuvre engagée, politiquement efficace, à l'exemple du Deux Mai de Goya, comme le dit José Bergamin dans un article qui sonne un peu comme une mise en demeure : « Je considère la peinture de Picasso jusqu'à ce jour comme une introduction de son œuvre future. Je considère Picasso comme le véritable peintre espagnol, indépendant et révolutionnaire, de l'avenir. D'un avenir immédiat qui nous l'offre comme le peintre actuel de l'avenir le plus fécond... Comme notre peuple espagnol qui tient aujourd'hui entre ses mains l'avenir de l'homme... Notre actuelle guerre de l'indépendance donnera à Picasso, comme l'autre l'avait donnée à Goya, la plénitude consciente de son génie pictural, poétique, créateur. » En fait, Picasso a été assez long à se mettre au travail et les œuvres qu'il exécute pendant les premiers mois de l'année ne manifestent aucune intention politique ni même aucune inquiétude particulière : portraits de Dora Maar, scènes de plage d'une curieuse géométrie surréaliste, natures mortes « à la bougie », « au pichet », « au compotier », presque toutes assez frustes et d'une grande sérénité malgré, parfois, la présence d'un objet insolite, comme dans la Nature morte à la sculpture nègre. Seul le motif de la Cage d'oiseaux trahit un certain malaise, bien que Picasso n'atteigne pas ici au naturalisme monumental, à l'humour endiablé de certaines des eaux-fortes destinées à illustrer l'Histoire naturelle de Buffon. Mais en janvier 1937, Picasso peint encore la Femme assise, qui est un des portraits les plus tendres et les plus gais que ses compagnes lui aient inspirés.

Le grand tableau, qui allait devenir l’œuvre la plus célèbre de Picasso, n'est donc pas né d'une élaboration rationnelle ni d'un changement d'humeur ou d'orientation artistique, comme La Danse et Les Demoiselles d'Avignon. Ce n'est pas davantage, malgré sa complexité, une œuvre à programme, mais une image, presque un instantané, née de la réaction de l'artiste à un des épisodes les plus dramatiques et cruels de la guerre civile. Image autour de laquelle se sont cristallisés quantité de thèmes et de motifs apparus depuis quelques années dans son œuvre. Le 26 avril 1937, des avions allemands bombardaient et incendiaient la petite ville basque de Guernica. L'émotion fut d'autant plus grande que Guernica ne présentait aucun intérêt stratégique et que les victimes se trouvèrent toutes parmi la population civile. « Avec une atroce férocité et une minutie scientifique, écrit le 29 avril le correspondant du New York Times, les bombes incendiaires et explosives des avions Heinckel et Junker ont anéanti le centre de la culture et de la tradition politique basques. » « Le bombardement, pouvait-on lire dans le Times du même jour, de cette ville ouverte qui se trouvait loin derrière les lignes a duré exactement trois heures un quart, pendant lesquelles une puissante escadrille d'avions allemands de bombardement et de chasse n'a cessé de déverser sur la ville des bombes pesant près de cinq cents kilos et plus de trois mille projectiles incendiaires. Les avions de chasse se sont lancés autour de la ville pour mitrailler ceux de ses habitants qui s'étaient réfugiés dans les champs. Tout Guernica fut bientôt en flammes à l'exception de la Casa de Juntas, qui contient les archives du peuple basque, et du fameux chêne de Guernica où jadis les rois d'Espagne juraient de respecter les droits démocratiques de la Biscaye en échange du serment d'allégeance que leur rendaient ses habitants » Le passé de Guernica donna à sa destruction la valeur d'un symbole politique, d'un symbole moral aussi, tant les agresseurs mirent de cruauté gratuite à s'acharner sur la population qui fuyait l'incendie. « Nous nous trouvions en ville, écrit une des rescapées, lorsque le bombardement commença. Pour fuir, nous avons essayé de gagner les hauteurs qui contournent Guernica. Les avions qui tournoyaient à faible altitude mitraillaient les issues et épuisaient leurs bombes sur les petits groupes de rescapés qui s'égaillaient dans la campagne. Les fermes isolées où cherchaient à s'abriter les fugitifs ont été systématiquement bombardées. A 19 heures, Guernica n'était plus qu'une immense torche qui flambait au crépuscule. »

Le 1er mai, Picasso dessina les premières études pour Guernica. L'esquisse générale de la composition, datée du 9 mai, est reportée le 11 mai sur la toile qui comprendra huit états successifs et sera achevée au début de juin. Picasso a conservé et daté l'ensemble des études et des esquisses et les divers états du tableau nous sont connus par des photographies que prit Dora Maar dans l'atelier de la rue des Grands-Augustins, où il fut réalisé.

André Fermigier

A voir à la piscine de Roubeix, du 18 février au 20 mai, l'exposition photographique Picasso à travers l'objectif de David Douglas.


Indignados


1er mars 2012, les Basques chassent le marout*.




* « Les brahmanes disent que lorsque Shiva (la Providence, le Destin) veut rabaisser une nation, une caste, ou une famille régnante, il place à la tête de cette nation, caste ou famille, un marout qui en deviendra le chef ou l'épouse du chef. Ne possédant par nature qu'une âme pourrie, cet être hybride contaminera les hautes sphères de la société par exemple, ou les arts ou la religion, et le déclin deviendra inéluctable si des hommes n'extirpent pas le marout. »
Jean Louis Bernard


jeudi, mars 01, 2012

Le Karma





Réseau Parental Europe m'informe que http://www.aiiap.org, site espagnol de lutte contre les manipulations mentales, a mis en ligne les témoignages de deux victimes du bouddhisme tibétain.

Dans les deux cas, la doctrine du karma est utilisée pour abuser les adeptes des centres bouddhistes incriminés : Sakya Tashi Ling du Garraf en Catalogne, connu pour ses CD de mantras, et La Nouvelle Tradition Kadampa.

Le karma

« Le nirvana reste dans l'ensemble un concept trop vague pour la plupart des pratiquants, un but lointain qu'on ne mentionne que pour la forme, un cadre absolu qui sert surtout à relativiser l'existence et à la mettre en perspective. L'acte (karma), ou plus exactement la rétribution des actes, fournit un concept beaucoup plus opératoire, car il permet d'expliquer les structures de ce monde et de l'autre, les inégalités sociales et le destin individuel. Sans remettre en question la hiérarchie sociale, il autorise à espérer une amélioration de la destinée individuelle en cette vie ou dans les suivantes. Mais il fonde aussi la morale, et renforce toutes les idéologies de domination : on naît pauvre ou esclave parce qu'on le mérite, il n'y a plus de raisons de se révolter, mieux vaut chercher à se réformer soi-même dans l'espoir d'une renaissance heureuse. L'accumulation des mérites, le bon karma, permet bien sûr d'espérer la délivrance finale, et tel est le but avoué de la pratique bouddhique. Mais dans la réalité, on en attend surtout l'amélioration de l'existence présente ou future, les honneurs et la richesse si l'on est laïc, l'obtention de pouvoirs spirituels ou magiques si l'on est moine et ambitieux.

Le karma a aussi servi, dans une certaine mesure, à « désenchanter le monde » en y introduisant une rationalité inexorable. Dura lex, sed lex. Cette loi d'airain vaut mieux, à tout prendre, que les redoutables caprices des dieux et des démons des mythologies archaïques. Rien n'est plus effrayant que l'inconnu, et un au-delà infernal, mais bien connu, humanisé malgré ses tortures inhumaines, peut paraître dans le fond préférable à l'angoisse d'un vague monde des ombres comme le Sheol juif, l'Hadès grec ou l'ancien yomi no kuni japonais. L'enfer chrétien, quant à lui, a hérité nombre de ses motifs des enfers bouddhiques. […]

Dans le « subitisme » Chan, on voit apparaître une tendance à nier, non seulement tout acte qui entraînerait rétribution, mais la pertinence de la loi karmique elle-même. Le maître Chan Linji représente sans doute l'exemple le plus radical de cette réinterprétation :

« Vous dites de toutes parts qu'il y a des pratiques à cultiver, des fruits à éprouver. Ne vous y trompez pas ! S'il y a quelque chose à obtenir par la culture, tout cela relève de l'acte, qui fait naître et mourir. Vous dites que vous cultivez toutes ensemble les dix mille pratiques des Six Perfections : je ne vois là que fabrication d'actes. Chercher le Bouddha, chercher la Loi : autant d'actes fabricateurs d'enfer. Chercher le Bodhisattva, c'est aussi fabriquer de l'acte. Ou encore lire les Textes, lire l'Enseignement — fabrication d'actes. Les Bouddha et les maîtres-patriarches sont gens sans affaires. Adeptes, il n'y a pas de travail dans le bouddhisme. Le tout est de se tenir dans l'ordinaire, et sans affaires : chier et pisser, se vêtir et manger... Soyez votre propre maître où que vous soyez, et « sur-le-champ vous serez vrais ». Les objets qui viennent à vous ne pourront vous détourner. Il n'est pas jusqu'à vos imprégnations antérieures, et aux cinq péchés entraînant damnation immédiate, qui ne vous deviennent alors océan de délivrance. »

Tous les maîtres Chan, et à plus forte raison les autres bouddhistes chinois, ne partageaient cependant pas le radicalisme de Linji, et beaucoup le jugeaient dangereux, dans la mesure où il remettait en cause la discipline monastique et les œuvres méritoires. »
Bernard Faure, Bouddhismes, philosophies et religions.

De nos jours, toutes les écoles bouddhistes, même celles qui prétendent transmettre l'enseignement de Linji, recommandent la pratique d'actes méritoires afin de capitaliser du bon karma. Donner son argent et ses biens au gourou est considéré comme l'œuvre méritoire par excellence qui procurera le bonheur... dans une autre vie.


mercredi, février 29, 2012

Mondialisation & démocratie





Le candidat socialiste à la présidentielle, François Hollande, lance un appel au patriotisme des riches pour qu'ils contribuent eux aussi à l'effort de redressement de la France. Les personnes qui gagnent plus d'un million d'euros par an seront taxés à hauteur de 75 % si les socialistes parviennent au pouvoir.

Mais le patriotisme, le civisme, l'altruisme... ne seraient pas des vertus de riches. Selon une étude réalisée aux États-Unis et au Canada et publiée dans la Revue de l'Académie nationale des Sciences (PNAS), les personnes issues des classes les plus aisées ont davantage tendance à enfreindre les règles, à chaparder ou à mentir dans le but de s'enrichir encore plus.


L'histoire et les réalités d'aujourd'hui nous apprennent que les riches et les privilégiés de toutes les sociétés ont, fondamentalement, peu d'attachement au principe d'égalité. Les membres des classes supérieures, une fois leur position dans le monde assurée, se montrent bien trop prêts à retirer l'échelle pour empêcher leurs inférieurs d'accéder à leur niveau. Pour la plupart, ils se satisferaient d'un monde dans lequel seraient préservés des avantages pouvant être transmis à leur descendance.

On peut donc raisonnablement avancer que la flamme de l'égalité, et donc celle de la démocratie, doit être entretenue par la vaste majorité de la population qui n'appartient pas aux classes supérieures. Le mouvement vers l'égalité et la démocratie vient surtout d'en bas, pas d'en haut. 


Sous ce jour, quelles sont les perspectives de l'égalité et de la démocratie dans un monde globalisé, s'appuyant sur une technologie avancée, et dans lequel une poignée d'États ont beaucoup plus de pouvoir — militaire, économique, politique et culturel — que tous les autres réunis ? 


À l'avenir, la démocratie dépendra autant des luttes sociales que lors de son développement passé. La démocratie n'est jamais immobile, ce n'est pas un monument en l'honneur de gloires passées et de déclarations retentissantes. Soit elle avance, soit elle recule, et ses partisans ne pourront jamais cesser de défendre leurs actions ou leurs idées. 


Paradoxalement, les obstacles sur le chemin de la démocratie et les conditions de son avancée relèvent d'aspects contradictoires des mêmes problèmes. Certaines des grandes interrogations de notre époque qui détermineront la force de la démocratie sont les écarts de richesse et de revenus, pas seulement entre tel ou tel pays, mais entre les pays avancés et ceux du reste du monde : accéder à une éducation de qualité pour toute la population ; bénéficier de services de santé universels, obtenir un emploi qui soit protégé, lutter contre la marginalisation selon l'ethnie, la race, le sexe, les choix sexuels et la religion ; endiguer la guerre et prévenir la diffusion d'aunes encore plus meurtrières ; ouvrir les frontières pour permettre l'émigration là où le développement économique oblige les populations à se déplacer ; enfin, sauvegarder l'environnement, par exemple en arrêtant de détruire les autres espèces de manière incontrôlée. 


Chacune de ces questions est un défi pour les démocrates, non seulement pour se servir du meilleur de leurs propres traditions nationales, mais pour trouver les moyens d'établir des cultures démocratiques capables de dépasser les frontières. En même temps, ces questions érigent des barrières vertigineuses sur le chemin de la démocratie, tout simplement parce qu'elles seront susceptibles de se traduire (et se traduiront) en séries de mesures préservant les avantages des privilégiés — particuliers, pays ou cultures — au moyen de l'exclusion et de la marginalisation de grands pans de la population, et sur certains problèmes, de la majorité de l'espèce humaine.

L'histoire montre que les mouvements politiques autoritaires particulièrement puissants sont capables de mobiliser des millions de personnes pour agir et résoudre des problèmes de base au moyen de programmes qui sont l'antithèse absolue de la démocratie. Dans les années 1930, le fascisme et le nazisme ont démontré que les tergiversations des démocrates et leur incapacité à prendre à bras-le-corps les problèmes urgents, comme le chômage de masse ou la pauvreté, ont laissé le loisir d'agir à d'autres. Et les solutions autoritaires peuvent entraîner, outre la liquidation des droits démocratiques, l'incarcération de milliers de personnes et, dans les cas extrêmes, l'assassinat de millions d'êtres humains. 


La vitalité de la démocratie dépendra de la manière dont les partis et les mouvements politiques relèveront le défi. Pas seulement sur les problèmes socio-économiques et environnementaux qui ravagent notre monde, mais aussi sur les campagnes menées par les intolérants qui utiliseront ces problématiques pour défendre de fausses solutions basées sur la haine et la désignation de boucs émissaires. Aujourd'hui les démocrates constatent que des murs de haine s'élèvent à perte de vue, sous la double forme du sentiment anti-immigrés et du fondamentalisme religieux. 


Dans le quart de siècle qui vient de s'écouler, les partis démocratiques de toutes tendances en Europe et en Amérique du Nord ne sont absolument pas parvenus à résorber l'écart croissant entre les ressources d'un petit segment de la population qui s'est énormément enrichi et celles de la vaste majorité des habitants des pays avancés, et plus encore, au niveau mondial, de toute l'humanité. Des partis de centre droit comme les chrétiens-démocrates allemands jusqu'aux démocrates américains ou aux socialistes français, aucun n'a réussi à arrêter la course d'une économie de marché mondialisée vers une inégalité de plus en plus prononcée.

L'inégalité, entre autres problématiques — et non des moindres —, s'est révélée une question brûlante en septembre et octobre 2008, quand a surgi la crise financière mondiale la plus grave depuis la grande dépression qui avait commencé en 1929. Des institutions financières ont implosé, des bourses se sont effondrées, des marchés de crédit ont cessé de fonctionner et des gouvernements ont été obligés de renflouer les banques et autres institutions financières au prix de centaines de milliards de dollars. Dans certains cas, notamment au Royaume-Uni, le gouvernement a nationalisé des banques. Le système de marché que le monde connaissait depuis trente ans a sombré dans le chaos. Les gouvernements sont entrés dans la danse, en espérant que leurs interventions, concertées et de grande ampleur, relanceraient l'économie. Le ressentiment et la peur ont assailli les nations du monde entier, lorsque des dizaines de millions de personnes se sont considérées comme trahies par leurs dirigeants économiques et politiques.

La grande colère des exclus du progrès peut ouvrir la porte à une démocratie renforcée, mais, dans le même temps, apporter de l'huile au moulin de ceux qui élaborent des mensonges en soutenant que le monde est mené par tel ou tel groupe religieux ou ethnique que l'on peut isoler et attaquer. Dans la doctrine nazie, le monde était mené par les financiers juifs qui avaient poignardé l'Allemagne dans le dos lors de la Première Guerre mondiale.

Aujourd'hui, le monde regorge de nouvelles théories à usage discriminatoire : en Europe, on a peur des immigrés musulmans et de leurs descendants ; aux États-Unis, des immigrants hispaniques ; et dans bien des parties du monde, on redoute la propagande des religieux fondamentalistes, qui cherche à accuser de tous les maux les adeptes des autres religions. Ce sont ces formes de haine qu'on peut utiliser pour expliquer que les immigrants retirent leur travail aux Français, que les nouveaux arrivants sapent le niveau de vie des Américains de classe moyenne ou que Dieu a un plan divin pour les croyants d'une foi particulière, que les desseins des autres religions ne doivent pas contrarier.

Au moment où la démocratie, confrontée à des obstacles sérieux, décline dans de nombreux endroits de la planète, des mouvements qui veulent la défendre ont vu le jour ces dernières années. Les menaces qui pèsent sur la démocratie ne doivent pas être sous-estimées, mais à l'inverse il ne faudrait pas négliger les forces qui la sou-tiennent et la répandent. C'est une nouvelle politique qui est en train de naître sur la planète, venant d'origines très variées : des progressistes aux sociaux-démocrates, socialistes, humanistes, environnementalistes, croyants non fondamentalistes, féministes, syndicalistes, activistes urbains ou s'opposant à la misère, étudiants et écrivains. Elle est nécessairement diverse, pluraliste et démocratique. Ses origines philosophiques sont aussi anciennes que contemporaines. Dans chaque pays, cette politique planétaire prend une forme spécifique, venue de conditions et de cultures particulières.

Pour les démocrates, le grand défi est de revigorer la démocratie aux niveaux local et national, en défendant des projets qui, pour la première fois dans l'histoire, soient de l'intérêt de tous, partout. L'objectif doit être planétaire. Mais alors que les entreprises ont conçu des plans dépouillant les États-nations de leurs pouvoirs, le projet démocratique doit rendre le vrai pouvoir aux nations afin qu'elles puissent élaborer leurs plans sociaux, diriger leurs propres économies et se comporter comme les intendants de leur portion de planète.

Ce type de projet peut sembler nourri de paradoxes et de contradictions, certes. Il prend le contre-pied, en grande partie, de ce qui a déterminé les perspectives de la planète dans les trois dernières décennies, pendant la phase dite de mondialisation, qui a en effet nettement resserré les liens des personnes et des nations. Mais ces liens étaient basés sur une amplification du pouvoir de quelques-uns aux dépens de celui du plus grand nombre, sur toutes sortes de sujets. À tel point que nous pouvons en tirer une conclusion : la mondialisation a bel et bien paralysé la démocratie à un degré inquiétant.

James Laxer, La démocratie





La démocratie 

Les Occidentaux sont attachés aux modèles démocratiques qui les gouvernent. Mais peut-on parler de démocratie lorsque les décisions réelles sont prises par ceux qui détiennent le capital et que les droits de certaines minorités ne sont pas pris en compte ?

Car la démocratie, James Laxer le démontre, c'est beaucoup plus qu'un simple bulletin de vote dans l'urne... Un essai clair et engagé pour mieux comprendre le fonctionnement des systèmes politiques.






29 février 2012, journée de lutte contre l'austérité.

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